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Cerfs-volants et poisson gros sel: dernières traditions victimes de l’inflation

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«Je ne vais pas investir 2000 gourdes dans du poisson, alors que cette somme peut nous donner à manger pendant plusieurs jours, à ma fille et moi.»

Edmond François vend des pièces détachées pour voitures à Morne Hercule, Pétion-Ville. Mais à l’occasion de la fête de Pâques, il a confectionné quelques cerfs-volants qu’il a accrochés à un mur, pour les revendre. Lui-même il aime faire voler ces petits engins qu’il fabrique.

Pourtant, même s’il en vend, François interdit à son fils de 15 ans de s’adonner à cette activité. Il confie avoir peur que son enfant soit victime, alors qu’il fait voler un cerf-volant, appelé Kap en Haïti.

«Aujourd’hui tout le monde a une arme. On ne sait pas qui est gentil ou méchant. Et si une dispute éclate pendant qu’il joue avec les autres? Même aux enfants je ne fais pas confiance», avoue le père célibataire.

Si François est préoccupé pour son enfant, c’est parce que l’insécurité a envahi les rues de Port-au-Prince. Il assure qu’il y a des bandits armés tout près de son quartier: « Désormais aucun quartier de Port au Prince n’est sûr. Je ne veux pas que mon fils aille chercher son cerf-volant qui aurait atterri à l’intérieur du bidonville qu’il y a derrière notre maison, et qu’il se fasse enlever. »

Mais même sans l’insécurité, la pratique du cerf-volant déclinait déjà fortement ces dernières années. Le pouvoir d’achat des ménages n’a cessé de décroitre, et cela réduit la part des revenus allouée aux loisirs comme faire du cerf-volant à Pâques.

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Emile Paul, historien spécialisé en patrimoine culturel immatériel, pense que l’inflation est la première cause de la baisse de cette activité liée à la semaine pascale.

« Le niveau de vie de toutes les classes a baissé. Et le cerf-volant est surtout une pratique populaire, donc liée aux personnes moins aisées. Les parents sont plus occupés à essayer de nourrir leurs enfants que de les aider à construire leur cerf-volant», explique-t-il.

Les vendeurs sont alors la seule alternative pour se procurer un « Kap ». Mais eux aussi ont vu leur coût de fabrication augmenter. Or il faut rentabiliser leur travail. Edmond François en est bien conscient. « J’ai des cerfs-volants aux couleurs du drapeau du FC Barcelone, dit-il. Je fixe leur prix à 500 gourdes. Mais je sais que les fans du Barça préféreront parier en ligne sur leur équipe plutôt que de m’en acheter.»

Le risque que ses cerfs-volants ne soient pas vendus est grand. Surtout qu’acquérir un cerf-volant est un investissement pour trois ou quatre jours, avant de le remiser, ou pire, avant de le perdre.

Vu du morne Hercule, le ciel dégagé de Pétion-Ville, ce vendredi 15 avril, quasiment sans cerfs-volants, confirme les craintes de l’entrepreneur. A l’horizon, un seul Kap d’un rouge flamboyant fait des acrobaties. Un peu plus loin, une fillette tire sur un fil au bout duquel est accroché un sachet noir. Même le vent boude son cerf-volant de fortune.

Emile Paul craint que la pratique ne disparaisse, purement et simplement. Il explique que faire voler un cerf-volant est pour la société haïtienne l’équivalent des œufs de Pâques, dans d’autres cultures.

Cette pratique, selon l’historien, a une fonction de transmission, entre autres. Elle s’illustre dans des particularités comme le nom donné à l’activité. D’après l’historien, la créolisation du nom de l’objet et de la pratique, a fait naître un vocabulaire qui a enrichi la langue haïtienne. 

« File, van vire, fil mòl sont des expressions qui viennent de l’univers du cerf-volant. Elles sont bien installées dans le parler créole, et ont une grande charge sémantique, ce qui montre l’importance de cette pratique.»

De plus, le cerf-volant est une activité de socialisation. « Haïti a toujours été un pays de quartiers, poursuit Emile Paul. Ceux qui ont grandi dans le même quartier se connaissent, et le cerf-volant était l’un des moyens pour les enfants de se rencontrer. Même ceux que leurs parents ne laissaient pas souvent sortir. »

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L’historien croit que faire du cerf-volant contribuait à définir les rapports entre quartiers. Entre eux, la compétition pouvait être très sérieuse, aboutissant parfois à de grosses disputes. L’aspect compétitif poussait tous les ans les fabricants dans ces quartiers à se surpasser au niveau des modèles et des décorations qu’ils proposent.

Certains ne confectionnent que des grandous, un cerf-volant aux dimensions particulièrement grandes. D’autres priorisent une couleur particulière. Cela devient des marques de fabrique de ces quartiers.

Le spécialiste en patrimoine soutient que la pratique du cerf-volant servait aussi de lieu de rencontre et de renouvellement du savoir de la société haïtienne. Les plus jeunes apprenaient des plus grands des techniques de fabrication, mais aussi des mœurs et des coutumes de la société haïtienne.

« Garçons et filles pouvaient aussi se rencontrer dans une perspective amoureuse, poursuit Emile Paul. Des inimitiés se brisaient pendant cette période, mais des amitiés aussi. » 

Avec le cerf-volant, la consommation du poisson séché, dit poisson gros sel,  est une autre tradition pascale – surtout du vendredi saint, de plus en plus difficile à respecter pour les ménages.

Margareth Faustin, la quarantaine, en se rendant au marché de Pétion-Ville vendredi dernier, ne comptait pas en acheter de toute façon. Elle cuisinera du poulet en sauce de préférence. C’est la troisième année consécutive qu’elle n’a pas les moyens de s’offrir du poisson. D’après Faustin, pendant longtemps encore, elle fera défaut à la tradition.

« Le poisson séché a toujours été cher, ce n’est pas nouveau, reconnait-elle. Mais aujourd’hui, je ne vais pas investir 2000 gourdes dans du poisson, alors que cette somme peut nous donner à manger pendant plusieurs jours, à ma fille et moi. »

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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