Beaucoup de Dominicaines sont engagées pour participer aux tournages des vidéo-clips. Valben Valcin, musicien, justifie ce choix. « Le public les apprécie mieux »
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Thamar et Thamara Valbrun, 29 ans, sont deux fausses jumelles victimes malgré elles du colorisme en Haïti. Ce concept sociologique consiste en des différences de traitement basées sur la couleur de peau. Il est distinct du racisme parce que cette différence de traitement s’opère entre personnes de la même “race”.
Les sœurs Valbrun ont fréquenté la même école primaire et secondaire. Face à leurs camarades, elles devaient toujours préciser leur lien de parenté, car leur couleur de peau est différente. Thamara a le teint clair et les yeux marron. On l’appelle grimèl partout où elle passe. La peau de Thamar, elle, est plus foncée.
Cette question de couleur est parfois difficile à vivre pour les jumelles. On les compare depuis leur enfance et il arrive qu’on dise à Thamar qu’elle serait plus belle si elle avait le teint de sa sœur.
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La couleur de l’épiderme est un sujet épineux dans le pays. Jean Saint Fleur, jeune homme de 32 ans, peut en témoigner. Il est originaire du Sud-est, et vient d’une famille où tout le monde a la peau claire. C’est même une grande fierté pour eux. Saint Fleur, lui, à la peau plus sombre, et pendant longtemps il avoue s’être senti laid, du fait de cette différence.
« Mon père n’a jamais vraiment cru que j’étais son enfant, dit-il. J’ai trois frères et deux sœurs et il y a des travaux qu’on ne leur donnait pas à faire. Pendant les grandes vacances, mes sœurs devaient rester à la maison pour ne pas “noircir”. Cela m’a empêché de pleinement profiter de ma famille. »
La couleur de l’épiderme est un sujet épineux dans le pays.
Pour se sentir mieux dans sa peau et lutter contre son sentiment d’infériorité, le jeune homme a souvent recours à l’autodérision et au sport. Il met en avant ses dents blanches, ses gencives violettes, et les muscles qu’il a développés pendant des années. D’autres jeunes hommes se blanchissent carrément la peau, pour se rapprocher de l’idéal type « clair ».
Héritage colonial
Déjà à l’époque de la colonisation, il y avait une séparation entre esclaves au teint clair et ceux plus noirs. L’anthropologue Emmanuel Stéphane Laurent rappelle que la première catégorie était considérée supérieure aux autres, et étaient plus affectée aux travaux domestiques.
« Le préjugé de couleur en Haïti saute aux yeux de n’importe quel observateur. Il s’agit d’une manifestation du racisme colonial. Les noirs sont perçus comme inférieurs au blanc, et par rapport à la couleur de peau on affecte des sobriquets aux gens. C’est de là que vient le terme “blan” pour les personnes à la peau claire. »
La notion de couleur est mariée en Haïti à celle de classe sociale
D’après Emmanuel Stéphane Laurent, c’est parce que la notion de couleur est mariée en Haïti à celle de classe sociale, que le colorisme existe encore.
« Aujourd’hui encore, dans les discours électoraux on trouve des références aux luttes sociales, encore une fois liées au sujet de la couleur », explique-t-il.
Il rappelle que les acteurs politiques mettent souvent en avant la couleur de leur peau, pour légitimer leur candidature. Tel fut le cas de François Duvalier qui en avait fait un cheval de bataille.
Traversant les rythmes
Les mêmes travers sont restés en héritage, plus de 200 ans plus tard. La musique, le compas surtout, est l’un des domaines qui met à jour les pratiques coloristes en Haïti. Les vidéoclips montrent rarement des femmes à la peau foncée et aux cheveux crépus d’après certains observateurs.
Ce constat est encore plus évident aujourd’hui ou la plupart des vidéos compas semblent être tournées à l’étranger. De plus, beaucoup de Dominicaines sont engagées pour participer aux tournages. Valben Valcin, musicien, chanteur compositeur, justifie ce choix. « Le public les apprécie mieux », explique-t-il.
Claude Leriche, grand amateur de compas, avoue que c’est un phénomène qui existe depuis longtemps. Il possède un bar à la rue Capois, à Port-au-Prince, et collectionne les plaques des groupes des années 1980 et 1990.
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D’après ce fanatique de la musique haïtienne, quand les femmes sont montrées dans les vidéos, c’est souvent de façon idéelle, et cette représentation n’illustre pas la réalité de la grande majorité du pays.
« Quand on regarde les vidéos de Tantann, Alan Cavé, Daan Junior… Il n’y a pas vraiment une image de l’Haïtienne lambda, avec laquelle la grande majorité des Haïtiens vont se mettre en couple. D’autant plus que ces hommes ont représenté le sex-symbol des Haïtiennes de l’époque. »
Selon Claude Leriche, les musiciens et producteurs ne sont pas seuls en cause : le public a aussi sa part de responsabilité dans cette culture du teint clair. Par exemple, Emilie Saint Fort, qui est en classe de seconde, avoue que pour elle le chanteur T-Joe est un joli garçon. « Il est beau, il a une belle couleur et de beaux cheveux », justifie l’écolière.
Les femmes aux cheveux crépus ou locksés n’apparaissent presque pas dans les annonces publicitaires en Haïti.
Jean Laurent Lerisson, urbaniste, amateur de compas, a plus de réserves sur la question de la couleur dans ce style musical. D’après lui, il ne semble pas y avoir de velléité de surreprésenter les femmes au teint clair. Cependant, il croit que cette musique est, par son origine urbaine, liée à une classe de consommateurs particuliers.
« Pendant un moment il s’agissait d’une musique de salon avec un type précis d’amateurs. En tant que musique d’une élite, elle représente visuellement les membres de cette élite. Aujourd’hui cela change. L’urbanisation même du pays change et il y a de plus en plus de propositions musicales, dont le rap, qui représentent visuellement ceux qui les produisent. »
Par exemple, la musique racine présente une imagerie paysanne qui correspond à son public cible.
Colorisme publicitaire
Il n’y a pas que dans le compas que l’accent est mis sur des acteurs aux teints clairs. Les femmes aux cheveux crépus ou locksés n’apparaissent presque pas dans les annonces publicitaires en Haïti.
Thamar Valbrun déclare qu’elle a longtemps rêvé de ressembler à une femme qui apparaissait dans un film publicitaire pour une marque de champagne, dans les années 2000. « Elle avait de longs et beaux cheveux. Sa peau était magnifique ».
Certains spots vendent la peau claire comme un critère de beauté et de bonne santé. Une publicité couramment diffusée sur les chaînes de télévision, pour un produit éclaircissant, compare la peau de l’actrice à une pêche, fruit dont la pelure est marron clair.
A l’image du compas, le secteur de la publicité a pendant longtemps été géré par des entrepreneurs faisant partie d’une élite qui mimait les publicités étrangères. Aujourd’hui la tendance s’inverse doucement comme en témoigne le nombre de plus en plus élevé de publicités pour de nouveaux produits, qui mettent en scène des acteurs aux teintes beaucoup plus représentatifs du pays.
Kind of white privilege?
Être clair de peau fait jouir de privilèges dans la société haïtienne. En plus des problèmes psychologiques que cela peut poser, c’est aussi une incitation pour des jeunes femmes en bonne santé à se dépigmenter.
Thamar Valbrun remarque que les photos sur les bouteilles de produits éclaircissants montrent en majorité des femmes. Cela suppose que c’est un produit avant tout adressé à ce public.
Certains hommes, qui ont pourtant la peau foncée, affirment mordicus ne pas souhaiter sortir avec une femme de leur complexion. C’est déjà arrivé à l’une des sœurs Valbrun.
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« À notre église, un jeune homme que j’aimais bien s’est mis à faire la cour à ma sœur. Ça m’a déçu et énervé en même temps », se souvient Thamar Valbrun. Quand elle lui a demandé ce que sa sœur avait de plus qu’elle, la réponse du jeune homme lui a fait comprendre que c’était à cause de sa couleur.
Sa sœur jumelle, Thamara Valbrun, confirme jouir de privilèges. « Les gens sont plus gentils avec moi. Quelques fois, des hommes me proposent des cadeaux extravagants. »
Mais parfois, elle sent qu’elle n’est qu’un faire-valoir pour des hommes qui n’hésitent pas à la sortir pour la montrer, comme on ferait d’un vêtement. « Une fois lors d’une crise de jalousie, mon copain m’a avoué qu’il n’allait pas laisser un autre homme lui prendre sa grimèl. Je n’étais même plus un être humain à ses yeux », se souvient-elle.
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