Certains ont en effet choisi la crémation par crainte qu’après leur mort, on ne vienne profaner leur tombe
Bazile Fabie était une adolescente à la mort de sa mère, il y a une quinzaine d’années. Elle se souvient de la cérémonie. Mais surtout, la trentenaire se rappelle le moment où le corps de sa mère a été mis dans un four, pour y être brûlé.
« Après la cérémonie funéraire, mes sœurs et moi sommes allées à la pompe funèbre, qui a fait une deuxième exposition du corps. Puis, nous sommes passés dans une autre pièce. Ils ont placé ma mère dans une grande boîte, et l’ont mise dans le four. Il faisait très chaud. Ensuite, le corps brûlé était mis dans un second appareil, où il était réduit en petits grains. C’était très dur, et je n’ai pas cessé de pleurer. Je me disais que ma mère était en train de souffrir le martyre. »
Après environ un mois, la pompe funèbre les appelle, pour récupérer les restes de leur mère. « On nous les a remis dans un sachet, qui était dans une petite boîte, dit-elle. Elle était étonnamment lourde. »
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Les sœurs de Bazile Fabie, plus grandes qu’elle, ont décidé la crémation pour leur mère parce qu’elle avait beaucoup souffert avant de mourir. « Elle est morte d’un cancer, explique-t-elle. Le genre de cancer qui tue après très peu de temps. On ne voulait pas qu’elle souffre encore même après sa mort, par une décomposition lente de son corps. ».
Comme Bazile Fabie, beaucoup de personnes, surtout parmi les jeunes, choisissent la crémation pour leur proche, ou pour elles-mêmes, à leur mort. Les raisons de ce choix sont complexes. Mais selon Jacqueline Baussan, psychologue, les vivants ont l’obligation de le respecter. « C’est un choix personnel, dit la clinicienne. Certains en parlent bien avant de mourir, d’autres seulement à l’article de la mort. L’important, pour ceux qui restent, c’est de comprendre et de respecter ce choix. »
Si l’incinération n’est pas le premier choix des proches des défunts, certains semblent de plus en plus intéressés. En 2017, l’entreprise Pax Villa a rapporté 167 crémations, selon les statistiques de The Cremation Society.
Un feu dévorant nous brûle
Mathieu Ludovic Piard a 34 ans. Pourtant, il a déjà réfléchi à ces questions et la crémation est pour lui l’idéal. « J’ai déjà cherché à connaître le prix de ce service, explique-t-il. Je crois que tous les souvenirs qui resteront de moi, sont déjà présents dans la tête des gens qui m’ont côtoyé ».
L’inhumation n’est pas faite pour lui. « Je ne veux pas être enfermé dans une boite pendant longtemps, poursuit-il. D’ailleurs, après je veux qu’on répande mes cendres dans un cours d’eau, pour que je sois libre ».
D’après Jacqueline Baussan, tout est une question de représentation. « Certains disent qu’ils ont peur du froid, donc ils ne veulent pas aller à la morgue. D’autres au contraire ont peur du feu, ou encore ne souhaitent pas que leur corps se décompose six pieds sous terre. Cette personne ne pense pas au fait qu’à sa mort elle ne ressentira pas la chaleur ou le froid. »
À chacun ses raisons
Dans un appel à témoignages en ligne réalisé pour cet article, une quarantaine de personnes ont donné leur avis, quant à leur préférence.
Plus de 70 % des réponses provenaient d’individus âgés de 18 à 28 ans. Dans environ 60 % des réponses, la crémation était la méthode préférée. Les raisons étaient différentes à chaque fois : « Je ne veux pas que mon corps occupe trop d’espace sur cette terre, alors que je ne suis plus » ; « Je veux éviter que mon cercueil soit vole » ; « Si la cave a été louée, on peut en retirer mon corps pour le jeter », etc.
Certains ont en effet choisi la crémation par crainte qu’après leur mort, on ne vienne profaner leur tombe. Selon Erol Josué, artiste et hougan, qui est aussi directeur du bureau national d’ethnologie, cette pratique a pris chair pendant ces trente dernières années pour éviter la profanation du tombeau.
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« Depuis quelque temps, l’Haïtien perd son humanité, regrette Erol Josué. Ils vont piller les tombes à la recherche de manches de cercueil, et d’autres objets de valeur. Or nous avons un rapport très étroit avec nos morts. À la disparition des êtres chers, nous versons du clairin en leur mémoire, nous cuisinons en leur honneur tout ce qu’ils aimaient de leur vivant. Parce que dans l’au-delà, la personne morte enverra de ses nouvelles, en devenant parfois le génie de la famille. »
Il y a aussi la zombification, d’après le directeur du BNE. « C’est une autre raison importante, souligne-t-il. Mais bien avant la crémation, il y avait d’autres moyens de protéger une tombe. On parle alors de “ranje kadav”, “ranje mò”, pour éviter la profanation. »
Implications psychologiques
Après le séisme du 12 janvier 2010, des milliers de personnes n’ont pas retrouvé le corps de leurs proches, disparus dans la catastrophe. Jusqu’à présent, le doute persiste encore dans l’esprit de certains, quant à la mort de ces personnes. L’absence du corps nuit beaucoup au processus de deuil, en grande partie parce que l’espoir de retrouver le disparu persiste encore.
Mais la crémation, d’après Jacqueline Baussan, n’est pas un deuil sans corps, même si celui-ci est détruit par le feu. « La crémation vient après la cérémonie des funérailles, dit la psychologue. Et cette cérémonie, ces rituels, mettent le vivant devant l’évidence de la mort. De plus, même si le corps était inhumé, après l’enterrement il disparaît, et ne reste que la possibilité de recueillement sur la tombe. »
L’implication psychologique est plus grande pour ceux qui vivent mal le choix de la crémation. « C’est pour cela qu’il est important d’en parler bien avant, poursuit Jacqueline Baussan, afin de se préparer. ». Selon la psychologue, certains peuvent être amenés à ne pas respecter la volonté du défunt. « Parfois, la somme des désaccords qui existaient entre le défunt et les vivants peut conduire à une décision inconsciente de faire ce qu’on sait que le mort n’aurait pas aimé, le contraire de sa volonté. »
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La crémation, surtout quand les cendres sont gardées à domicile, fait naître le sentiment que le défunt est encore présent. « C’était le meilleur choix, dit Bazile Fabie. Avant de mettre les restes de ma mère dans une cave, à la pompe funèbre, l’urne est restée quelque temps avec nous à la maison. Je sentais sa présence. Je lui parlais souvent. Je nettoyais sa table. »
Mais beaucoup de professionnels, psychiatres et sociologues, estiment que c’est un mauvais choix de garder les cendres chez soi. Cela peut amener une forme de deuil pathologique. En plus, il peut y avoir de graves traumatismes si un accident arrivait et que l’urne se brisait.
Bazile Fabie assure que la famille prévoit de répandre les cendres, une fois qu’ils arrivent à se rencontrer tous, ne vivant pas dans le même pays.
Une question de foi
Bazile Fabie se rappelle l’incrédulité des fidèles de l’église de sa mère. « Ma mère était protestante, explique-t-elle. Elle faisait partie de la chorale. Quand le pasteur a appris qu’on n’irait pas au cimetière après la cérémonie, on pouvait voir sur son visage, et celui des autres, toute leur désapprobation ».
La religion est en effet l’une des raisons qui font que certaines gens préfèrent l’inhumation. Certains croyants ont peur de la crémation parce qu’ils ont l’espoir de ressusciter avec leur corps. L’Église catholique a interdit l’incinération pendant longtemps. Aujourd’hui encore, une cérémonie funéraire ne sera pas célébrée devant une urne. Mais en 1963 l’église du Vatican a lâché du lest en autorisant la crémation. Les églises protestantes luthérienne et calviniste, par opposition au dogme catholique, avaient de leur côté autorisé la pratique depuis 1898.
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Dans le vaudou haïtien, l’incinération n’est ni interdite ni encouragée, selon Erol Josué. « Beaucoup de vodouisants n’en veulent pas, dit-il. Mais cela dépend d’abord de la philosophie de vie de la personne, qui est libre de choisir. »
Selon le chanteur, le corps a une grande importance dans le vaudou, parce que l’esprit repose en lui. Brûler son corps n’empêche pas l’individu de poursuivre son chemin. Mais, le feu est un grand symbole pour les vodouisants.
« Dans le vaudou, il y a le “boule zen’, explique Erol Josué. Quand quelqu’un est initié, quand il devient un “kanzo’, ou encore à la mort d’un grand initié, on organise cette cérémonie pour le purifier. Trois mois après sa mort, puis six, puis neuf mois, et après un an et un jour, on reprend la cérémonie. Il est ainsi purifié pour s’il va revenir, ou pour poursuivre son chemin. »
Jameson Francisque
Cet article a été modifié. 23.11.2020 9.42
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