Toutefois, le pays ne dispose que d’une quinzaine de juges formés pour des crimes financiers
L’organisation d’un procès pour récupérer les sommes dilapidées et illégalement captées à travers le programme Petrocaribe par des autorités politiques, et des personnalités du secteur privé reste possible, disent plusieurs experts, bien au courant du dossier.
Cependant, l’implication de grands commis de l’État dans l’affaire, comme le président Jovenel Moïse, mais aussi les faiblesses inhérentes au système judiciaire haïtien, rendent la démarche compliquée.
« Il faut des juges compétents » lance Étienne (nom d’emprunt), un juge et juge d’instruction très influent dans le pays. Étienne est l’un des seuls « magistrats assis » formés dans le traitement des crimes financiers. Ils sont une quinzaine en tout en Haïti. Ce professionnel préfère garder l’anonymat, parce qu’en cas de procès contre les dilapidateurs des fonds Petrocaribe, il peut être amené à siéger.
Selon lui, n’importe quel juge ne peut pas mener un procès de cette envergure. « Il faut d’abord la formation nécessaire dans les procès pour crime financier, explique le magistrat, sinon on court vers l’échec directement. Il faut aussi des juges qui ont du courage, et qui sont libres de toute accointance politique. »
Samuel Madistin, avocat et dirigeant de la Fondation Je Klere, croit aussi que la formation est une condition incontournable. Mais de plus, l’avocat pense qu’il est nécessaire de mener des enquêtes sur les juges qui seraient choisis. « Petrocaribe met en cause des gens qui ont détourné des milliards de dollars, rappelle-t-il. Ils ont donc beaucoup d’argent. Cela demande des magistrats au-dessus de tout soupçon, qui n’accepteront pas de se corrompre. »
La volonté politique avant tout
Au-delà des changements nécessaires à opérer dans la Justice du pays, le dossier Petrocaribe risque d’être enterré par les politiciens, actuellement au pouvoir. « Le politique doit se mettre d’accord avec le judiciaire pour réaliser un tel procès, croit Me Samuel Madistin. Il faut par exemple garantir la sécurité de tous ceux qui auront à comparaître devant les tribunaux. »
Il est d’autant plus compliqué de garantir l’organisation de ce procès, que beaucoup de noms cités sont de hauts fonctionnaires de l’État. « Ce n’est pas la première fois que des gens au pouvoir [sont] impliqués dans un procès, dit Samuel Madistin. Il y a eu le dossier du massacre de la Scierie, ou encore l’assassinat de Jean Dominique. De grands dignitaires de l’État ont même été emprisonnés. La particularité de [Petrocaribe], c’est que c’est la première fois qu’un président en exercice est indexé. »
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En général, les procès qui mettent en cause des responsables publics s’arrêtent en cours de chemin, à en croire l’avocat. « On fait traîner les enquêtes, explique-t-il. Parfois les juges rendent des ordonnances, mais les accusés introduisent des recours. Un dossier comme celui de Jean Dominique est en cassation depuis des années. »
Quatre présidents se sont succédé depuis que le Venezuela et Haïti ont signé l’accord Petrocaribe. Mais c’est sous la présidence de Jovenel Moïse que le vrai scandale a éclaté. Le président de la République est cité pour être au « cœur d’un stratagème de détournement de fonds », alors qu’il était dirigeant de son entreprise Agritrans. La première réaction du chef de l’État a été de discréditer la cour, après la publication de son premier rapport en janvier 2019. Pour lui, ce n’était qu’une chasse aux sorcières.
Ce premier rapport, sorti sous pression populaire, explique en détail des stratagèmes dont se sont servis de grands fonctionnaires de l’État, ou des particuliers du secteur privé. Des milliards de dollars ont fondu comme du beurre, sans traces de réalisations conséquentes.
Deux autres rapports ont fait suite au premier. Ils n’ont fait que confirmer ce qui était déjà dit, et ce que les citoyens pensaient : Petrocaribe a été une manne tombée du ciel pour des hommes et des femmes corrompus bien connectés politiquement.
Un procès retardé
En marge de la publication des trois rapports, de multiples voix se sont élevées pour demander un procès, digne de celui de la consolidation. Ce procès, organisé sous la présidence de Nord Alexis, en 1904, a condamné l’ex-président Tirésias Simon Sam et des fonctionnaires de l’État, pour avoir dilapidé les caisses de la République.
Pour Petrocaribe, on semble encore loin. L’Etat haïtien, sous le gouvernement de Jean Henry Céant, a fait un pas important, en portant plainte contre les personnes indexées par les rapports de la CSCCA. D’autres particuliers, plus de 70, selon des déclarations de leur avocat André Michel, ont aussi porté plainte.
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Le 13 mars 2019, le parquet de Port-au-Prince, représenté par le commissaire du gouvernement Paul Eronce Villard, a acheminé le dossier au juge d’instruction Ramoncite Accimé. Ce juge, accusé de ne pas travailler activement sur le dossier, a quand même convoqué des personnalités dont les noms sont cités dans les rapports de la Cour.
D’autres personnes ont été interdites de départ. Mais depuis, le dossier du procès Petrocaribe semble jeté aux oubliettes. Plus d’un an après le premier rapport, la CSCCA n’a toujours pas procédé aux suites nécessaires : la communication des arrêts de débet, ou de quitus.
Ces arrêts sont des décisions importantes. Si la CSCCA délivre un arrêt de débet à l’encontre d’un dignitaire de l’État, cela signifie que sa gestion était irrégulière. Il peut ainsi être poursuivi par la justice. L’Arrêt de quitus, quant à lui, décharge une personne de tout soupçon de mauvaise gestion.
Des délais et des juges
Le système judiciaire a depuis longtemps été sous les feux de la critique. Les magistrats sont souvent accusés de vendre la justice au plus offrant. Jovenel Moïse, le 13 décembre 2017 à Paris, a révélé lui-même avoir nommé 50 juges soupçonnés de corruption.
Selon Étienne, beaucoup de dossiers ont été mis de côté ou trainent dans les tribunaux depuis des années, à cause de leur coloration politique. Mais les délais de la justice sont clairs. « Un juge d’instruction a deux mois pour mener son enquête, précise le magistrat. La loi lui accorde un autre mois pour son ordonnance, et il peut prolonger ces délais si nécessaire. »
Pour un procès de crimes financiers, trois mois ne suffisent pas selon Étienne, mais rien n’expliquerait que de tels dossiers traînent en longueur. « Si un juge ne travaille pas, alors qu’on lui a confié un dossier pareil, la loi indique comment on peut le contester, pour déni de justice notamment. L’inspection judiciaire peut le sanctionner, et la loi prévoit les sanctions. »
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Selon les rapports de la CSCCA, c’est dans tout le pays que des chantiers ont été commencés, puis abandonnés, alors que les fonds ont été décaissés.
Mais un juge d’instruction en charge d’enquêter sur les fonds Petrocaribe n’aurait pas besoin de se déplacer dans toutes ces juridictions. « La loi prévoit ce qu’on appelle une commission rogatoire. « Le juge peut déléguer son autorité à un autre juge, ou à la police, pour poser des actes en son nom, dans des juridictions différentes de la sienne », explique Samuel Madistin.
Pour pallier le manque de compétence des juges sur les crimes financiers, Samuel Madistin croit que le mieux est de les mettre en synergie. D’ anciens juges, qui connaissent le système, qui ont l’honnêteté indispensable, pourraient accompagner le juge principal qui mène le procès. Mais, là encore il faut une volonté politique sans faille.
Les lois sont là
La formation des juges, ainsi qu’un screening minutieux sur leur passé, leur situation financière, leur moralité, ne suffit pas. Les lois sont importantes également.
Le pays a récemment connu de virulents débats sur la publication par décret d’un nouveau Code pénal. Mais, malgré les désaccords sur la procédure de publication, tout le monde s’accorde à dire que l’ancien Code était désuet. C’est le cas pour beaucoup de textes juridiques, qui mériteraient d’être révisés pour mieux correspondre aux nouvelles réalités.
D’après Étienne pourtant, pour l’organisation d’un procès pour crime financier, Haïti dispose d’assez d’instruments. « Il y a des lois sur la corruption, ainsi que des institutions, assure le juge. Le pays a aussi signé plusieurs conventions internationales qui lui donnent la capacité de conduire ces procès. »
Pour Maitre Samuel Madistin, quelques lois, si elles faisaient partie de notre système, auraient été très utiles. Mais, d’après lui, leur absence ne peut pas empêcher le procès. Il s’agit par exemple d’une mesure sur la médiation pénale. Dans d’autres pays, la médiation pénale peut éviter la prison à l’accusé, en faveur d’autres types de peine. Elle pourrait, d’après Me Madsitin, aider à récupérer les sommes détournées.
Un procès technique
La mobilisation de rues a beaucoup aidé à la production des rapports de la CSCCA. Mais une fois un procès engagé, c’est la technique qui devra primer, avertit Samuel Madistin. « Il ne faut pas oublier que les accusés, pour la plupart, pourront engager les meilleures compétences pour les défendre », dit-il.
Il y aussi les prescriptions. En droit, la prescription est un principe qui définit au-delà de quelle durée, une action en justice n’est plus recevable.
Samuel Madistin estime qu’il faut faire attention. « La prescription existe pour des crimes financiers, assure-t-il. Mais des actes juridiques peuvent la suspendre ou l’interrompre. Si les personnes indexées sont encore au pouvoir, leur délai de prescription ne commence que lorsqu’elles n’y sont plus. Mais chaque fois que le juge d’instruction pose un acte, dans le dossier, la prescription recommence. »
Quant à Étienne, il croit que les juges qui s’occupent de ce type de procès doivent finement connaître les lois, pour empêcher que les avocats ne viennent faire casser leur jugement.
Jameson Francisque
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