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À l’université d’État d’Haïti, les cycles d’études se prolongent indéfiniment

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Même si cela n’entraîne pas systématiquement des problèmes mentaux, ne pas finir ses études dans les temps peut mener à de sérieux problèmes comme la dépression, analyse une experte

Après son bac en 2015, le projet professionnel de Spendia Saintima était clair dans sa tête : une licence en psychologie à 24 ans, puis une maîtrise à 26 ans. La jeune femme a ainsi intégré la Faculté d’ethnologie en 2016 et y a mis toute son énergie. Ses études devraient durer quatre ans.

Six années après, pleines de nuits blanches et de consommation de psychostimulants, surtout en période d’examens, Saintima n’a toujours aucun diplôme.

En 2022, elle est encore en 4e année. Théoriquement, c’est la dernière année du cursus qu’elle aurait dû boucler depuis 2020. Mais à cause de problèmes de toutes sortes qu’a connus la Faculté d’ethnologie (FE), la fin de cette année académique ne coïncidera pas avec la fin de ses études : il lui reste plusieurs cours à rattraper, vu que tous n’ont pas été dispensés.

La jeune femme de 26 ans ne sent plus de motivation pour se rendre en classe. Depuis janvier 2022, Saintima s’est reconvertie en esthéticienne en ouvrant son propre studio de beauté. Elle se rend à la faculté seulement pour les examens. Elle ignore si un jour elle bouclera ses études, mettant ainsi en péril ses rêves académiques.

Spendia Saintima est loin d’être un cas isolé. Les étudiants de plusieurs facultés de l’Université d’État d’Haïti se questionnent sur leur avenir, qui dépend d’un cursus qu’ils n’arrivent pas à boucler, malgré eux. Des études qui devraient durer quatre ans se prolongent indéfiniment, provoquant l’envie de tout abandonner.

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Selon la psychologue Jacqueline Baussan, ex-présidente de l’Association haïtienne de psychologie, même si cela n’entraîne pas systématiquement des problèmes mentaux, ne pas finir ses études dans les temps peut mener à de sérieux problèmes comme la dépression.

Psychologue clinicienne, Johanne Landrin confirme que la dépression peut résulter d’un trop-plein de stress lié aux difficultés de terminer ses études, dans les temps, sans que ce soit de la faute de l’étudiant. « Toutefois, précise-t-elle, l’accent doit être mis sur les symptômes puisque les troubles anxieux se manifestent différemment selon la personne et le degré d’affectation. »

Depuis janvier 2022, Saintima s’est reconvertie en esthéticienne en ouvrant son propre studio de beauté.

Veraldo Saint-Louis est aussi étudiant à l’UEH. Il a intégré le département de psychologie de la FE en même temps que Saintima. Il se plaint qu’il y a toujours une raison qui l’empêche d’avancer dans cette université. Des professeurs absentéistes, des notes qui arrivent en retard ou qui ne sont tout simplement pas disponibles… la liste des problèmes est longue et ils affectent le moral des étudiants.

Pour Saint-Louis, c’est depuis le 12 juin 2017 que son calvaire a commencé. Jean Yves Blot, doyen de la faculté à ce moment-là, a roulé sa voiture sur le corps de John Rock Gourgueder, un étudiant expulsé de la faculté. Cet incident survenu dans la cour de l’institution a causé le dysfonctionnement total de la faculté durant seize mois. L’administration, les salles de cours, tout est resté fermé pendant près de deux ans.

Cette époque a aussi été l’une des plus sombres de la vie de Veraldo Saint-Louis. Alors âgé de dix-neuf ans, il estime avoir perdu l’unique groupe auquel il appartenait, où il pouvait retrouver des amis.

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D’autres étudiants ont honte de dire qu’ils n’ont pas encore décroché leur diplôme, et esquivent toutes questions sur le sujet. C’est le cas pour Attila Bien-aimé, étudiant à l’École normale supérieure. Il a perdu une année dès le début de ses études. Au lieu de 2016, l’étudiant en Histoire a entamé sa licence en 2017 à cause des crises internes à l’institution.

En juin dernier, Bien-Aimé a croisé une jeune femme qu’il avait aidé à préparer son concours d’entrée à l’Université de Port-au-Prince en 2019. Cette rencontre a porté un coup de massue à son moral.

« J’entrais en 3e année et elle venait d’avoir son bac », se souvient-il. Trois ans plus tard, la jeune femme entame sa dernière année à l’Université, et à toutes les chances de finir ses études avant lui.

Plus le temps passe, plus Attila Bien-Aimé estime ne pas avoir le mental pour continuer ses études. Mais il s’y efforce, par peur de déboucher sur d’autres problèmes plus graves s’il se laisse aller.

En plus des problèmes inhérents aux facultés qui ralentissent les études, l’insécurité vient aggraver la situation. Jacqueline Baussan dit qu’étudier en Haïti est un vrai parcours du combattant, à cause du stress que subissent les étudiants, en général. « Plus d’une fois, explique la psy, j’ai dû suspendre mes cours à cause des tirs dans les parages des universités où j’enseigne. »

Le 11 juillet 2022, par exemple, alors que le centre-ville de Port-au-Prince vivait une situation de tension, un étudiant de la Faculté de droit et des sciences économiques a été atteint par balle. Il était dans la cour de l’école. Ce n’est qu’un nouvel épisode de l’impact de l’insécurité sur les étudiants.

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Avant la détérioration du climat sécuritaire, Bien-aimé Attila avait l’habitude des nuits blanches organisées entre étudiants, pour préparer des examens. Il ne peut plus se payer ce luxe, et cela augmente son désarroi.

Frustration, colère… C’est ce que ressentent des étudiants de l’Université d’État d’Haïti. Saintima, elle, ne se rend plus à la faculté. Mais en même temps, elle ne veut pas tout abandonner compte tenu des sacrifices déjà consentis.

Face à la pression supplémentaire de l’insécurité sur ses perspectives, la jeune femme confie qu’elle pense souvent à aller voir un spécialiste de santé mentale. Jacqueline Baussan encourage cette décision. « Dès lors qu’on sent que le mental n’est pas au beau fixe, dit-elle, il faut s’inquiéter ».

Mais malgré tout, beaucoup d’étudiants restent déterminés à obtenir leur licence à l’UEH. Ils sont prêts à passer quelques années supplémentaires pour boucler leurs études tandis que d’autres essayent en même temps de suivre des cours professionnels. Ils se résignent.

Photo de couverture : Institut national d’administration, de gestion et des hautes études internationales (INAGHEI) / UEH – Facebook

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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