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Opinion | Mitsouca Celestin: « Dangelo Néard m’a harcelée »

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J’ai rencontré Dangelo Néard en 2014, lors d’une résidence d’écriture au Centre PEN-HAITI. À l’époque, j’allais sur ma dix-septième année, et il faut vous dire que ce fut une expérience initiatique pour la paysanne que j’étais. Je vous épargne volontiers les propos ouvertement misogynes de deux résidents louant les vertus et bienfaits de tabasser une femme. Cela m’obligerait à vous dire que ces deux hommes furent la cause du séjour écourté d’une des résidentes, qui visiblement n’en pouvait plus. Je vous épargne également l’image d’un Dangelo, sous le regard admiratif d’un public masculin, singeant une levrette torride avec une prostituée imaginaire.

Oh, l’homme jouissait d’une admiration incontestable de la part de nous tous. Oh, son vaste savoir est reconnu. Il est l’homme qui a une citation pour tout, qui commente tout, qui a une idée sur tout. Enfin, c’est l’homme de culture ! L’homme de connaissance ! L’homme l’homme ! Il est de ces voix qui s’écoutent parler, prétendant imiter les charmes de la rhétorique grecque. Et tout en chevauchant ces vendeuses de charme, on l’entendait hurler de sa voix de ténor leur libération et leur émancipation du système patriarcal. Oui, ma sœur ! De ce même système oppressif et inégalitaire qui le place, lui, le mâle dominant dans toute sa splendeur sociale et économique, au-dessus ces femmes. À vous de voir jusqu’où peut aller l’hypocrisie intellectuelle de ces gens-là dont les convictions pro-féministes sont tout aussi éphémères que leur bandaison. Bref, il a toujours été plus facile et avantageux de jouer les bouffons du roi.

Sur le sujet: Le Centre Pen réagit à l’article de Mitsouca Celestin

Cependant, il est deux faits, m’étant intimement liés, qui méritent d’être rapportés. D’abord, l’homme, avec son grand sourire, me proposa d’être sa femme le temps de cette résidence. Proposition gentiment déclinée, car à mes yeux, il n’est qu’un plaisantin avec ses moments de fulgurances référentielles. Une espèce de bibliothèque sur pattes qui vous sort des citations à tout bout champ.

Mais, très tôt, j’ai entendu un son creux. Voyez-vous, le problème avec les bibliothèques sur pattes, c’est qu’elles ne sont remplies que par la voix poussiéreuse des autres. Rarement y trouve-t-on le génie de l’homme. Rarement entend-on gronder de ses profondeurs sa voix tâtonnante, imbécile, sa voix qui ne sait pas, vacillante, sa voix qui hésite, muette.

Puis, il sera moins amusant quand un soir, il débarquera dans ma chambre sans y être invité. Cette scène est assez rigolote quand j’y repense. Je le vois encore, torse nu, en caleçon sur ses jambes courtes, sauter dans le lit pour nous proposer, car je partageais la chambre avec une autre jeune fille, un plan à trois. Entre la surprise et l’énervement, j’ai choisi tout simplement de quitter la chambre. Il fut forcé d’abandonner et de regagner ses appartements.

Il est important que vous sachiez que tout ceci se passait au vu et au su de tous. Je veux que vous voyiez l’homme traverser toute la résidence, torse nu et en caleçon, pour aller imposer sa présence virile à deux mineures qui n’ont rien demandé. Je veux que vous voyiez l’assurance de l’homme dans sa démarche prédatrice, à laquelle visiblement, rien ne fait obstacle. Voyez cela. Élargissez maintenant vos pensées sur tout le milieu culturel. Vous pouvez aussi, si vous le souhaitez, les élargir sur tout le territoire national, vous obtenez là, un beau défilé d’humains de toutes couches sociales confondues, se prosternant allègrement devant Saint-Phallus. En d’autres termes, nous appelons cela la culture du viol. 

Sur ces entrefaites, Dangelo restera celui que tout le monde connaît. L’homme liquidant le bonheur à bas prix, voire à crédit. Et il tenait encore à m’émanciper quand, l’année dernière, lors d’un de ses passages à Paris, il me proposa de prendre un verre avec lui. Oubliant presque les épisodes de la résidence d’écriture, j’étais toute contente de retrouver un compatriote pour parler du pays. Je voulais connaître sa position, ses impressions, ses attentes, enfin je voulais que l’on parle. Mais très vite, se glissent dans la conversation des allusions liées à ma sexualité ou à mon train de vie sexuelle. Une main non-consentie traînera étrangement sur ma jambe. Oh, cette main non-désirée et ce regard insistant voulaient tout dire. Alors, entre deux phrases et tout en soutenant ce regard, je lui ai dit non. Pourquoi ? Parce que je n’ai pas envie. Parce que je ne suis pas intéressée. Parce que je ne suis pas venue pour cela. Parce que. Parce que. Alors, il me lancera cette phrase ô combien facile et stupide : « mais, l’appétit vient en mangeant ! » Je crois avoir ri en l’entendant argumentailler de la sorte. Je prête souvent à l’autre une intelligence qui lui dépasse. Je crois souvent que l’humain est meilleur qu’il ne paraît. Ainsi, je n’aurai jamais pensé que celui qui a tant lu, tant vu, tant bu et tant vécu, juste pour une partie de jambes en l’air, nous sortirait l’une des phrases les plus creuses du sophisme.

Car, non messieurs, l’appétit ne vient pas en mangeant. Déjà, parce que rien n’est appétissant en soi, ensuite parce qu’à force de vouloir tout manger, on risque fort une indigestion. Mais à la vérité, mon refus puise ses raisons dans la notion épicurienne du bonheur qui nous oblige, non pas à nous ouvrir à tous les plaisirs comme on le croit fort souvent, mais à pouvoir reconnaître ceux-là qui nous sont véritablement nécessaires. Donc, il va sans dire que la nécessité d’un plaisir ne dépend que de ma propre sensibilité, et non de la vacuité intellectuelle d’un imposteur. Mais tout ceci, l’homme le sait fort bien. Il sait qu’il doit jouer la carte de l’imposture et de la facilité. Il sait, à moins qu’il soit définitivement idiot, que son argument ne tient pas. Par ailleurs, il sait que les inégalités jouent en sa faveur. Il sait qu’elle a moins de chance que lui de lire le Grand Livre de la Connaissance, celui-là même qui libère la pensée et forge la personnalité. Celui-là même qui vous donne le droit de tenir tête, de résister à toute fausse vérité. Il sait tout cela quand, dans son grand sourire commercial, il vous dit stupidement que l’appétit vient en mangeant.

Voyez par vous-mêmes les principes de la rhétorique prédatrice de cet homme. Il s’agit de soumettre à l’inexpérience et à l’immaturité intellectuelle des jeunes femmes, des phrases toutes faites, artificieuses, et la plupart sorties de leur contexte, pour assouvir ses pulsions égoïstes. Mon non catégorique n’a pas suffi, encore moins mon bégaiement épicurien. Donc, je serais obligée de partir sous l’insistance franchement agaçante et intrusive de ses mains. Il semble qu’il ne s’était même pas inquiété par mon départ précipité, car il m’appellera dans la soirée pour me dire qu’il peut passer chez moi si je préfère ! Comprenez tout simplement que notre homme est à ce stade assez préoccupant du déni, et qu’il est par conséquent un danger social. Mon copain à l’époque ajoutera qu’aux yeux de tous, Dangelo est un obsédé sexuel qui ne respecte rien. Ecce homo.

Puis, parut l’article de Mariah C. Shéba Baptiste au Nouvelliste (Je ne le laisserai pas éteindre mon soleil) dans lequel on apprend le viol commis par le nouveau directeur. Tu le savais ! Oh, je le savais. Et comme vous, j’ai vu en lui ce savant marrant qu’il est. Niant comme vous tous ses agissements parce qu’on n’a pas le temps, parce que cela ne nous regarde pas, parce que c’est notre copain, parce que Dangelo, derrière son grand sourire, ne fait que surfer sur les inégalités sociales, économiques et intellectuelles pour asseoir ses vertus, et qu’en ce sens il n’est ni le premier, et encore moins le dernier dans le milieu.

Alors pourquoi es-tu allée le voir ? Pourquoi n’es-tu pas partie plutôt ? Pourquoi lui parles-tu ? Pourquoi lui souris-tu comme tout le monde ? Et surtout, pourquoi en parler maintenant ? Et voilà tout un tas de questions qui révèlent la complexité de la chose, et dont je suis incapable d’apporter une réponse cohérente. On devient vite ridicule ici-bas quand on choisit de déranger la pensée commune. On devient vite une coincée du cul, une hérétique, quand on remet en cause le prototype de la sainte virilité. Oh, on risque de vous rire au nez si vous boudez quand un homme, avec toute la facilité que lui confèrent l’habitude et l’impunité, vous palpe la poitrine. Ce n’est rien, ne fais pas ton genre ! Et quant à la dernière question, sachez que l’on a toutes les raisons du monde à garder pour soi un harcèlement subi. On fait avec, et on avance. Un point, c’est tout. Mais il est un crime impardonnable, injustifiable de détourner les yeux ou de vous taire au spectacle d’une agression.

Et la réaction figée qu’a suscitée l’article du Nouvelliste est la preuve que nous participons tous à ce crime. Il est surtout intéressant de voir comment ceux-là qui, à juste titre, froncent les sourcils sur l’affaire Dadou, les relâchent sur l’affaire Dangelo. Oh, tous, ils détournent les yeux pour regarder ailleurs ! Comme si tout à coup, un crime commis par un soi-disant intellectuel serait moins condamnable s’il est commis par un simple pervers de la plèbe ! On dirait la version haïtienne de l’affaire Matzneff !

Il parait que notre homme tout-sourire aurait été victime de la méchanceté d’une femme ou de l’aigreur d’un ennemi. Il parait qu’un homme aussi cultivé, un homme qui a vu, qui a bu, qui a lu, ne s’abaisserait jamais dans l’acte inhumaniste qu’est le viol. Oh, il est sûrement victime d’un complot, le pauvre ! Comme quoi le viol serait l’apanage des paysans aux mains calleuses qui n’ont jamais entendu parler de contrat social, de droits humains, de raison et d’émancipation ? Comme quoi le viol, comme un virus, s’arrêterait seulement aux pères brutes, aux oncles illettrés et aux beaux-pères gourmands ? En hurlant au complot, ces gens-là se détournent du vrai problème.

La futilité de l’article réside, selon eux, dans le fait que la journaliste n’a pas expressément nommé le présumé agresseur. Alors, laissez-moi rire de votre lâcheté, ou mieux, laissez-moi vous cracher au visage si vous pensez que c’est au journalisme de prendre en main votre conscience. Oh, votre démarche politiquement correcte, ou votre silence complice, ne fait que redorer cette bonne vieille pratique des journalistes au temps des dictatures. Celle qui consiste à faire circuler la vérité sous l’anonymat, par la caricature, la périphrase, enfin par tous ces procédés qui assurent tant la sécurité du journaliste que de sa source. La question est alors : sommes-nous en dictature ? Existe-t-il bel et bien en Haïti un clan de pseudos-intellectuels intouchables, dont leurs vices seraient la version plus ou moins savée du règne de l’impunité, perpétué par notre Corrupteur Suprême, Jovenel Moïse ? Oh, ce milieu n’est-il que l’antre des fauves offrant l’émancipation à grands coups de reins et de rhétorique fallacieuse à nos jeunes ?

En Haïti, nous avons une idée à peine moyenâgeuse des droits de la personne. En Haïti, tout homme viril doit forcer. Et le viol est une vertu, une tradition familiale qui se transmet de père en fils, une malédiction couvrant mère et fille. Alors, tout comme vous, j’ai baissé les yeux pour garder un œil sur ma petite culotte. Comme de nombreuses jeunes filles, je prie à ce qu’on ne me l’enlève de force, car voyez-vous, le viol est cette épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout individu de sexe féminin, tout âge confondu. Dangelo ne m’a pas violée, mais depuis la ballade non-consentie de ses mains, je m’habitue à penser qu’il est un agresseur en puissance.

Dangelo est un agresseur en puissance, l’article au Nouvelliste me l’a confirmé. Le silence du présumé en est aussi la preuve. On s’attendait à ce que le féru des joutes oratoires incendie la toile à grands coups de maximes, mais non, il se contente d’être en froid avec tous ceux qui, y compris moi, ont partagé l’article. C’est-à-dire, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, souhaitent que lumière soit faite. Caché dans la pénombre de ses bureaux, il édifie la liste de ceux qu’il va écraser au prochain virage. Oh, tout ceci n’est qu’une pâle caricature du savoir-faire de nos politiciens dont cet homme fût nouvellement investi.

Dangelo est un agresseur en puissance, le silencieux sillon qui a suivi l’article en est également la preuve. Contrairement aux enthousiasmes provoqués par sa nomination à la tête de la Bibliothèque Nationale d’Haïti, l’article agit comme un gel, une espèce de voile cachant mal une plaie dont tout le monde respire l’odeur purulente, mais dont chacun se garde d’y enfoncer le doigt. Oh, ce mutisme n’est que la manifestation de ce larbinisme qui sévit la République depuis des lustres.

Et partout, nous les voyons ces larbins, accroupis, la langue pendante, les yeux rivés vers les semelles bouseuses à récurer et à polir la corruption, l’assassinat et le viol. Oh, partout nous les entendons glousser de plaisir, chanter à voix rauque la gloire des petits dictateurs de la République. Alors, j’aurais pu passer mon chemin comme vous. J’aurais pu me complaire dans l’indifférence la plus sourde et la plus aveugle, personne ne me le reprocherait. Mais, ce serait résister encore une fois à l’envie brûlante de vous cracher mon venin au visage. Ce serait rater l’énième occasion de cracher ce flot putride que votre face m’inspire. Ce serait réprimer cet élan de liberté de tout mon corps tendu par l’effort de l’insulte ! Oui, je m’octroie le droit d’insulter cette petite dictature, parce qu’il s’agit là d’un acte politique, citoyen. Je m’octroie le droit de vous dire que vous n’effrayez personne avec vos petites méthodes d’intimidation. Je m’octroie le droit de vous dire que tôt ou tard, la balle changera de camp.

Mitsouca Celestin

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