Elle était là, marchant le long de la route, probablement en quête d’un tap-tap qui passerait éventuellement avec une place vide, elle prendrait volontiers même un « cerceau ». Il avait plu et comme à l’accoutumée, les gens étaient prêts à payer de leur vie pour un endroit où s’accouder dans les camionnettes qui s’arrêtaient. Elle n’était pas du genre à se battre pour une place même si elle était fatiguée et probablement anxieuse de rentrer chez elle… De temps en temps, on pouvait la voir regarder sa montre, signe qu’elle commençait à être consciente de l’heure tardive… Dans ce coin de la ville, le transport ralentissait après six heures et donc il lui faudrait bientôt marcher vers la plus prochaine station.
La discrétion de la Jeep aux vitres teintées lui permettait d’observer à loisir la jeune femme qui lui avait appartenu corps et âme jadis. Oui, elle le lui avait prouvé si souvent, mais la fougue de la jeunesse l’avait aveuglé.
Ils avaient partagé tant de rêves fous, pelotonnés dans son petit « chanm gason » situé à Cité Militaire. Elle avait ri face à ses incertitudes concernant des lendemains meilleurs et lorsqu’il croyait apporter des faits concrets pouvant justifier ses doutes, elle mettait un doigt sur sa bouche et l’embrassait pour le faire taire. Elle avait aussi ce rituel de lui prendre la tête entre les deux mains et de déposer un baiser sur son front. C’était sa manière à elle de le calmer et de lui promettre que tout irait bien. Généralement, il recalibrait et redoublait d’efforts pour avancer afin de devenir quelqu’un… Néanmoins, c’était surtout pour construire un avenir décent pour elle. Il ne voulait plus qu’elle ait à venir chez lui dans ce trou indécent. Il ne voulait plus qu’elle ait à budgétiser sa vie en fonction de lui. Il se sentait gauche de devoir utiliser son argent pour acheter du matériel pour son « business », des fois même pour boucler ses fins de mois. Cela le mettait mal à l’aise et blessait aussi son orgueil de mâle car, sans vouloir se l’avouer, il avait aussi peur, que comme la plupart des femmes, qu’elle finisse par trouver un « big boss » pouvant lui offrir ce que lui ne pouvait pas. Il savait qu’elle recevait pas mal d’invitations venant d’hommes bien établis mais toujours, elle avait refusé car elle croyait en eux et elle croyait en ses rêves à lui.
Et elle avait tenu bon avec lui. Elle lui passait de l’argent chaque mois dès qu’elle recevait son salaire pour l’aider. Mais, c’était lui qui n’avait pas tenu bon… Une fois son entreprise de graphisme devenue fructueuse, il avait oublié ses promesses. Les femmes le sollicitaient maintenant qu’il avait un statut. Alors, il l’avait négligée, humiliée pour partir à la conquête d’utopie… Il avait oublié que ces femmes lui riaient au nez quand il était encore à pied ou vivant dans ce qu’elles estimaient être un trou, que ces dernières n’auraient jamais éclaté de rire quand la prise de courant ne fonctionnait pas et que le « blakawout » s’installait. À ces moments-là, il devait alors ressortir pour se disputer avec le « Gwo Jera » de la zone et lorsqu’il revenait de ces altercations, il la retrouvait toujours tranquillement qui allumait des bougies en chantonnant. Non, ces demoiselles n’auraient jamais accepté ces conditions de vie !
Il avait oublié ses sacrifices pour disparaître dans les rêves qu’offraient d’autres bras. Alors elle avait commencé à changer, à lui faire des crises de jalousie, à pleurer… La douce jeune fille innocente qui mentait des fois chez elle pour pouvoir passer une nuit avec lui dans son ancien « pyès kay » était devenue amère, vindicative et meurtrie. Il avait refusé de voir que c’était lui qui catalysait cette aura négative. Il ne l’avait pas écoutée et elle en avait eu assez de souffrir en vain alors elle était partie. Il ne l’avait pas retenue.
Aujourd’hui, il avait mûri et avait compris ce qu’elle lui reprochait à l’époque. Ces fêtes, ces femmes, ces sorties, tout cela n’était pas l’essentiel. Il avait voulu tellement prendre sa revanche sur la vie qui l’avait blessé, s’amuser, montrer à ceux qui n’avaient pas vu son potentiel qu’il était parvenu à faire tourner la chance de son côté. Il voulait la ravoir mais son orgueil lui interdisait de la supplier. Elle était retournée vivre chez ses parents depuis deux ans déjà. Elle n’avait jamais repris contact avec lui et par fierté, il n’avait fait aucun pas vers la réconciliation. À l’époque, il avait cru que c’était normal qu’elle ait consenti à ces sacrifices, et elle aurait dû comprendre que c’était elle l’élue, que les autres n’étaient que passagères, des envies éphémères, des erreurs de jeunesse, des prouesses d’étalon, mais rien de plus… Et lui, au final, il avait compris avec le temps, après la passion des premiers moments avec toutes ces femmes, aucune ne pouvait remplacer celle-là. Il regrettait presque le petit studio qui avait connu leur intimité… Là où elle avait tant de fois savouré un spaghetti ou encore le ragoût de légumes si savamment préparé par la voisine, assise à même le sol à ses côtés, quand il travaillait sur le concept de sa boîte.
Le klaxon d’un camion qui passait près de sa voiture le ramena à la réalité et juste à temps pour voir, avec consternation, une moto qui passait à toute vitesse provoquant ainsi une avalanche d’eau qui éclaboussa la jeune fille. Il la vit consternée et tremblotante mais admira sa ténacité à essayer de garder la tête haute sans flancher.
On lui avait dit qu’elle avait refait sa vie et cela lui avait fait du mal. Il ne comprenait pas qu’elle ait pu lui faire cela à lui mais surtout à leurs rêves. Il avait juste eu besoin d’un peu de temps pour s’assagir. Mais elle n’avait pas voulu partager ni attendre qu’il calme sa fougue. La voir aussi vulnérable lui glaça le sang car elle ne méritait pas d’être là sur le pavé à attendre un maudit tap-tap. D’un geste rageur, il coupa le moteur et descendit pour aller à sa rencontre. Il tâterait le terrain. Au diable les doutes ! Il voulait juste lui parler. Il lui offrirait de la raccompagner. Il traversa la rue et fut près d’elle en deux enjambées.
« Bonsoir Maggy »…
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M. Jean
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Photo credit: yvmes
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