Les ouvriers se plaignent que le salaire minimum actuel ne leur permet pas de joindre les deux bouts, surtout à cause de l’inflation qui ne fait qu’augmenter
Sur la route de l’aéroport, une foule composée majoritairement de femmes, suivie d’un char musical, défile en direction du Carrefour de l’Aéroport. Une voiture de police les suit de près. La foule scande : « 1500 gourdes, salaire minimum ». Il est 8 h du matin, le 17 février 2022.
Une serviette dans une main, son téléphone tenu fermement dans l’autre, Stacy Pierre avance d’un pas résolu, et crie avec la foule. Elle travaille à la Société nationale des parcs industriels où elle confectionne des cols de t-shirts.
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Pierre ne sait pas combien elle en fait dans une journée. Mais elle sait qu’elle en fait assez pour avoir constamment mal au talon gauche, et l’index de la main droite qui tremble de temps en temps.
« Je travaille ici depuis huit ans, et cela a toujours été une galère pour trouver un bon ajustement de salaire. Depuis 2019, je suis payée 500 gourdes la journée, mais je n’arrive pas à en vivre. Les choses ont changé. C’est plus dur de se nourrir, de se vêtir, de payer son loyer », se plaint-elle.
Alors, Stacy Pierre foule le macadam, aux côtés d’hommes et de femmes qui réclament l’augmentation de ce salaire.
Face à cette mobilisation, le gouvernement d’Ariel Henry, quoique n’étant pas légalement habilité à le faire, a décrété un ajustement dudit salaire minimum. Il passait ainsi de 500 à 685 gourdes pour les employés de la sous-traitance.
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Pas assez, estiment les ouvriers. Une nouvelle manifestation a eu lieu le mercredi 23 février. Elle s’est soldée par la mort d’un journaliste, alors que deux autres en sont sortis blessés.
En fonction de l’inflation
Les ouvriers se plaignent que le salaire minimum actuel ne leur permet pas de joindre les deux bouts, surtout à cause de l’inflation qui ne fait qu’augmenter. Dans le Code du travail, il est prévu des ajustements de salaire minimum d’au moins 10 %, par rapport au taux d’inflation. Ce taux est actuellement de 25 %.
Mais, cette disposition du Code du travail n’est pas respectée. Le Conseil supérieur des salaires, composé de l’État, des syndicats et du patronat, ne se réunit pas régulièrement, alors que l’ajustement des salaires est de sa responsabilité.
Selon l’économiste Thomas Lalime, l’État a les moyens de réduire cette hausse généralisée des prix des produits de consommation. « Le prix de certains produits a augmenté, car tout un tronçon de la route nationale menant à la capitale est bloqué », fait-il remarquer.
L’inflation fait diminuer le pouvoir d’achat des consommateurs, les ouvriers y compris. « Le salaire minimum devrait aussi être accompagné d’une couverture sociale répondant aux besoins des gens », croit aussi Lalime.
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L’économiste souligne qu’une augmentation du salaire minimum des travailleurs du textile devrait être suivie d’une augmentation du salaire minimum des autres secteurs d’activités, car ils ne fonctionnent pas en vase clos.
Un salaire chétif
Entre l’augmentation des frais de transport en commun, et la situation sécuritaire précaire, J. JB ne sait plus où donner de la tête.
Il a bouclé quatre années d’études en droit et travaille depuis deux ans dans une usine du parc industriel. Avant, J. JB était contractuel dans une ONG. Mais travailler à l’usine est tellement chronophage qu’il n’a pas le temps de se concentrer sur autre chose.
« Je dois être au travail dès 7 heures et j’habite loin, à Canaan. Je rentre tard chez moi. Je n’ai le temps de rien faire ; je ne peux même pas travailler sur mon mémoire. Je gagne une misère que je dépense en frais de transport. Je travaille, mais je suis tout le temps fauché. »
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Comme J. JB, Pierre Richard Michel se plaint d’une part de l’insécurité à Canaan, où il habite, et d’autre part des loyers trop élevés pour ce qu’il gagne à l’usine. Le jeune homme d’une trentaine d’années n’a donc pas les moyens de s’installer ailleurs.
Conséquences sociales
Les usines de sous-traitance bénéficient de deux lois, Hope et Help, votées au Congrès américain, qui exonèrent de taxes douanières des produits venant d’Haïti, qui rentrent aux États-Unis.
Mais les ouvriers du textile semblent ne pas bénéficier des retombées de ces avantages. Le sociologue James Darbouze pense que l’absence d’un système de protection sociale explique que les personnes des classes les plus défavorisées soient les principales à souffrir.
« Tous les indicateurs montrent que les conditions de vie se sont détériorées dans le pays, et à titre de comparaison, en 2019, les syndicats des travailleurs se battaient pour obtenir 1000 gourdes de salaire minimum là où aujourd’hui ils se battent pour avoir 1500 », affirme le sociologue.
Les femmes sont encore plus vulnérables, et elles sont nombreuses dans la sous-traitance. La majorité des foyers en Haïti sont monoparentaux, sans père de famille.
Eddy Lucien, chercheur qui a travaillé sur les zones franches, souligne que les transmissions morales qui passent du parent à l’enfant ont tendance à se perdre, dans les familles où les parents travaillent à l’usine.
« Une mère qui quitte la maison avant son enfant et rentre bien tard après lui n’a pas le temps de le voir, de l’éduquer, dit-il. Parfois c’est à peine s’ils se connaissent. »
La réalité sociale n’est pas négligeable dans la réflexion sur le salaire minimum. De manière fictive, il existe des plafonds et des planchers salariaux qui sont des indicateurs de la classe sociale de ceux qui perçoivent ce salaire, d’après Philippe Volmar, spécialiste en droit du travail.
L’état de l’économie haïtienne ne permet pas qu’il y ait d’effet domino dans l’augmentation du salaire minimum. Pour cela, pense l’avocat, il est difficile, voire impossible, que les ouvriers obtiennent les 1 500 gourdes demandées.
« Un salaire allant jusqu’à 25 000 gourdes est un indicateur de la classe sociale d’une personne. Au-dessus jusqu’à 50 000, 60 000 gourdes, c’est un autre indicateur. Faire passer le salaire dans le textile à 1 500 gourdes équivaut à un salaire d’environ 37 000 gourdes. Ça ne poserait pas de problème si les autres salaires subissaient aussi un ajustement, mais la situation économique actuelle ne le permet pas », analyse Philippe Volmar.
Ajustements ratés
Avant cette récente série de manifestations, le dernier ajustement avait eu lieu en 2019. Il avait été fixé à 500 gourdes pour les ouvriers du textile. Selon Dominique Saint-Éloi, coordonnateur général de la coordination nationale des ouvriers haïtiens (CNOHA), cette augmentation minime avait été contestée à l’époque.
Le salaire de 400 gourdes qui était en vigueur avant 2019 a été le résultat d’une bataille acharnée menée par Steven Benoit, alors député de Pétion-Ville. L’ancien parlementaire explique que l’administration du feu président Jovenel Moïse est en grande partie à blâmer pour la mobilisation actuelle.
Jovenel Moïse avait décidé de gérer le pays seul, en rendant ineffectif le parlement. Or, les parlementaires ont le pouvoir de convoquer les membres du Conseil supérieur des salaires.
« Trois mois avant la fin de l’année fiscale le conseil supérieur des salaires doit se réunir, explique l’ancien sénateur de l’Ouest, Steven Benoit. De cette rencontre, il doit en résulter des recommandations pour le président de la République sur le salaire minimum. Un parlement aurait pu réunir le conseil pour statuer sur le problème. »
Depuis, le CSS ne s’est pas réuni une seule fois, alors que la crise économique et sociale n’a fait que se détériorer, influant par la même occasion sur le taux d’inflation qui est aujourd’hui de 25 %.
Ainsi, selon Dominique St-Eloi, les ouvriers ont décidé de manifester, pour se faire entendre.
« Nous avons écrit à plusieurs reprises au président Moïse de son vivant, puis au Premier ministre Henry, puis au ministre du Commerce, aux patrons. Cette manifestation est la réponse au silence auquel se sont heurtées nos demandes. Nous ne bénéficions d’aucune couverture sociale, les femmes sont harcelées, certaines sont révoquées quand elles tombent enceintes. La question du salaire n’est qu’un problème parmi tous ceux que nous dénonçons »
Contacté par AyiboPost, le ministre du Commerce et de l’Industrie s’est lavé les mains, renvoyant la balle dans le camp du ministère des Affaires sociales.
Raton Dythnie, médiatrice spéciale du Travail de l’industrie de la confection vestimentaire, avec rang de ministre, a assisté à une rencontre proposée par les syndicats ouvriers, mais n’a pas répondu aux sollicitations d’Ayibopost.
Image de couverture: Un manifestant brandissant un pancarte des différents ajustements de salaire depuis 1991. Carvens Adelson / AyiboPost
Photos: Carvens Adelson / AyiboPost
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