Aller au cinéma, au théâtre, à un bal, à un concert, au restaurant, à un vernissage, acheter un livre, visiter un patrimoine devient un luxe peu accessible, analyse Soucaneau Gabriel
Dans beaucoup de pays à travers le monde, les politiques culturelles servent à mettre en valeur la culture du pays. Cette mise en valeur, certaines fois, marche de pair avec une volonté de rendre la culture accessible à toutes les couches de la population et même à l’international. Accéder à des produits culturels est un droit et non un privilège. Que se passe-t-il quand on n’y a pas accès ? Quel impact cette inaccessibilité peut-elle avoir sur l’épanouissement d’une personne ? A-t-on besoin de culture pour s’épanouir ?
Toute une génération grandit sans accès à la culture aujourd’hui en Haïti. Prenons la culture au sens que propose l’UNESCO.
« La culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. »
Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet — 6 août 1982.
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Aller au cinéma, au théâtre, à un bal, à un concert, au restaurant, à un vernissage, acheter un livre, visiter un patrimoine devient un luxe peu accessible. Deux raisons peuvent expliquer cette situation : le pouvoir d’achat de la population et l’insécurité. D’autres raisons adjacentes peuvent également apporter un éclairage à ce problème : le manque d’éducation à la culture ou le fait qu’elle soit considérée comme les hobbies d’une classe sociale plus aisée. Mais faisons lumière sur ces deux premières causes.
Le pouvoir d’achat de la population
Accessibilité ne rime pas avec gratuité. Les biens culturels sont produits. Il y a toute une industrie qui se met en branle pour créer, acheminer et rendre disponible des produits à la consommation. Pour cela, il faut un certain pouvoir d’achat pour pouvoir en consommer.
À titre d’exemple, la France propose des Pass Culture à certaines catégories de la population leur permettant d’avoir des réductions pour consommer des biens culturels. L’entrée des musées est gratuite certains jours de l’année comme la Journée européenne du Patrimoine. Des centaines d’autres exemples peuvent démontrer la volonté de rendre accessible la culture du pays aux personnes éloignées des pratiques culturelles. Le ministère de la Culture à travers sa politique propose des solutions adaptées. On se posera la question de l’existence d’une politique culturelle en Haïti quelques paragraphes plus bas, mais osons poser la question, pouvons-nous consommer de la culture en Haïti ? Qui en a les moyens ?
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Un article de Pierre Jaurès Mérat, « Être pauvre en Haïti », paru dans les Cahiers d’outre-mer, fait lumière sur l’état de la pauvreté en Haïti. La pauvreté est un concept multidimensionnel qui peut embrasser plusieurs définitions selon qu’elle soit sociale, politique ou économique. Dans le cas d’Haïti, souligne l’article, on fait plus souvent référence à la pauvreté économique, concept très utilisé par les institutions internationales comme la Banque Mondiale. Haïti fait partie des pays les plus pauvres du monde, confirme la Banque Mondiale. En 2020, le PIB par habitant était de 2 925 USD, le plus bas de la région Amérique latine et des Caraïbes. Selon l’indice de développement humain de l’ONU, Haïti est classé 170 sur 189 pays en 2020.
L’inflation galopante vient s’ajouter à une situation déjà très préoccupante. Les derniers chiffres publiés par l’Institut haïtien de statistiques et d’informatiques (IHSI) indiquent une hausse de 24,7 % pour le premier trimestre de l’année fiscale de 2021. L’impact de cette hausse se fait ressentir directement sur le pouvoir d’achat des ménages. Cyprien L. Gary le détaille plus clairement dans son article.
Cet état d’extrême pauvreté éloigne et exclut de fait une grande partie de la population du champ des pratiques culturelles. Comment consommer de la culture quand on n’a pas accès au strict minimum pour vivre et que les besoins primaires ne sont pas comblés ?
Et les jeunes dans tout ça
Intéressons-nous un instant aux jeunes, grands consommateurs de produits culturels. La population haïtienne est particulièrement jeune. En 2007, l’Institut haïtien de Statistique et d’Informatique publie une enquête qui place le chômage des jeunes de 15 à 29 ans, à 50 %. En 2012, plus de la moitié des Haïtiens avaient moins de 21 ans, nous dit une étude française publiée dans la revue de société Autrepart. Selon cette même étude, après le séisme, le taux de chômage pour les jeunes de 10 à 24 ans était de 13,9 % et de 14,1 % pour les 25 ans et plus. Entre 2007 et 2012, les chiffres diffèrent drastiquement, mais ils révèlent incontestablement la précarité des jeunes du pays.
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Pour revenir sur l’objet de cet article qui est l’accès à la culture, il existe actuellement en Haïti plus d’une centaine d’établissements culturels : Le Centre d’Art, la Fokal, l’Institut français d’Haïti, le Centre Pen, le Centre Culturel Anne-Marie Morisset, pour ne citer que les plus populaires. Fréquentés par un public jeune et universitaire, la plupart des propositions de ces hauts lieux culturels demeurent gratuites pour permettre aux jeunes d’accéder à certains produits culturels. Ces initiatives, pour la plupart privées, pallient grandement le vide laissé par le ministère de la Culture. La Société haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) et le Centre culturel Anne Marie Morisset ont voulu témoigner.
L’expérience SHAA
Abritée dans les locaux de la Société d’Aide aux Aveugles (SHAA), la bibliothèque spécialisée Roger Dorsinville permet aux aveugles et personnes malvoyantes de se réaliser pleinement au moyen d’une approche inclusive, selon Jasmine Étienne. La bibliothèque dessert à la fois les publics voyants et non voyants. Elle dispose d’ouvrages en braille, sonores et en caractères réguliers. Une personne aveugle ou malvoyante, dès qu’elle est formée à l’écriture braille peut plus facilement s’approprier le savoir. À la bibliothèque, un soin particulier est accordé à l’inclusion. Les ateliers littéraires, sur le roman, la poésie, la nouvelle, les clubs d’anglais et de lecture réunissent les deux publics.
Grâce à la scolarisation ou la rescolarisation, les cours d’informatique adaptés, l’initiation aux réseaux sociaux, les jeunes non-voyants sont connectés… Ils utilisent ordinateurs et téléphones intelligents. Nombre de jeunes non-voyants et malvoyants s’illustrent au théâtre comme la comédienne Cindy Pierre-Louis (aveugle), Jonas Lamarque (malvoyant), Jerry Hilaire (aveugle), Swenskido Jean-Baptiste (Malvoyant) proviennent de la SHAA, sans oublier ceux qui font de la sculpture, du Slam, etc. La SHAA met tout en œuvre pour aider les jeunes non-voyants à prendre confiance en eux et à s’épanouir au moyen de sa bibliothèque. Chaque année, ils participent au Festival Handicap et Culture ou des concours de chant, mais en ces temps difficiles de crise, ils s’adaptent.
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En Haïti, la population déficiente visuelle n’utilise pas de chiens d’aveugle. Elle sort soit seule, soit accompagnée d’un guide voyant, soit à moto. Mais le plus important est qu’elle fait des déplacements « utiles » pour un but précis. Les trottoirs ne sont pas adaptés, les bâtiments sont peu accessibles.
La bibliothèque du Centre culturel Anne-Marie Morisset (AMM) essaye de toucher le maximum de jeunes dans les quartiers populaires pour mettre à leur disposition des activités d’ordre intellectuelles et culturelles : des formations sur la lecture, le théâtre, l’écriture, des discussions littéraires, des projections de documentaire, des ateliers d’écriture et autres. « En tant que bibliothécaire, j’anime des formations sur la danse, je conseille des lectures intéressantes, et je travaille pour la conservation et la vulgarisation des jeux traditionnels haïtiens tout en proposant d’autres jeux venus d’ailleurs », déclare Stéphania René de l’AMM.
Le public du Centre est majoritairement des écoliers, des universitaires et des enfants dont l’âge varie entre 8 à 15 ans. Tous les samedis, des séances de lecture, des projections, des formations en sciences expérimentales, des jeux et des cours en pâtisserie et dessin sont proposés aux enfants.
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L’instabilité politique et sécuritaire qui caractérise Haïti depuis plusieurs années est très contraignante pour la vie et à la consommation culturelle du pays. Il y a peu d’investissement de la part de l’État et du secteur privé dans le secteur. Aucune statistique n’informe sur les investissements culturels. Combien de complexes sportifs, de salles de cinéma, de théâtre, de concert ont été construits ? Il n’y a pas de données publiées à ce sujet.
Les espaces culturels qui résistent, ferment ou fonctionnent par intermittence, car ils sont la cible directe d’attaques en tout genre. Beaucoup de célébrations, de projections, de concerts, de rencontres, de festivals ont été annulés à cause de l’insécurité. Aujourd’hui, une certaine catégorie de la population, ayant plus de moyens économiques, se tourne vers la République dominicaine et la Floride. Qu’en est-il de la majorité de la population ?
Aucune réelle politique culturelle
La politique culturelle est le fil rouge qui doit traverser le travail du ministère de la Culture. C’est un document pilier contenant une feuille de route qui porte toutes les orientations du ministre et de son équipe. Pradel Henriquez, actuel ministre de la Culture a apporté une définition au micro de Caraïbes FM, dans l’édition du 23 avril 2021 de l’émission « L’invité du midi.
“La politique culturelle sert principalement à définir l’identité culturelle d’un peuple. Elle amène les décideurs à se positionner sur les valeurs, les intentions, les principes généraux, les axes d’orientation ainsi que les objectifs à atteindre pour une meilleure intervention culturelle”, a rappelé le ministre de la Culture et de la Communication (MCC).
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Ce document, s’il existe, devrait définir ce qu’est la culture haïtienne, ce qu’elle contient et l’orientation que le ministère veut donner pour les années à venir. Est-ce qu’il y a une politique culturelle en Haïti ? Pradel Henriquez le confirme :
Elle existe bel et bien, on cherche la cohésion pour appliquer les grandes lignes de la stratégie de ce secteur par un système de gestion culturelle qui, d’une part, assure à l’État la capacité d’exercer ses fonctions d’observation, de contrôle et de régulation, et, d’autre part, permet à tous d’accéder aux moyens de production et aux biens culturels.
Ce document doit être public et accessible à tous; aucun document de ce genre n’est disponible au moment de la rédaction de cet article.
Que peut la culture ? Qu’est-ce qu’elle nous apporte ? De la différenciation, de la distinction sociale, de l’apprentissage, du savoir, de l’épanouissement personnel, du plaisir, analysait le sociologue et spécialiste des pratiques culturelles Hervé Glevarec et la journaliste Olivia Gesbert à l’émission La Grande Table Culture de France Culture, disponible en podcast. Plusieurs dimensions sont à considérer lorsqu’on parle de l’expérience culturelle et de son apport, expliquait le sociologue.
Peterson Anténor, diplômé en psychologie à l’Université d’État d’Haïti, finalisant actuellement un master 2 en anthropologie à l’Université Lumière de Lyon nous a apporté sa lumière par rapport à cette question. Selon lui, la culture peut tout apporter, c’est l’expression vivante de l’humanité. C’est à partir de la culture que l’homme peut penser sa société d’une autre manière. Ce qui se passe en Haïti est d’abord une crise culturelle et identitaire, nous dit l’anthropologue. On a une société qui est perdue, qui ne s’identifie plus, qui refuse de s’enraciner et qui se projette dans un ailleurs fantasmé. L’homme est culture et la culture peut rehausser toute humanité.
Impératif de valorisation
Avant de parler d’accès à la culture, pour quel que soit le type de public, parlons d’abord de valorisation, nous dit l’Anthropologue Peterson Anténor. En Haïti, le problème est que le peuple ne valorise pas ou n’a pas appris à valoriser sa culture, ses mœurs, ses coutumes et traditions. La question de la valorisation a déjà été posée par beaucoup d’intellectuels, surtout l’École indigéniste avec Price Mars et par les écrivains qui ont donné naissance à l’école d’ethnologie. En réfléchissant sur la culture du pays, ils sont arrivés à la conclusion que c’était le travail de l’élite de faire en sorte que la population valorise ce qu’il a comme culture. C’est par cette valorisation que l’on peut penser l’accès à la culture.
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Valoriser sa culture peut s’apprendre. Un travail conjoint doit se faire entre le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale. L’éducation à la culture peut commencer dès la maternelle. Il faut parler des grandes figures de la littérature, de la danse, de la gastronomie, du théâtre, de la peinture, mettre en lumière le patrimoine, visiter des musées, faire des projections…
Soucaneau Gabriel
Master en gestion de projets culturels
Image de couverture: Des participants à l’exposition de K2D dans les jardins de la Villa Kalewès le 11 février dernier. Carvens Adelson / AyiboPost
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