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Ces travailleurs passionnés qui créent des films animés pour enfants en Haïti

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Le marché encore vierge peut devenir attractif avec la montée en puissance d’acteurs comme Netflix. Mais il faut de l’investissement et des compétences

En quatre ans d’intervalle, deux projets de films d’animation haïtiens ont séduit le jury du Fonds Image de la Francophonie. En 2016 et 2020, respectivement, Lakou Kajou, une série éducative en créole pour enfants a trouvé de l’argent pour finaliser quinze épisodes, et Tifoli vient d’empocher 16 000 euros ce mois d’octobre pour la réalisation de dix épisodes de quatre minutes.

Les enfants, public principal pour le cinéma d’animation, ne manquent pas dans le pays. Mais le financement des initiatives dans le domaine s’avère extrêmement difficile. D’autant plus que les télés locales font peu de cas des productions haïtiennes et n’investissent pas dans la création.

Gilbert Mirambeau a participé à l’érection du scénario de Lakou Kajou. Il fustige les chaines hertziennes du pays. « Si les télévisions, comme RTVC ou Métropole, savent qu’elles peuvent prendre des films à l’étranger et les diffuser en toute impunité, elles ne vont pas être intéressées à acheter une série d’animation produite par nous », dit-il.

Capture d’écran de Zone safe, un film d’animation de Louvenson Saint-Juste

Le problème de la diffusion

Le développement de TiFoli, qui implique la création de la bible graphique et la bible littéraire pour décrire l’ambiance, les personnages, le décor et autres, prendra fin d’ici janvier 2021, ce qui rendra possible le bouclage du projet à la fin de même cette année. Le chemin de croix des producteurs ne s’arrêtera pas nécessairement à ce stade.

La compagnie de Gilbert Mirambeau, Musca Group, vient de produire une nouvelle saison pour Lakou Kajou. Mais la structure peine à trouver des chaînes de télévision qui acceptent de diffuser les vidéos qui apprennent aux enfants des notions de physiques, de géographie d’histoire et de citoyenneté.

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La cinéaste Laurence Magloire est aussi déjà passée par ce calvaire. « Je me sens frustrée et je suis tombée de haut après avoir quitté Radio Canada pour venir travailler en Haïti, partage-t-elle. Ce n’est pas du cinéma que nous faisons ici. On nous demande de payer pour passer nos contenus à la télévision, tandis que c’est la télévision qui devrait nous payer. »

Les télés ne sont pas les seuls responsables. Dans d’autres pays, des institutions financières investissent dans la création de films d’animation. « Il faut que la Banque centrale d’Haïti s’implique dans le développement de l’animation, plaide Laurence Magloire. Il faudrait même créer un fond à la BRH pour le cinéma », rajoute la productrice qui porte Tifoli avec son créateur, Louvenson Saint Juste.

Un art difficile

Le cinéma vient de l’animation, et tous les films sont des films d’animation. Animer, c’est projeter une illusion de mouvement avec une série de dessins ou de photos. « Le défilement une à une des images avec une cadence précise permet de faire bouger les personnages », explique Louvenson Saint Juste.

Les images sont décomposées de manière chronologique et projetées tellement vite que l’œil humain ne peut pas faire la différence entre la photo ou le dessin et l’illusion de mouvement que le défilement crée.

Les frères Lumières, considérés comme inventeurs du cinéma, ont fait tourner la caméra. Mais d’autres professionnels choisissent encore aujourd’hui de continuer avec la technique d’image par image. Ces artistes s’arment de patience pour fabriquer leur film à partir de diverses matières premières : des marionnettes, des poupées, des pâtes à modeler, le dessin sur papier ou du papier mâché. La dernière méthode est utilisée par Louvenson Saint Juste pour Ti Foli.

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« Faire un dessin animé est bien plus compliqué que réaliser un vidéoclip », avance le cinéaste Gilbert Mirambeau. « Les professionnels du dessin animé ne travaillent pas seuls », explique le membre de Muska Group. « Pour un dessin animé, il faut engager toute une équipe comprenant plus d’une douzaine de personnes durant six mois ou plus pour réaliser uniquement trois à quatre minutes de films animés. »

Et en termes de coût, une seule capsule d’animation de dix minutes, avec quinze à vingt dessins par seconde, engloutit des milliers d’heures de travail qui peuvent s’élever à plusieurs milliers de dollars américains. C’est pour cela que le scénariste conclut que seule la passion peut pousser un réalisateur haïtien, aujourd’hui, à se lancer uniquement dans le cinéma d’animation. C’est le cas du créateur de Tifoli, Louvenson Saint Juste.

Un long chemin vers l’animation

Le théâtre, le dessin et les arts plastiques ont séduit Saint Juste lorsqu’il était à l’École nationale des arts (ENARTS). À la fin de ses études dans cette institution, l’originaire de Grand-Goâve a participé à une formation d’« Haïti reporters », et c’est dans ce contexte qu’il va rencontrer la caméra. Sa formation de journaliste multimédia bouclée, il essaiera en vain de trouver sa place dans les télévisions de la capitale.

« Dans le dernier journal où j’ai travaillé, rapporte Saint Juste, le directeur m’a dit : “tu as autre chose qui bouillonne en toi, si tu sens que c’est mieux, fais-le de préférence’. C’était le son de cloche qui allait me pousser à complètement abandonner ce domaine. »

Même si les télévisions en Haïti ne sont pas intéressées à ces types de contenus, d’autres plateformes à l’étranger comme Netflix ou HBO peuvent vouloir diversifier leur programmation avec des dessins animés haïtiens

Louvenson Saint Juste a finalement trouvé son grand amour dans le cinéma d’animation. Sa série de dessins animés, Ti Foli, met en scène une petite voiture, un tap-tap, qui parle et sillonne les montages de Kenscoff. L’idée est venue d’une demande de son fils. Le petit garçon lui a demandé de lui construire un véhicule qui deviendra la première maquette de Ti Foli.

À Pétion-ville, Louvenson Saint Juste et son équipe fabriquent eux-mêmes tous les décors et les personnages. Au sein de l’espace de travail, on se croirait plus dans un atelier d’art plastique qu’un studio de cinéma d’animation. Louvenson Saint Juste tire profit des compétences acquises à l’ENARTS et de la formation en cinéma reçue chez Haïti reporters pour monter son projet qui consume sa vie depuis quatre ans maintenant.

Des opportunités

D’ici la fin de l’année 2021, la première saison de TiFoli sera bouclée et diffusée partout à travers le monde. Car l’un des avantages des films d’animation, c’est qu’il est plus facile de les doubler. TiFoli ou Lakou kajou peut être en zoulou ou en chinois, cela ne fera pas de différence pour les petits spectateurs.

Même si les télévisions en Haïti ne sont pas intéressées à ces types de contenus, d’autres plateformes à l’étranger comme Netflix ou HBO peuvent vouloir diversifier leur programmation avec des dessins animés haïtiens par exemple. Pour le progrès du secteur, les studios d’animation en Haïti ou les réalisateurs indépendants doivent avoir des fonds pour investir.

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Le désintérêt de l’État, dont la Direction générale des Impôts ne reconnait même pas correctement ce secteur d’activité, des banques et des responsables de télés pour les films d’animation amplifie le manque de contenus originaux et haïtiens pour les enfants du pays.

Pour faire bouger les choses, la cinéaste, Laurence Magloire, multiplie les initiatives. Avec son équipe, elle compte lancer MWEM TV (Mwen wè mwen), une plateforme en ligne où elle pourra diffuser TiFoli, Lakou Kajou, et d’autres productions cinématographiques haïtiens. Car après tout, à quoi sert une télé qui ne montre pas les gens du terroir ?

Hervia Dorsinville

Journaliste résolument féministe, Hervia Dorsinville est étudiante en communication sociale à la Faculté des Sciences humaines. Passionnée de mangas, de comics, de films et des séries science-fiction, elle travaille sur son premier livre.

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