CULTUREInsécurité

Bel-Air demeure un village d’artiste, malgré la violence des gangs

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Des artistes comme Paolo refusent d’abandonner la zone. « Il m’arrive d’être pris de haut lorsque je dis d’où je viens. Mais je sais ce que vaut Bel-Air »

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Premier quartier de Port-au-Prince développé au milieu du XVIIIe siècle, Bel-Air est aujourd’hui passé de « secteur des gens aisés » à « théâtre de violence et de massacres à ciel ouvert ». « Environ 80 % de la population ont fui la zone », rapporte Paolo, de son nom complet Benjamin Max Grégoire, faisant partie de cette minorité qui y vit encore malgré le règne de ce qu’il appelle la politique de nuisance.

Également habitant de ce quartier populaire, Jérome Clifford, alias Toubi, confirme le triste tableau dépeint par son collègue. Dans le voisinage immédiat de cet artiste, seule sa maison est actuellement encore debout. Toutes les autres ont été incendiées lors des différentes attaques meurtrières perpétrées entre autres par le gang baptisé Krache Dife.

« Après que les malfrats soient partis, raconte Toubi, mon beau-frère qui était là est entré dans la maison par une porte de derrière. Il a utilisé l’eau que j’avais à l’intérieur pour éteindre le feu qui gagnait plusieurs meubles, comme la table, et a ainsi réussi à tout sauver ».

À l’instar de Toubi, Paolo est plasticien. Et comme pour tous les autres artistes du milieu, les conditions de travail tendent à devenir de plus en plus difficiles. Des magasins n’arrivent pas à fonctionner. Ceux qui y parviennent n’arrivent pas à placer de commandes. Et en raison de l’instabilité du dollar, le prix des produits ne cesse de grimper. Donc, aussi bien que les signes de vie, le matériel de travail des artistes se fait rare à Bel-Air.

Pourtant, ceux-ci mentionnent un sentiment d’appartenance qui les oblige à rester défendre ce quartier ô combien stigmatisé ! « Il m’arrive d’être pris de haut lorsque je dis d’où je viens, confie Paolo n’ayant jamais habité ailleurs. Mais je sais ce que vaut Bel-Air ». Pour avoir donné un nombre considérable de personnalités publiques comme Frankétienne et Coupé Cloué, et parce qu’il regorge encore de brillantes potentialités, Bel-Air ne peut qu’inspirer fierté, selon lui.

«Bel-Air est le quartier avec le plus de concentration d’artistes»

Allenby Augustin voit aussi des motifs à être fier de Bel-Air. La zone qu’il se plaît à surnommer « le cœur de Port-au-Prince» est le quartier le plus riche culturellement et aussi celui où sont concentrés le plus d’artistes et d’ateliers . Des propos largement appuyés par Toubi, lui-même propriétaire d’un de ces ateliers.

« Bel-Air, dit-il, est le pilier du pôle culturel de Port-au-Prince. Entre les bann apye, troupes de danse, groupes de rara, et lakou, on sent que la culture populaire y est effectivement très présente ». Mais au-delà de ce tout, le numéro un de l’atelier baptisé « À trois quart » fait éloge de la diversité qui règne dans chacun des domaines. Les lakou sont alors pris en exemple.

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Bel-Air est effectivement très riche en temples vodou. Et en chacun d’eux, Toubi loue le fait que l’on retrouve à la fois l’aspect spirituel et l’aspect artistique. Cela dit, outre leur fonction première, se manifeste une volonté pour qu’aucun lakou ne ressemble à un autre. De là, « le développement d’une ligne artistique propre à chacun, faisant qu’il y a toujours autant de techniques que d’artistes ».

L’artiste Youssoupha en visite à Bel-Air, lors de son passage en Haiti en 2019

Ainsi, Paolo est un plasticien dont la technique consiste à disposer des épingles sur du plywood. Tandis que de son côté, Jérome Clifford réalise de la sculpture sur du métal, plus précisément à base de bouchon de Coca-Cola.

À côté des techniques elles-mêmes, ce qui impressionne encore plus est le fait que ces dernières ne sont pas toujours enseignées. Si ces artistes organisent des formations pour les jeunes du Bel-Air dans les différents ateliers, Paolo révèle pour sa part qu’il n’a jamais été devant un professeur pour apprendre quoi que ce soit. « En grandissant à Bel-Air, j’ai toujours été entouré de gens qui travaillaient tout le temps. Je les ai regardé faire et j’ai fini par développer mon propre style ».

Mais en dépit de leur expertise, ces potentiels artistiques peinent à organiser toute forme d’activités de vente. Aussi, la majorité des ateliers de Bel-Air se retrouve dysfonctionnelle ces temps-ci.

« Nous avons organisé notre première grande foire au Bel-Air en 2019», déclare le directeur par intérim du Centre d’art, Allenby Augustin. Depuis lors, plus aucune autre activité ouverte au public n’a pu être réalisée. Car, « il est impossible de travailler au Bel-Air ».

Victime de sa position géographique

À croire Paolo, l’instabilité propre à ce quartier commence en 1993 après les élections de Jean-Bertrand Aristide. Soit l’homme politique avec lequel la population du Bel-Air avait « un attachement inconditionnel ». Du haut de ses 44 ans, le plasticien explique ce sentiment par le fait que « le régime Lavalas avait entre autres offert une opportunité de travail aux jeunes du Bel-Air dont la majorité avait quelque chose à faire ».

Mais toujours selon le natif de la zone, s’il existe bien une vérité dont il faut tenir compte c’est que Bel-Air est un quartier stratégique pour tout homme politique. « Le contrôle de plusieurs autres points doit inévitablement passer par Bel-Air ». Ce qui vaudra à la population de nombreux cas de répression enregistrés dans l’histoire.

« Fignolé vaincu, les habitants de Bel-Air ont été massacrés. Aristide, vaincu en 1991 et 2004, les habitants de Bel-Air ont été massacrés encore une fois. »

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D’entre toutes, l’année 2004 est retenue comme celle au cours de laquelle les épisodes ont été les plus sanglants au niveau de Bel-Air. « C’est le résultat du choix de la communauté qui a accueilli les membres du Parti Lavalas que l’on persécutait à l’époque, précise Toubi. S’étant transformé en un fort de résistance, Bel-Air a fini par devenir une zone de non-droit ». Une nouvelle vague de départs a eu lieu. Et les notables qui avaient déjà commencé à partir Bel-Air après 1986 ont poursuivi leur fuite.

Un quartier fragmenté

Pourtant, de 2006 à fin 2019, Allenby Augustin dit se rappeler d’un quartier pacifié. « Durant cette époque, on n’a pas connu de trop grands problèmes au niveau de Bel-Air. Nous avons continué à travailler. C’est d’ailleurs là que nous avons toujours stocké la totalité de nos matériels. »

Prenant comme exemple son projet de valorisation des travaux d’artistes issus des quartiers populaires, le secrétaire général d’Akoustik Prod estime que la population a très bien embrassé l’initiative pendant toutes ces années.

Les maux de Bel-Air commenceront véritablement avec le gang Krache dife, selon Paolo. Positionné aux environs de Madame Colo, ce gang s’est spécialisé dans les vols. « Les bandits de krache dife débarquaient avec des armes blanches et fouillaient ceux qui croisaient leur chemin. Une fois, à la rue Monseigneur-Guilloux, ils ont détourné une dame sur sa route. Ils l’ont forcé à descendre un jean qu’elle portait ainsi que ses sous-vêtements au beau milieu de la rue. C’est à partir de cet acte particulièrement révoltant qu’on a commencé à se pencher sur leur cas. Et parce qu’on a commencé à remettre leurs agissements en question, ils sont entrés en guerre contre nous ».

Rue deserte à Bel-Air en plein jour en juin 2021

Krache dife s’alliera par la suite avec Barbecue au cours des saisons de pays lock. Ils substitueront les armes blanches aux mitraillettes et autres armes de guerre, dont « certaines leur sont apportées à bord de Hilux flambant neuves », ajoute Toubi. Armés jusqu’aux dents, ces hommes ont fait qu’en plus d’être dépeuplé, Bel-Air se retrouve désormais truffé de frontières. Les rues des Césars, des Fronts-Forts,  Macajoux ou encore Monseigneur Guilloux sont qualifiées de « bout teren » par les deux plasticiens. « Toute âme vivante est abattue du moment qu’elle se permet d’emprunter l’une de ces voies ».

Personne n’est épargné

Sans foi ni loi, les bandits de krache dife ne font preuve de pitié envers qui que ce soit. « Ils n’ont pas hésité à tuer puis brûler un de mes proches, déplore Toubi. Atteint de typhoïde, il n’avait plus toute sa tête lorsqu’il réussit à tromper la vigilance des personnes qui prenaient soin de lui. Pour son malheur, il s’est dirigé vers l’une de ces rues. Il n’en est jamais revenu ».

En dépit du fait qu’ils ne soient pas des fils du Bel-Air, Toubi reste convaincu que les malfrats savaient que leur victime était malade. « Outre son langage qui devait leur faire comprendre cela, dans ce quartier, nous savons reconnaître une personne psychologiquement instable par rapport à son odeur de rouille. On en imprègne nos malades de sorte que même quand ceux-ci sont très propres, on puisse les identifier ». Ceci n’a malheureusement pas suffi à le sauver de ces bandits qui se sont d’ailleurs également attaqués à un curé.

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Désigné comme nouveau prêtre de la cathédrale de Port-au-Prince, « le curé de Pétion-Vle devait venir célébrer une messe au Perpétuel, informe Paolo. On avait alors entrepris de nettoyer les rues de la zone. La veille de la célébration, le gang Krache dife a ouvert le feu sur le prêtre ainsi que tout le comité de nettoyage. Ils ont, au niveau de la cathédrale, fouillé toute la chaussée pour empêcher les voitures de circuler ».

L’ensemble de ces événements est connu des autorités. Avec Léon Charles, Toubi rapporte s’être réuni, ainsi que d’autres « avant-gardistes » du Bel-Air. La demande d’un commissariat au niveau de la zone a été faite. Cette demande a été approuvée par le directeur par intérim de la Police nationale. « Accompagnées de deux blindés, des autorités sont venues placer une antenne. Barbecue a ouvert le feu sur les policiers qui étaient présents. Ces derniers ne sont plus jamais revenus ».

Des discours fabriqués

La presse n’est pas innocente dans la représentation que se font les gens de Bel-Air. « On a fabriqué tout un discours de lutte entre gangs qui n’est nullement vrai. Ce discours véhiculé par la presse fait partie d’un plan de communication politique visant à présenter les gens du Bel-Air comme des violents », dit Paolo.

Pour asseoir son argument, l’artiste note que personne ne peut donner le nom du chef de gang de Bel-Air comme c’est le cas par exemple pour Grand-Ravine ou encore Martissant. « Si réellement il y avait un groupe de gang, il aurait été au sein de G9. La vérité est que personne ne peut diriger le quartier de Bel-Air, en raison de la force de caractère de ceux qui l’habitent et de leur grande diversité idéologique. Bel-Air ne tolère pas les pouvoirs répressifs et s’y oppose toujours. On en vient donc à un schéma attaque-défense. Autrement dit, s’ils font tout pour nous éliminer, de notre côté nous faisons tout pour rester en vie ».

L’insécurité alarmante n’a malgré tout pas réussi à casser l’élan artistique des artistes. « Ils continuent de créer en dépit des risques de leur quotidien, renchérit Allenby Augustin, qui dit garder d’excellents rapports avec eux. Bel-Air est certes utilisé à des fins politiques, mais ses artistes eux, continuent de penser et de discuter art ».

Manifestant sa volonté de lancer un message, Paolo ne l’adresse cependant pas à l’État. « Je ne m’adresse plus aux autorités, parce que tout ceci fait partie de leur plan. Et rien de ce qu’on pourra leur dire ne changera quoique ce soit ». Le message devient alors celui du peuple.

« En 2004, tous ont diabolisé Bel-Air parce qu’il était le seul quartier en proie aux violences. Aujourd’hui, on peut être victime n’importe où dans ce pays. Et ce qui se passe actuellement à Bel-Air n’est pas bien loin d’arriver à nos portes à tous. Il n’est donc plus le temps de subir, mais d’agir. Nous devons tous nous lever comme un seul homme contre l’État. Sinon, le chaos sera généralisé. »

Photo de couverture: l’artiste, Benjamin Max Grégoire lors d’une exposition avec Nou Pran Lari a

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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