Des milliers de familles ont tout perdu, alors que la plupart des responsables de coopératives continuent de vivre en Haïti, et ont même ouvert d’autres entreprises
Margareth Fortuné revient sur l’épisode avec peine. En 2002, elle a perdu deux millions de gourdes. « L’argent n’appartenait pas à moi seul, mais à un groupe d’amis, dit-elle. Je les ai encouragés à épargner dans les coopératives, mais finalement, ils m’ont tenu pour responsable de leur perte. »
Les histoires comme celle de Fortuné sont légion. En vrai, 200 000 Haïtiens ont vu leurs épargnes placées dans des caisses populaires volatilisées. Appelées aussi coopératives, ces institutions acclamées par le président de l’époque, Jean Bertrand Aristide, offraient des taux d’intérêt mensuels allant jusqu’à 20 %, soit 240% l’an. Ce pourcentage trop alléchant n’était soutenu par aucune logique financière, selon les économistes.
Petits commerçants, paysans, membres de la diaspora et simples ouvriers ont perdu 17 milliards de gourdes, instantanément. Les dédommagements offerts par l’État haïtien étaient insignifiants, et la grande majorité des victimes n’ont rien reçu.
Dix-neuf ans après, les anciens propriétaires de coopératives trouvent du travail au sein du gouvernement ou lancent de nouvelles entreprises, sans égard pour les dommages causés aux sociétaires de leurs anciennes caisses populaires.
Aucun dédommagement
Cœurs-Unis prenait place parmi les initiatives de l’époque les plus populaires avec pas moins de 23 000 membres. Son propriétaire, David Chéry, refuse d’évoquer le terme « faillite » pour parler de son ancienne entreprise. « On est l’unique coopérative qui a procédé au remboursement de nos sociétaires », assure-t-il.
La version de Chéry ne cadre pas tout à fait avec la réalité. Plusieurs citoyens qui ont placé des centaines de milliers de gourdes dans cette coopérative rapportent n’avoir rien reçu comme remboursement.
Selon ce que raconte Lindy Michel, un étudiant à l’Université d’État d’Haïti, son père Larive Michel avait placé les seules 100 000 gourdes qu’il possédait à Cœurs-Unis. L’homme s’est éteint en 2010 sans avoir récupéré un sou de son argent. Importatrice de meubles de la République Dominicaine, Rachelle Fondechaine a enregistré l’énorme perte d’un million de gourdes.
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Margareth Fortuné est la cheffe de file de l’Association nationale des femmes victimes de la faillite des coopératives. Elle déclare que l’entreprise de David Chéry n’a remboursé personne. « Je condamne la passivité de la justice, de l’État et de la Police Nationale d’Haïti qui n’ont toujours pas fait suite à nos plaintes pour condamner les chefs de coopératives qui circulent à tout va dans le pays», dit-elle.
David Chéry est le seul propriétaire de coopérative à avoir été appréhendé par la police, après une tentative de fuite sur la frontière haïtiano-dominicaine. A l’époque, Chéry dit avoir racheté sa liberté. Depuis, il vit paisiblement sa vie dans le pays et son business opère à l’avenue Magloire Ambroise.
« C’est un sujet très sensible, dit Chéry, évoquant l’affaire des coopératives. Certaines vérités peuvent déranger des gens pleins de pouvoirs en Haïti. Des hommes qui détenaient des coopératives illégales à l’époque sont à présent ministres et hauts cadres au sein de l’institution policière », lâche-t-il. Margaret Fortuné confirme cette observation.
Implication du président
Les coopératives commencent à se populariser en Haïti à partir d’une grande campagne de sensibilisation réalisée dans le pays dès 1998. Cette campagne s’est amplifiée en 2001 avec l’implication du chef de l’Etat, Jean Bertrand Aristide.
« Le président Aristide encourageait les citoyens, la diaspora et les retraités à épargner dans les coopératives, se souvient Margareth Fortuné. Les gens ont massivement répondu à l’appel. Certains ont vendu leurs biens pour épargner l’argent [dans ces coopératives]. »
Ces entreprises d’épargne affichaient à l’époque des taux mensuels imbattables de 10 à 20 %. « Aucune entreprise financière ne peut tenir longtemps avec un taux mensuel aussi élevé », analyse l’économiste Etzer Émile. En réalité, l’argent collecté des sociétaires devait être investi ailleurs pour pouvoir générer des profits. La plupart des investissements n’étaient guère rentables.
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Les banques commerciales faisaient elles dans la prudence. Elles n’accordent pas plus que « 0,2 jusqu’à 0,5 % l’an », rapporte Etzer Émile. Les gens ont donc afflué sur le « piyay » des caisses populaires. Quelqu’un qui place 20 000 dollars américains dans une coopérative pouvait collecter jusqu’à 4 000 dollars par mois.
« On n’avait pas peur de liquider un bien pour épargner la somme à un taux mensuel de 11 % par mois à Cœurs-unis », confie Rachelle Fondechaine, coordonnatrice de l’association Femme combattante pour le développement d’Haïti (FCDH). Cette structure regroupe une quantité de sociétaires victimes de la faillite des coopératives.
Déclin douloureux
À partir des années de 2001 et 2002, les problèmes commencent à se faire ressentir. « La coopérative de carrefour (COFCA) est la première à déclarer faillite, explique Margareth Fortuné. La liste s’est ensuite allongée avec la Caisse d’assistance d’épargne et de crédit (CADEC) et la Coopérative d’entrepreneuriat indépendant (CEI). »
Dans le vacarme assourdissant des plaintes, des chefs de coopératives ont quitté le pays avec l’argent des sociétaires.
Le krach des coopératives a engendré des traumatismes graves. Fondechaine raconte avoir perdu contact avec un cousin cher à lui. « Mon cousin détenait un grand magasin de riz à Drouillard, dit-elle. Il avait perdu près de quatre millions de gourdes à la CADEC. Il a quitté le pays après cette débâcle financière. Depuis, on n’a pas eu de ses nouvelles ».
L’impact économique demeure saisissant. « Nous avons travaillé et avons vendu nos biens pour gagner cet argent, continue Fondechaine. L’effondrement de ces institutions constituait un vaste complot qui visait la destruction de la classe moyenne haïtienne. »
Des opérations de dédommagement ont eu lieu sous l’administration Boniface/Latortue. Des sommes dérisoires ont été débloquées par l’État pour compenser des sociétaires victimes.
Le leader de l’Association nationale des femmes victimes de la faillite des coopératives, Margareth Fortuné, réclame justice, encore aujourd’hui. « L’association a reçu 13 millions de gourdes qui ne représentent rien, comparativement aux sommes perdues par l’ensemble de ses membres. »
État irresponsable
Les coopératives existent depuis des dizaines d’années dans le pays. Plusieurs catégories peuvent être dénombrées : coopérative agricole, de pêche, entre autres.
« Les entreprises financières qui ont fait faillite n’étaient pas des coopératives », selon les dires de Guison Celestin responsable de communication de l’Association Nationale des Caisses Populaires haïtiennes (ANACAPH).
L’on parlait de PDG de caisses populaires, alors que normalement, les responsables de ces entités doivent être des bénévoles, analyse Célestin. « On avait un ensemble d’entreprises pyramidales qui n’ont pas pu résister sur le marché », dit-il.
À date, Haïti compte 61 caisses populaires agréées par la BRH. 52 d’entre elles se regroupent au sein de l’ANACAPH. AyiboPost a vainement essayé de contacter le Conseil national des coopératives (CNC) et la Direction de l’inspection générale des caisses populaires (DIGCP) de la BRH dans le cadre de cet article.
Si l’État haïtien a échoué à protéger les citoyens, et n’a rien fait pour les dédommager correctement, le scandale des coopératives a offert aux autorités l’occasion de réguler le domaine. « Cet événement a accéléré le processus qui visait à doter le secteur d’une loi spécifique à son organisation et fonctionnement », renchérit Célestin.
Avec cette loi votée en 2002, les coopératives fonctionnent sous l’autorité du CNC et sous la supervision de la DIGCP de la BRH.
Emmanuel Moïse Yves
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