SOCIÉTÉ

Des compagnies font des millions dans le business du caca et refusent de payer l’État

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Jedco vient en tête de liste, selon un employé de la Dinepa

Le caca rapporte gros. Douze compagnies partagent les bénéfices de son ramassage dans la zone métropolitaine, selon un document interne de la Direction nationale de l’eau potable et de l’assainissement. Cependant, la plupart d’entre elles accumulent des dettes et refusent de payer pour son traitement. Simultanément, des camions donnés à la Dinepa pour servir la communauté se retrouveraient entre les mains de compagnies privées.

Pour une commune comme Carrefour, par exemple, Jedco réclame un frais d’inspection de 2 000 gourdes et la somme de 20 000 gourdes pour chaque camion de 9 m3 sorti d’une fosse septique. De son côté, Sanco exige 18 000 gourdes par camion. Ce, après une évaluation de la fosse qui coute 2 000 gourdes. Quant à Boucard Pest Control, ses services coutent 24 500 gourdes par camion de 9m3. Cette compagnie réclame 575 gourdes comme frais d’inspection.

Une fois ramassée, la « matière noire », issue des latrines et fosses septiques est transportée dans la seule station de traitement de Dinepa située à Morne à Cabri. La loi fait exigence de traiter le caca avant son évacuation pour protéger l’environnement, notamment.

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Les entreprises doivent verser des frais de 310 gourdes par m3 de déchets traités à la station de Morne à Cabri, selon la directrice de l’assainissement à la Dinepa, Edwige Petit. Cela signifie que les compagnies qui gagnent plus de 20 000 gourdes pour débarrasser une maison d’un camion de 9m3 de déchets paient uniquement 2 790 gourdes pour traiter ces 9m3 de matière.

Pourtant, sur les douze entreprises utilisant la station de traitement, seulement quatre ont des dettes ne dépassant pas trois mois. Certaines compagnies cumulent des dettes jusque sur trois ans, révèle Edwige Petit qui n’entend pas citer de noms.

D’après le responsable de la station de Morne à Cabri, Ricky Constant, Jedco occupe la tête de liste avec une dette comprise entre 8 et 10 millions de gourdes. Contactée, la réception de Jedco a promis de mettre Ayibopost en lien avec un responsable pour avoir leurs réactions. Cet article est publié après multiples tentatives de prises de contact non abouties. Il sera mis à jour si Jedco répond aux sollicitations.

La station risque la fermeture

Selon Ricky Constant, à côté de Médecins sans Frontières et de l’Hôpital St-Luc qui apportent eux-mêmes la vidange de leurs fosses septiques au centre de traitement, les meilleurs payeurs sont : Boucard Pest Control qui n’a aucune dette et 509 Sanitations, Cean-Rite et Kean-X S.A qui enregistrent des dettes ne dépassant pas 100 000 gourdes.

« Techniquement, si la station de Morne à Cabri continue à opérer dans son état actuel, sans aucune maintenance, elle peut cabrer et ne plus fonctionner dans peu de temps encore », rapporte la directrice de l’assainissement à la Dinepa.

Alors que certaines compagnies refusent de payer pour le traitement des déchets, tout indique que le secteur se porte bien. « Nous ne faisons face à aucun manque de demande », confie le responsable de la direction des fosses septiques à Boucard Pest Control, Marc Sarlane.

À l’opposé, la Dinepa qui devrait recevoir et traiter ces matières parle d’une baisse considérable dans la demande. « Les activités au niveau de la station de traitement chutent tellement, que l’institution se trouve en difficulté pour payer les employés qui font la maintenance de l’espace », révèle Edwige Petit qui précise que « contre 250 m3 par jour au cours de l’année 2013, la station passe aujourd’hui à environ 160 m3 quotidiennement ».

Où sont alors passés les cacas de la ville de Port-au-Prince ?

Outre les trois millions d’Haïtiens n’ayant pas accès aux toilettes, les « bayakou » qui laissent des sacs de matières fécales dans les canaux, les compagnies privées aussi se sont mises à polluer l’environnement explique un ancien haut cadre de la Dinepa, requérant l’anonymat pour pouvoir discuter de la pratique, sans crainte de représailles. Il raconte qu’une bonne quantité des matières fécales confiées aux compagnies privées se retrouvent jetées dans la nature, juste pour échapper aux frais de 310 gourdes par m3 exigés par Dinepa.

Le responsable de la station de Morne à Cabri, Ricky Constant, confirme cette information. « Lorsque, par surplus de dettes, la DINEPA sanctionne une compagnie, elle peut recourir à ce genre de pratique, explique Constant. Le plus souvent, continue-t-il, ce sont les chauffeurs qui, participant à une vidange clandestinement, jettent la matière dans la nature pour ne pas avoir affaire aux factures de l’office régional de l’eau potable et de l’assainissement ouest qui gère le site. »

Une pratique connue

En 2017, un camion d’une compagnie de vidange a été surpris en flagrant délit en train de verser de la matière fécale sur un terrain dans la zone de Titanyen. Contactée, la compagnie n’était même pas au courant de cette vidange, soutient Ricky Constant.

Un ancien employé de la direction de marketing de l’une des compagnies du secteur indique que jeter les eaux usées en pleine nature est une pratique très répandue dans le milieu. Les impacts environnementaux et de santé publique occasionnés sont catastrophiques.

Ayibopost a contacté et envoyé un questionnaire sur le problème au responsable de la direction de Cadre de vie et assainissement du Ministère de l’Environnement, Evans Louis. Après une semaine d’attente sans réponse, l’article est publié avec possibilité de le modifier s’il répond.

En 2020, environ trois millions d’Haïtiens, soit près de 37 % de la population, n’ont pas accès à des latrines. En 2014, l’Office de coordination des Affaires humanitaires en Haïti (OCHA) avait indiqué que plus de 50 % des deux millions de personnes que comptait la zone métropolitaine de Port-au-Prince n’ont pas accès à des toilettes. Du coup, ces derniers font leurs besoins physiologiques à l’air libre.

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La plupart des citoyens qui ont accès aux toilettes recourent périodiquement aux services des « bayakou » ou font appel aux compagnies de vidange des fosses septiques. Une douzaine de ces entreprises opèrent à Port-au-Prince, selon un document de Dinepa. Ce sont : Golsa, Hec, Jedco, Sanco, Cean-Rite, Kean-X S.A, Saraneco, Boucard Pest Control, Ekla-Services, Fnct, 509 -Sanitations, Jumanex et Sanah.

La Dinepa a été créée à la fin de l’année 2009. Pour qu’elle puisse traiter les eaux usées des toilettes mobiles et latrines des 1 500 000 déplacés qui vivaient dans les camps de la zone métropolitaine après le séisme et pour lutter contre l’épidémie de choléra qui faisait rage dans le pays, le Bureau des Nations unies pour les services d’appui aux projets (UNOPS), a financé la construction de deux stations de traitement des eaux usées de la capitale à partir d’octobre 2010.

L’une se trouve dans la zone de Titanyen à l’entrée de Cabaret et l’autre, au pied du morne à cabri à Thomazeau. Les travaux de construction de celle de Titanyen ont été arrêtés en 2011, bien avant sa mise en fonction en raison d’un problème terrien. Aujourd’hui, la seule station existant à Morne à Cabri fonctionne au ralenti.

Finalement, « grès kochon an paka kwit kochon an », lance Edwige Petit qui rapporte que «  la station peut être fermée à tout moment », puisque les employés peinent à recevoir leurs salaires par manque de fonds.

Des camions non utilisés

Pour aider la Dinepa à renforcer son volet « assainissement », l’UNOPS l’a aussi muni de 29 camions de vidanges. À côté des entreprises privées qui devaient utiliser ces stations de traitement, la Dinepa devait investir les quartiers populaires de Port-au-Prince, récupérer les excrétas des latrines publiques et les traiter dans ses centres.

Edwide Petit dévoile que la Dinepa a choisi de ne pas utiliser ces camions pour vider les fosses septiques de la capitale « pour ne pas entrer en concurrence avec les compagnies privées » à qui l’État compte laisser le champ libre dans le nettoyage des fosses et le transport de la matière jusqu’au centre de traitement.

Ainsi, la Dinepa ne déploie ses camions qu’en cas d’urgence humanitaire. Selon la directrice, des 29 camions octroyés par l’Unops, six sont encore fonctionnels, treize sont en réparation et les dix autres sont irrécupérables. Ils sont utilisés pour fournir des pièces de rechange.

« Certains camions sont vendus à des compagnies privées et les autres sont utilisés pour fournir des pièces de rechange à ces mêmes compagnies privées », indique l’ancien directeur de la Dinepa qui requiert l’anonymat.

La directrice Edwige Petit dément cette information. Elle dit que la Dinepa se prépare réellement à lancer un appel d’offres afin d’établir « un partenariat public privé » avec des compagnies privées, souhaitant utiliser la flotte de camions donnés par l’Unops.

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Dans l’attente de cette source de revenus, la Dinepa doit augmenter ses recettes afin de continuer à opérer la station du Morne à Cabri.

Pour fluidifier les rapports entre l’institution et les compagnies privées, Edwige Petit pense que la législation devrait évoluer. Les lois datant de 1954 nécessitent d’être révisées afin « de contraindre les compagnies à payer la Dinepa et assumer leur responsabilité pour éviter un problème de santé publique dans le pays ».

Pour favoriser l’assainissement dans les différentes régions du territoire national, la Dinepa projette d’ouvrir d’autres centres de traitement des eaux usées, mais se questionne déjà sur leur capacité à se soutenir financièrement.

Car si dans la capitale où il ne manque pas de « matières », les compagnies privées refusent de payer leurs dettes et vont jusqu’à vider leurs camions de matières fécales en pleine nature, que se passera-t-il dans des villes de province où il y a moins de concentration et du coup moins de demandes ?

Samuel Celiné

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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