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Colorisme, exploitations, irrespect… témoignages désolants de mannequins haïtiens

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Des défilés dans de grands hôtels à Port-au-Prince. Des habits de mode faits sur mesure pour des corps qui paraissent parfaits. Sur les réseaux sociaux, les mannequins semblent mener un train de vie de rêve. Pourtant, leur quotidien souvent n’a rien de luxueux

On est en 2009, Gary Jean a 22 ans. Il est fougueux, passionné de la mode et ambitionne de se mettre sous le feu des projecteurs. Avec un ami, le jeune homme a monté une agence de mode.

Jean et son ami sont ainsi devenus respectivement directeur d’agence et mannequin. « C’est mon ami qui m’a appris les pas de base. L’agence était inexpérimentée. Avec le support des designers compétents, nous avons prévu de trouver des contrats afin d’agrandir l’institution qu’on venait tout juste de créer », raconte Gary Jean.

L’initiative n’a récolté que des déceptions.

« Nous avons vécu notre pire expérience dans le mannequinat avec un médecin qui se disait designer et photographe à la fois », rapporte Jean.

« Un jour, il nous a fait venir dans sa clinique et nous a photographié tout nue. C’était pour nous conseiller quelle partie de notre corps il fallait travailler. On se sentait gêné, mais l’on a quand même pris les photos. Après quelques jours, le médecin a tout publié sans notre autorisation. Comme si cela ne suffisait pas, on avait intégré une fille dans le groupe, le docteur l’a abusé sexuellement, » rapporte Jean qui n’arrive pas à parler de ces souvenirs sans colère.

Loin des paillettes, photos glamours et habits taillés sur-mesure, les dessous du milieu du mannequinat en Haïti révèlent un environnement fait de colorisme, d’exploitation économique et sexuelle et d’irrespects en tout genre. Les réussites fulgurantes demeurent des exceptions qui confirment la règle.

Harcèlements et agressions sexuelles

Gary Jean vit actuellement à l’étranger. Il a laissé tomber le mannequinat parce que selon lui, ce milieu regorge de prédateurs sexuels. 

Marianne Charles, un mannequin qui fréquente les agences de mode depuis 2015 rapporte des histoires similaires à celle de Gary Jean. Elle a dû laisser une agence parce que le directeur général harcelait sexuellement ses collègues. « Il ne me le faisait pas à moi parce que j’ai un tempérament coriace, mais j’ai été témoin de ses [actions] perverses avec les autres filles. »

Elle souligne que dans la plupart de ces institutions, les mannequins sont traités selon leur accointance avec celui qui les dirige. « Ce qui me dérangeait le plus c’est parce qu’il y a des mannequins qui trouvent des contrats simplement parce qu’elles ont des liaisons amoureuses avec le directeur général de l’agence. »

Harry Lafond qui est un designer de 27 ans de carrière confirme que des agressions sexuelles sont légion au sein de certaines agences. « Le monde artistique en lui-même est très dangereux, dit-il. Avant de l’intégrer, il faut savoir ce que l’on veut faire de sa vie. Il y a des gens qui font de la prostitution sous le couvert du mannequinat », déclare le créateur de la collection Araignée.

Plus loin, Harry Lafond dit qu’il entretient des rapports d’amitié avec ses modèles.

Peau claire et cheveux soyeux 

Au-delà des abus sexuels, il y a aussi des rivalités entre les mannequins.

Gary Jean explique qu’à l’époque où il était mannequin, le colorisme primait beaucoup. « Même quand tu ne sais pas marcher et que tu n’as pas une bonne présence sur scène, tant que tu es clair de peau et que tes cheveux sont soyeux, tu es traité comme une VIP. »

Le mannequinat n’est pas que glamour, pour avoir travaillé dans le domaine pendant 10 ans, Tatiana Beaublanc peut en témoigner.

« Malheureusement les réalités sociales du pays se reflètent même au sein de nos organisations. Je n’avais même pas six mois au sein d’une agence quand on m’a choisi pour la représenter dans un concours. Alors qu’on n’a pas choisi des modèles qui étaient membres de l’agence bien longtemps avant moi et qui respectaient tous les critères requis », déclare celle qui fait 1m84.

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Selon Beaublanc, les traitements ne sont pas les mêmes pour tous les mannequins. À part ce souci, elle avoue que l’établissement qu’elle a fréquenté était discipliné. « C’est une femme qui dirigeait l’agence. La compréhension et l’harmonie primaient entre nous. On nous traitait avec respect. Mais je n’avais reçu aucuns frais pour les activités. Jusqu’à présent, j’ignore s’ils ont fait exprès de ne pas nous payer. »

Tatiana Beaublanc a pris part à plusieurs activités culturelles notamment Artisanat en fête et Runway Haïti. Actuellement elle dirige sa propre agence.

Aucun support économique

Les mannequins sont aussi exploités sur le plan économique. Seraphina Sapphire Moïse est dans le métier depuis 6 ans. Elle a été première dauphine de la Miss world Haïti en 2019 et est à présent Miss Ultra Continental Haïti 2020. Le mannequin s’apprête à rejoindre l’Équateur en novembre prochain pour représenter Haïti dans un autre concours de beauté.

La jeune femme de 24 ans avoue que le mannequinat est très épuisant en Haïti. Pour y travailler, il faut avoir de la passion. « C’est mon amour pour les talons et les jolies photos qui m’a retenu dans ce métier, dit-elle. Pendant trois ans j’ai bossé pour une agence de mannequins sans salaire. Je devrais me débrouiller pour prendre part aux répétitions régulièrement et participer à toutes les activités. »

Moïse rajoute que l’administration de l’agence pour laquelle elle a travaillé n’avait aucun respect pour les mannequins. « Un jour on nous a conviés à un casting dans un hôtel à Pétion Ville. Quand nous sommes arrivés, personne n’était là. Le hic c’est que même les responsables de l’hôtel n’étaient pas au courant de l’activité. Jusqu’à présent le directeur de l’agence ne nous a jamais présenté des excuses pour le lapin posé. Nous autres les [filles] qui étions présents sur lieu avons créé un groupe qu’on a baptisé Poto-casting », dit-elle avec un ton ironique.

Par ailleurs, Sapphire Moïse déclare que parfois même les mannequins ne sont pas solidaires entre eux. « Un groupe de mannequins peut refuser de défiler pour 50 dollars américains alors qu’un autre groupe accepte de le faire gratuitement. » 

Sapphire Moïse explique que c’est en devenant hôtesse qu’elle a pu gagner son premier salaire en tant que mannequin. « J’avais une certaine visibilité et j’ai réussi plusieurs castings. Je suis hôtesse dans des bals masqués et d’autres festivités. »

Pas une gourde comme salaire

Sabrina Toussaint, un autre mannequin qui œuvre dans le domaine depuis 2016 avoue que l’agence pour laquelle elle a travaillé l’a beaucoup exploité. « Je n’ai jamais gagné une seule gourde par cette agence que j’ai payée pour intégrer. Lors des spectacles, nous sommes 50 à 60 mannequins à défiler. Pourtant, seuls 10 d’entre nous seront rémunérés selon une logique que l’agence n’a jamais définie. »

Le modèle ajoute qu’il y a toujours un petit groupe favori qui participe à toutes les séances de photos pour les différentes périodes comme le carnaval, la Noël, ou les guédés.

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Certaines agences promettent « monts et merveilles », mais délivrent peu. « On m’a toujours promis que j’allais devenir une vedette, rapporte Toussaint. Mais finalement, j’ai compris que c’était une farce parce que je n’ai jamais été sélectionnée pour les grandes activités. J’ai été comme un figurant. »

Des mannequins soulignent que lors des défilés, ils doivent payer de leur poche pour le transport, la nourriture et même pour l’hébergement.

« Après les spectacles, [d] es mannequins dorment souvent sur la cour de l’hôtel où ils ont défilé parce qu’ils n’ont pas d’argent pour se payer une chambre. Alors que les activités sont toujours payantes. Très souvent les spectacles se font à 30 jusqu’à 100 dollars américains, selon l’importance des invités » déclare cette fois, Cindy Arius, un modèle de 23 ans.

Arius est dans le mannequinat depuis quatre ans, mais a dû laisser très tôt l’agence qui l’a intégré dans le domaine de peur de se faire exploiter.  

Aucune industrie de mode en Haïti

Michel Chataigne qui travaille dans la mode en Haïti depuis 35 ans confirme que les agences de mode abusent à outrance les modèles.

« C’est dommage qu’il y ait autant de dérives dans le mannequinat. Ici, n’importe qui se proclame designer, n’importe qui se permet d’avoir une agence. Une agence de mannequins coûte beaucoup, mais les mannequins eux-mêmes n’ont rien à payer pour le travail. On ne paie pas pour intégrer, une agence c’est plutôt l’inverse qui doit se faire. »

Une agence de mannequins selon Michel Chataigne est une institution qui engage des mannequins pour la représenter. Le modèle peut avoir un contrat à durée déterminée pour un travail déterminé. Selon Chataigne, après une prestation, le mannequin doit recevoir ses honoraires. « Les jeunes rentrent la tête baissée dans le mannequinat. Ils ne savent pas que c’est un domaine professionnel qui est florissant. »

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L’expert en cosmétologie souligne que les défilés de mode ne doivent pas être une occasion pour les jeunes de montrer leur corps.

« Un défilé de mode n’est pas un show insignifiant, c’est un spectacle qui doit de présenter une industrie, déclare Chataigne. Ce n’est pas le corps du mannequin qu’il faut vendre, c’est le produit. On a un magasin, on fait un défilé pour présenter ses produits au public. Si l’État régularise la mode en Haïti, il n’y aurait pas autant de malversations dans le domaine.  Quand on aura une industrie de mode dans le pays, on pourra stopper ces genres de choses. » 

De grands projets qui ne durent pas

En 2008, Michel Chataigne a fait partie d’un groupe de 12 stylistes haïtiens à bénéficier d’un cours intensif sur l’industrie de la mode financé par le ministère du Commerce. « C’est un italien qui donnait le cours. Après cette formation, nous avons monté une équipe qui allait révolutionner la mode en Haïti. »

Après le tremblement de terre, le groupe a présenté un projet à la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH). Il a récolté un financement de 1 500 000 dollars américains du fonds Clinton-Bush qui a été transféré par la Banque interaméricaine de développement.

« Avec ce fonds nous avons créé un atelier à Delmas 24 qui est équipé entièrement avec toutes les machines de derniers cris. L’endroit peut contenir 700 employés assis et nous avons une génératrice de 120 kilowatts », souligne Michel Chataigne qui a coordonné le projet.

Après ce projet, le groupe a voulu voler plus haut. Il a bénéficié d’un financement de 150 000 dollars américains pour lancer la première édition de Haïti fashion Week que Michel Chataigne a coordonnée. Cet évènement s’est déroulé du 8 au 11 novembre 2012 à l’hôtel Karibe. Lors des défilés de mode, les mannequins ont présenté les créations de stylistes haïtiens et étrangers au public.

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En dépit de toutes ces initiatives, la mode n’a pas décollé en Haïti.

L’atelier de Delmas 24 que le fonds Bush-Clinton a créé est à présent dysfonctionnel. « On n’a pas de moyens pour le faire fonctionner », dit Michel Chataigne qui croit que l’État haïtien doit se mettre de la partie pour que la mode puisse être rentable.

« Si nous parvenons à monter une industrie de la mode, les gens n’auront plus besoin d’acheter des produits de seconde main (pèpè) parce que les designers haïtiens pourront leur offrir des produits (vêtements, chaussures, bijoux…) à des prix réduits. Seul un partenariat public/privé peut nous permettre d’atteindre un tel objectif. Si l’État nous facilite l’accès aux intrants, nous pouvons créer de l’emploi et les jeunes ne seront plus exploités comme ils le sont aujourd’hui », conclut le cosmétologue.

Laura Louis

Gary Jean, Marriane Charles et Sabrina Toussaint sont des noms d’emprunt utilisés pour protéger l’identité des intervenants.

La photo en couverture est une illustration

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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