AyiboPost s’est entretenu avec Maria Abi-Habib, journaliste du New York Times, après la publication de son article très commenté : Le président haïtien dressait une liste de narco-trafiquants. Ses tueurs l’ont saisie. Widlore Mérancourt, éditeur en chef et Ralph Thomassaint, ancien directeur de publication, ont mené la discussion.
« Les révélations de cet article sont les tensions qui existaient entre la famille Martelly et le camp de Jovenel Moise. Des gens bien placés ont confirmé ces tensions pour nous. Il y a par exemple cette fameuse déclaration ou Sophia Martelly dit que Jovenel Moïse est une simple propriété privée.
Et je crois que pour la première fois nous avons pu lier Jovenel Moïse à des gens comme Kiko St Rémy, ou Evinx Daniel, bien avant qu’il soit introduit devant le peuple comme quelqu’un qui devrait succéder à Michel Martelly. Jovenel Moïse est sorti quasiment de nulle part, même s’il faisait partie, il est vrai, d’une chambre de commerce.
Je crois aussi que [les révélations] sur l’industrie de la pêche aux anguilles, et le fait que le secteur soit probablement utilisé pour blanchir de l’argent, a surpris beaucoup de monde.
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Il y a aussi cette piste d’atterrissage que nous avons visitée à Savane Diane. Je ne crois pas qu’un Haïtien sera surpris d’apprendre qu’il y a des avions qui s’écrasent sur le territoire, remplis de cargaisons illicites comme de la drogue. Nous avons vu la piste, nous avons remarqué les épaves d’un avion qui s’est écrasé tout près. Les gens qui ne vivent pas loin de la piste nous ont dit que ce sont des personnes puissantes de Port-au-Prince qui s’occupent de cette piste. »
« Nous avons eu des retours positifs de gens au sein du gouvernement américain qui veulent que les choses changent, et qui croient que pour le moment la stratégie des États-Unis n’est pas la bonne, et qu’elle ne profite pas aux Haïtiens. Est-ce que cela va se traduire par un changement de stratégie de l’administration Biden ? On verra. »
« Nous avons donné à Sophia et Michel Martelly, à Kiko St Remy plusieurs jours pour qu’ils puissent donner leur version. Et nous avons insisté en leur disant que c’était vraiment nécessaire qu’ils interviennent [dans l’article], que leurs commentaires étaient les bienvenus. Mais ils ont décidé de ne pas le faire. Il parait que leur entourage essaie de me discréditer, mais tout le monde qui a un brin d’intelligence comprend qu’ils font cela parce que l’histoire ne va pas dans le sens de leurs intérêts. Et probablement ils regrettent maintenant de ne pas avoir fait de commentaires, mais c’était leur choix. »
« Tout le monde parle de la liste [de noms]. Et c’est vrai que le mot apparaît dans le titre de l’article. Mais je crois que l’article va au-delà de cette liste. Selon ce que nous avons compris, le nom de Kiko [St Remy] apparaitrait dans cette liste. Je dois préciser que nous ne savons pas vraiment à quel point Jovenel Moïse en était avec cette liste. Mais il y travaillait ; il faisait une compilation de noms. Je ne peux pas vous dire si la liste était déjà prête pour être rendue à la DEA, au moment où les assassins sont rentrés dans sa chambre. Mais [Jovenel Moïse] était quelqu’un qui aimait tout écrire sur papier. Il était de l’ancienne génération, qui aimait faire cela. »
« Nous ne savons pas vraiment pourquoi il voulait faire tomber certaines personnes. Voulait-il faire cela parce ces gens étaient en train de gâcher son mandat et qu’il en avait assez ? C’est ce qu’on nous a dit. […]”
« Ses liens avec Evinx Daniel m’ont vraiment surprise. Je ne savais pas vraiment qui était Jovenel Moïse. Mais une fois que j’ai entendu le nom de Daniel, je me suis dit qu’il y avait beaucoup de choses qu’on ignorait. Il connaissait Evinx Daniel depuis plus de vingt ans, et il avait été impliqué dans son entreprise qui vendait les bonbons Mariella. Et cette compagnie avait été l’objet d’enquête de la police. Donc est-ce que les intentions de Jovenel Moïse allaient dans le sens de “je veux nettoyer le pays” ou “je veux m’accaparer de tout cela”, nous ne savons pas. »
« J’aurais souhaité comprendre pourquoi Jovenel Moïse dressait cette liste-là. Je pense qu’il y avait certainement le sentiment d’avoir été trahi par les gens qui l’avaient placé au pouvoir. Il voulait leur faire un peu de mal, selon ce que des gens m’ont dit. Mais des gens qui étaient ses associés, eux, disent que [Jovenel Moïse] haïssait les trafiquants de drogue et qu’il voulait tous les faire tomber. J’aurais voulu avoir plus de temps pour fouiller et trouver la raison de la liste, si les intentions étaient pures ou non. »
« Je voulais savoir qui était Jovenel Moïse. Je ne pensais pas à élucider le mystère de sa mort. Et quand j’ai commencé à voir qui il était avant de devenir président, il y avait beaucoup de liens avec sa vie en tant que président. Je crois que nous avons aidé à faire comprendre les derniers 7 mois de sa vie, qui étaient très importants. Il y a ce coup d’État manqué, qui selon beaucoup de gens n’était pas un vrai coup d’État ; il y a son altercation avec Dimitri Herard sur le sujet des armes qu’il vendait aux gangs et aux oligarques. »
« Malheureusement nous avons dû enlever quelques détails, parce qu’ils pouvaient rendre l’article incompréhensible pour nos lecteurs, qui sont une audience internationale. Par exemple, j’avais les noms de chefs de la police qui s’occupaient de collecter de la drogue. »
« Je dois bien entendu protéger les personnes à qui j’ai parlé. Les gens pensent parfois que c’est facile, et que tout le monde est d’accord immédiatement pour me parler. Pourtant pour trois personnes qui sont intervenues dans l’article, j’ai dû travailler dur pendant trois mois pour que finalement elles acceptent de s’asseoir avec moi et de parler.
Ce que je peux dire des quatre personnes qui ont fait des révélations dans l’article, c’est qu’ils ne sont pas des amis. Et aucune d’entre elles ne savait si j’avais parlé à l’autre. Pourtant leurs histoires coïncident.
Elles avaient très peur pour leur vie, mais je ne pouvais pas me contenter d’une seule personne qui me faisait des confidences anonymes. Il me fallait plusieurs sources. Et la quatrième personne a accepté de me parler parce qu’elle s’est rendue compte que j’en savais déjà beaucoup. »
« Au sujet de l’industrie des anguilles, j’ai visité plusieurs villes et villages. Et j’étais surprise de voir que les gens connaissaient Kiko St Rémy ; c’était vraiment bizarre. Et l’un de ces villages est très éloigné, c’est à peine si vous pouvez y passer un appel. Et les gens m’ont dit que Kiko venait parfois, jouait avec les enfants, et s’enquérait de la saison [de pêche]. »
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« De ce que nous avons appris, il ressort que Jovenel Moïse était un curieux personnage. Il était très loyal à Michel Martelly pour l’avoir choisi comme son successeur. Et même quand il a commencé à se sentir inconfortable avec Michel, Sophia et Kiko, il se disait encore qu’il devait sa présidence à ces gens. À ce qu’il parait, Sophia pouvait l’appeler et lui faire des remontrances à propos de décisions qu’il prenait. Joverlain Moise, Gabriel Fortuné, nous ont par exemple dit que Michel Martelly demandait des contrats à Jovenel Moïse, ou des postes ministériels, et que Kiko en faisait de même. Il y avait donc un combat intérieur, en Jovenel Moise. Il se disait qu’il devait sa place à ces gens, mais qu’en même temps il ne pouvait rien faire à cause de ces gens.
Mais une fois que [la tentative de] coup d’État a eu lieu, il paraît qu’il a décidé de prendre des positions plus tranchantes. Mais plusieurs proches de Jovenel Moise croient que ce coup d’État était en fait une ruse, pour amener le président à faire encore plus confiance à Dimitri Herard, qui finalement allait le trahir, en laissant les assassins entrer dans sa maison, selon ce qu’on dit.
Nous avons appris aussi que Jovenel Moïse aurait demandé à la douane d’inspecter les cargaisons qui étaient au nom de Kiko St Rémy. Parce qu’à ce qu’il parait, les affaires de St Rémy ne sont pas inspectées par la douane d’habitude. Et tout cela a probablement joué un grand rôle dans les sept derniers mois de la vie de Jovenel Moise. »
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