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Opinion | Haïti va dépenser des millions pour un hôpital déjà payé à 90 % par Petrocaribe

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Le bon Dieu s’énervait dans son atelier.
«Ça fait trois ans que j’ai planté cet arbre
Et j’ai beau l’arroser à longueur de journée,
Il pousse encore moins vite que ma barbe.»
Pour faire un arbre, Dieu que c’est long!
Hughes Aufray (Chanson Scout)

Depuis quelques semaines, l’engouement pour contribuer à la construction ou au fonctionnement des hôpitaux a repris sur les réseaux sociaux.

On se souvient de l’enthousiasme généré par le projet des artistes qui visait la construction d’un hôpital en mars 2018. Aujourd’hui, des lives sur internet viennent à la rescousse des collectes de fonds. Conscients des problèmes d’accès aux soins de santé, la population et les internautes en particulier accueillent favorablement ce type d’initiatives.

Plus les levées de fonds pour des hôpitaux se multiplient, plus je pense aux nombreux de chantiers d’hôpitaux à travers le pays pour lesquels des fonds ont été décaissés et continuent à être budgétisés ou décaissés sans que ces projets ne finissent par se matérialiser et servir la population. C’est le cas de l’hôpital Simbi Continental à Martissant.

82,5 millions de gourdes sont prévues dans le budget 2019-2020 pour la finalisation de la construction de l’hôpital Simbi Continental. Ce même projet figurait dans le plan d’investissement du budget de 2017-2018. Quand j’ai vu la ligne budgétaire consacrée à la construction de l’édifice, je me suis dit que décidément, ces dernières années, les constructions d’hôpitaux publiques en Haïti s’apparentent aux travaux d’Hercule, l’hôpital général et l’Hôpital Simbi Continental étant deux cas d’études.

Simbi Continental avait pourtant bénéficié des fonds Petrocaribe. Toutefois, comme pour la majorité des projets financés par ledit fonds, les responsables n’avaient fait ni une gestion saine ni une gestion efficace des ressources à leur disposition. Nous voici encore en train de dépenser en 2020 pour cet hôpital.

Chronique d’une construction annoncée

Ce projet de construction d’un centre hospitalier à Martissant devait marquer un virage dans l’histoire de la zone. L’institution allait porter le même nom que l’ancien hôtel 4 étoiles Simbi Continental aussi appelé hôtel Madan Ganot à une époque. Suite aux épisodes de dechoukaj en 1986, le site de cet hôtel était devenu une demeure provisoire pour de nombreux sans-abris et des personnes déplacées à l’intérieur du pays.

L’hotel Simbi continental après le séisme de 2010

Les travaux, débutés en 2014, devaient coûter un peu plus de 6 millions de dollars américains et durer 12 mois. En 2020, environ 6 ans après, le chantier n’est toujours pas achevé et même à l’autre bout de l’Atlantique on se demande pourquoi. Environ 5 millions de dollars ont été décaissés pour la construction de cet hôpital.

Florence Duperval Guillaume, ministre de la Santé d’alors, était maître d’ouvrage. La Firme IBT LLC impliquée dans de nombreux projets de nature diverse financés par les fonds Petrocaribe a obtenu un contrat gré à gré pour la construction en 2012. Un état d’urgence servait de justification pour la méthode de passation de ce marché. Cette firme a reçu ses avances en 2013 et les travaux ont démarré en 2014 pour être interrompus en 2016.

Le laboratoire national avait fait les études de base en amont pour les travaux. Initialement, l’hôpital devait comporter des services de soins intensifs, pédiatrie, néonatalogie, médecine interne, chirurgie et traumatologie entre autres.

La position stratégique de cet hôpital le rend intéressant pour les dirigeants en manque ou en quête de bilan. Les autorités ont défilé sur le chantier ou ont partagé des photos de son avancement. En tête de liste, l’on peut énumérer l’ancien président Michel Martelly, l’ancien premier ministre Laurent Lamothe, Florence Duperval Guillaume, Rotchild François Jr., Dr. Marie Gretta Roy Clément.

Le président Jovenel Moise, sitôt installé, a visité le chantier en 2017 et a promis d’en faire un hôpital pour les policiers. Le ministre Jean Henry Céant a lui aussi visité le chantier le 28 janvier 2019. Il a donné des garanties afin, entre autres, de finaliser l’entente concernant le site sur lequel est installé l’hôpital.

En 2017, 90 % du montant a été décaissé alors que les travaux étaient réalisés à 70 %. Le Premier ministre Jean Henry Céant disait qu’il ne faudrait pas plus de 6 mois et 1 million de dollars américains pour finir les travaux. En 2020, nous attendons encore la fin de ces travaux avec les 82 millions de gourdes prévus à cet effet dans le budget 2019-2020.

Un projet audité par la cour

Ce projet a été audité par la Cour Supérieur des Comptes et du Contentieux administratif (CSCCA) sous la pression des pétro challengers sans qui la cour se serait passée de cette délicate, mais combien importante responsabilité. Suite à l’audit, la CSCCA a conclu que le Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) n’a pas mis en œuvre le projet suivant «les principes d’efficience, d’efficacité d’économie et ceux en lien avec les saines pratiques de gestion». La cour, dans son rapport d’audit des Fonds PetroCaribe, rajoute que « le contrat de 6000404,30 USD a été attribué de gré à gré à l’entreprise IBT LLC sans l’obtention au préalable de l’avis de non-objection de la CNMP — Commission nationale des marchés publics. Le contrat accordait à la firme le droit à une garantie bancaire, mais la firme a choisi une institution espagnole contrairement aux exigences faites pour les marchés publics en Haïti.

 Les irrégularités ne s’arrêtent pas là. La cour a constaté que le contrat de construction de l’Hôpital Simbi Continentale de Martissant a été signé en novembre 2012 (date imprécise) alors que la résolution du Conseil des ministres relative à l’autorisation de son financement est prise en décembre 2012. En conséquence, la valeur liée à ce contrat n’a pas fait l’objet d’une estimation avec la plus grande précision possible alors que paradoxalement, l’avance de démarrage a été effectuée un an après, remettant en question la nécessité de signer ce contrat en situation d’urgence. Il manquait aussi certains documents légaux de la firme, dont son statut notarié. La totalité de l’acompte provisionnel n’a pas été versée.

Soudainement, l’on comprend un peu mieux pourquoi la construction d’un hôpital prend autant de temps en Haïti. Il n’y a rien de mythique ! Ce ne sont pas les travaux d’Hercules, mais ceux de nos dirigeants en complicité avec des firmes privées : des travaux bâclés sur fond de soupçons de corruption. Ce sont les conséquences des traditionnelles pratiques de mauvaise gouvernance et de mauvaise gestion.

Que doit-on retenir de cette construction dont l’achèvement se rallonge indéfiniment ? Nous gaspillons nos ressources et nous les remplaçons avec des ressources que nous aurions pu placer ailleurs. De plus, nous ne prenons pas notre courage à deux mains pour exiger la reddition de comptes, mais nous sollicitons les ressources que les Haïtiens de la diaspora auraient pu investir dans des projets pouvant créer des emplois et de la richesse.

Et si au lieu d’une énième levée de fonds pour la construction ou l’appui au fonctionnement d’hôpitaux, nous nous assurions que l’état finisse au moins le chantier de l’Hôpital Simbi Continental. Je ne sais pas ce qu’en penseront les artistes, mais ce ne sont pas les policiers privés de soin qui s’y opposeront.

Emmanuela Douyon

Emmanuela Douyon est une spécialiste en politique et projets de développement. Elle a étudié à Paris-1 Sorbonne en France et à l’université National Tsing Hua de Taïwan. Emmanuela a travaillé dans plusieurs secteurs en Haïti. Elle est fondatrice du thinktank Policité et offre des consultations stratégiques en gestion et évaluation de projets. Outre ses activités professionnelles, Emmanuela est une activiste luttant contre les inégalités et la corruption. Elle intervient souvent dans les médias pour commenter l’actualité et analyser des questions économiques.

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