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Regards sur l’évolution du film documentaire en Haïti

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Le documentaire filme le réel et est en contact direct avec le vécu passé ou récent des gens. Regards sur l’évolution de ce genre du cinéma en Haïti

« Le premier film projeté en Haïti était un documentaire », déclare d’entrée de jeu Arnold Antonin, cinéaste haïtien. Il explique que les frères Auguste Marie Louis Nicolas et Louis Jean Lumière, considérés comme les inventeurs du cinéma, filmaient à cette époque des documentaires en envoyant des opérateurs partout dans le monde, afin de rapporter des films courts.

En effet, dans le travail de mémoire de Schwarz Coulange Méroné, Michaëlle Lafonfant-Medard fait savoir que le mois de décembre 1899 fut ponctué de plusieurs événements marquants dans l’histoire du cinéma en Haïti, spécialement du documentaire. Il raconte que, Joseph Filippi, l’un des représentants des frères Lumière débarqua aux pays le 7 décembre. Ce dernier a effectué une projection cinématographique publique, au Petit-Séminaire Collège Saint-Martial, le jeudi 14 décembre.

« Le premier film projeté en Haïti était un documentaire », déclare Arnold Antonin

Et ce même représentant, le lendemain, a filmé un incendie à Port-au-Prince, près de la place Pétion. Après l’avoir filmé, Joseph Filippi en fit un film, « Dernier incendie du 15 décembre 1899 à Port-au-Prince », qu’il projeta le 30 décembre de cette même année, marquant ainsi la première réalisation d’un film documentaire sur Haïti et la projection du premier film réalisé en Haïti sur Haïti.

Le documentaire, c’est un film

« Souvent, lorsque je dis aux gens que je fais un documentaire, ils me demandent, si je ne réalise pas de films également », partage Arnold Antonin en riant.

En cinéma, il y a trois grands genres qui eux-mêmes ont des sous-genres, détaille le réalisateur. « Le premier est le documentaire, qui est appelé le cinéma du réel, le deuxième c’est le cinéma de fiction dans lequel on utilise des acteurs, et le dernier, c’est le cinéma d’animation fait avec des dessins, des sculptures, ou autre ».

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Opposé au cinéma de fiction, le documentaire est un genre cinématographique à part entière. Il est appelé documentaire, car c’est un film qui s’appuie sur des documents pour décrire, faire la critique ou même questionner une réalité quelconque.

Le documentaire a un but informatif, son sujet est réel, non pas imaginaire ou adapté. Réaliser un documentaire demande beaucoup, parce qu’il faut faire des recherches, investiguer sur le terrain, vérifier l’exactitude des informations à transmettre, avoir de la patience et de la méthode.

Cependant, pour réaliser un documentaire, il n’est pas impossible de faire des reconstitutions de certains faits ou éléments manquants. Dans ce cas-là, on parle de mise en place, tandis qu’en fiction, on parle plutôt de mise en scène.

Le documentaire, un genre cinématographique censuré en ses débuts

Rachèle Magloire, cinéaste haïtienne, s’accorde avec Arnold Antonin pour dire que le premier documentaire filmé par un Haïtien, sur Haïti et projeté en Haïti fut celui de Ricardo Widmaïer et d’Édouard Guilbaud, « Moi, je suis belle ». C’est un moyen métrage, réalisé durant la période de Duvalier père qui est une chronique sur un concours de beauté, réalisé avec la voix de Jean Dominique faisant la narration, et Herby Widmaïer à seulement 15 ans, qui assurait le son.

A l’époque de Duvalier, il était impensable de produire en Haïti des documentaires sur quelque sujet touchant de près ou de loin l’aspect politique. 

À ce sujet, la cinéaste écrit dans un article publié dans Africultures qu’à l’époque de Duvalier : « il était impensable de produire en Haïti des documentaires sur quelque sujet touchant de près ou de loin l’aspect politique. » Et pour cela, « le premier documentaire haïtien est donc purement culturel et poétique, disons même glamour, dans le genre de l’époque, mais surtout dans le style autorisé. »

Après « Moi, je suis belle », Arnold Antonin produira son premier documentaire et ouvrira la voie vers des documentaires à caractère militant.

Il relate quelques-uns : « J’ai fait Duvalier accusé, en 1973, qui est un reportage filmé sur l’acte d’accusation présenté devant le Tribunal Bertrand Russell siégé à Rome, ensuite Haïti, le chemin de la liberté, en 1974, puis Duvalier condamné, en 1975, toujours sur le Tribunal Russell, mais cette fois il siégea à Bruxelles ». L’engagement politique des documentaires d’Arnold Antonin l’a conduit à l’exil entre 1973 et 1986.

Un cinéma haïtien tué dans l’œuf

Entre la fin des années 1970 à fin 1990, il y a eu des productions cinématographiques, principalement documentaires, de manière sporadique. On peut citer certains comme l’Art naïf et répression en Haïti (Arnold Antonin, 1976), et la Canne amère (Jacques Arcelin, 1983), Kalfou Plezi Pye Devan (Rachèle Magloire, 1996). Dans les années 80, Raoul Peck a été très productif en produisant plusieurs documentaires, mais ils sont restés inconnus en Haïti.

Dans les années 2000, il y a eu une sorte de boom du cinéma haïtien, où près d’une vingtaine de productions vidéo ont été réalisées. C’étaient surtout des mélodrames, des histoires d’amour ou de trahison. Et quelques documentaires comme les Enfants du coup d’État (Rachèle Magloire, 2001), Des hommes et des dieux (Anne Lescot et Laurence Magloire, 2002), produits grâce à un financement d’un programme français.

Après cela, on enregistrera une sorte de déclin du cinéma. Certains facteurs se sont conjugués pour empêcher le cinéma de se développer. Le premier d’entre eux, c’est le piratage. Parfois, les gens prennent le film dans la rue et organisent leur propre séance de projection sans crainte de représailles ou diffusent le film sur le petit écran, sans l’autorisation de l’auteur.

Un autre facteur important, c’est l’insécurité mêlée à l’augmentation du coût de la vie qui a vidé les salles de cinéma. Avec toutes ces complications, « personne ne penserait à faire un documentaire », confie Arnold Antonin.

Haïti a besoin de plus de documentaires

Après la chute des Duvalier, il y eut une « renaissance du documentaire en Haïti », pour Rachèle Magloire. Pourtant, il n’y avait pas beaucoup de documentaires, mais il convient de citer Opération Déchoukaj (Jean Fabius et François Latour).

Aujourd’hui, le documentaire malgré les contraintes dans sa réalisation en Haïti, peut contribuer solidifier la jeune démocratie haïtienne. C’est un genre dans le cinéma qui peut être très social, car il s’intéresse à des groupes ou des phénomènes spécifiques en soulevant des contradictions, des dysfonctionnements ou même en suscitant des réflexions.

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Des documentaires réalisés par des Haïtiens, dont I am not your Negro de Raoul Peck, amassent des prix à l’étranger. D’autres professionnels du pays comme Joseph Hillel, Gessica Généus, Patricia Benoit, Patricia Benoit, Guetty Felin, Maxence Denis sortent aussi du lot avec des productions de grande qualité.

Pour Rachèle Magloire, « le documentaire peut aider la société à se voir d’une autre façon, démystifier certaines questions ». « Ce genre peut être très puissant à montrer la réalité, à cesser de se mentir, car il est plus facile de se broder dans la fiction que dans le documentaire », ajoute-t-elle, l’air convaincu.

Pour Rachèle Magloire, « le documentaire peut aider la société à se voir d’une autre façon, démystifier certaines questions ».

L’avenir du documentaire en Haïti est entre les mains des jeunes

« Pour être un bon réalisateur, monteur, photographe ou n’importe quelle spécialité dans l’art du cinéma, il vous faut de la culture, être un cinéphile et surtout regarder de bons films », recommande Arnold Antonin. Parce que selon lui, « le cinéma c’est un langage ».

« La meilleure façon de produire des films de long-métrage de fiction c’est de faire d’abord des courts-métrages documentaires afin d’éviter des lacunes techniques et esthétiques », conseille-t-il aux jeunes cinéastes.

Rachèle Magloire de son côté, critique le fait que la grande majorité des jeunes en Haïti se tournent vers la réalisation et négligent les autres métiers du cinéma. Et elle rajoute, qu’« en dépit de toutes les précarités, les jeunes qui évoluent aujourd’hui dans le cinéma ont la chance d’avoir des précurseurs, des ateliers et autres activités dans ce secteur, ils doivent chercher à pousser plus loin leur passion. »

Selon Rachèle Magloire, le documentaire demande beaucoup moins de financement que la fiction. Dans un pays comme Haïti, pour elle, le documentaire est un bon médium pour aider les jeunes à se professionnaliser. Après cela, s’ils le désirent, ils pourront aller vers la fiction.

Le documentaire n’a rien d’élitiste

« Que ce soit un documentaire, ou une fiction, il est basé sur une dramaturgie, une façon de raconter quelque chose qui intéresse les gens », indique Arnold Antonin quant au préjugé qui est lancé sur ce genre. Il reprend les paroles de Jean-Luc Godard : « Tout bon documentaire finit par ressembler à un film de fiction, et toute bonne fiction finit par ressembler à un documentaire ».

Et comme le dit Rachèle Magloire, « le documentaire, c’est une façon de parler de nous-même, de ce que les autres peuvent dire de nous ou de ce que nous pouvons dire des autres ». Dans cette même ligne d’idée, en Haïti, actuellement, il y a des initiatives de jeunes qui s’intéressent aux documentaires. Comme l’association LeKit qui organise la Semaine du Documentaire, au début du mois de décembre de cette année.

Journaliste résolument féministe, Hervia Dorsinville est étudiante en communication sociale à la Faculté des Sciences humaines. Passionnée de mangas, de comics, de films et des séries science-fiction, elle travaille sur son premier livre.

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