Après huit ans au pouvoir, le parti de Jovenel Moïse continue de miner la confiance même de ceux qui ont pris la rue pour le soutenir. Les mensonges, les bavures, les cas de corruption se sont multipliés. Alors, comment penser qu’en contexte de pandémie les porteurs de message de ce parti vont jouer sur des enjeux de légitimation, de crédibilité et de captation pour enjoindre les gens à l’action ?
Les réactions de la population dans plusieurs endroits du pays en cette période de pandémie sont une piqûre de rappel : la politique leur a tellement miné la confiance qu’elle se méfie des porteurs de parole officiels. Et cela ne date pas d’hier. La crise de confiance dans la politique s’amplifie élection après élection.
Pourtant, autant la confiance est indispensable à la communication politique au service d’une équipe dans la prise et la gestion du pouvoir, autant l’est-elle pour la seule personne du président. Si les partis et regroupements politiques, la société civile, le CORE Group, ou comme le nomme l’écrivain Lyonel Trouillot, « l’American led CORE Group » l’oublient, les incrédulités et le refus d’obtempérer observés en cette période pandémique sont en train de le leur rappeler.
Les causes sont multiples : la pauvreté, la mauvaise communication publique et politique, les violations des contrats entre gouvernants et gouvernés, le manque d’éducation…la liste est longue, car tout est lié.
La réponse de masse : une réponse réactive
Comment la crise de confiance s’est-elle donc creusée comme un fossé dans, à la fois, la politique et la communication politique en Haïti ?
L’erreur des partis et regroupements de partis politiques, au pouvoir ou en attente du pouvoir, est de prendre pour vrai que : le peuple haïtien n’a pas de mémoire. Pas la mémoire que les responsables politiques sont censés ériger, construire, maintenir qui est une responsabilité d’État et civile. Pas la mémoire des faits, des actes de corruption, des mensonges : tel ministre qui promet la création de 400 000 emplois, alors qu’il est membre de cabinet dans le gouvernement suivant sans avoir rien délivré. Tel député qui n’avait pas pignon sur rue se retrouve propriétaire d’hôtel, possède voitures de luxe, construit des appartements à louer, devient philanthrope. Tel jeune cadre sans œufs d’or à qui l’on clame « aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années », et qui paie argent comptant un appartement de luxe, roule voiture de luxe après un passage dans un cabinet ministériel. Tel homme d’affaires importe sans payer de taxes de connivence avec un acteur politique et fait payer au prix fort les marchandises importées par la population.
Chaque région connait ses nouveaux riches au vu et au su de cette population qui se dit : « Bah, la politique, c’est pour se faire du beurre sur le dos de tous ».
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Pourtant, ces faits, en s’amoncelant, impactent de plein fouet la participation collective dans toutes les affaires de la cité, les réactions de masse et la confiance dans la politique.
Fatigués, occupés à survivre, les gens se désintéressent et laissent la chose publique aux soi-disant politiciens. Ceci agit comme un virus, on ne le voit pas, mais il se répand. Il touche notre vision de l’avenir en Haïti et quand il atteint sa pique : c’est la casse et la sourde oreille face aux dirigeants politiques. Les effets de la corruption et de la mauvaise gouvernance sur la population ne se limitent pas à une période donnée ni à un gouvernement quelconque.
Les taux de participation dans les élections de ces vingt dernières années, malgré les millions dépensés en spots publicitaires et affichages publics, sont un indice de ce désintérêt collectif et une réponse réactive du peuple.
Les élections : première leçon de rappel
Les premières élections dont je me souviens sont celles de 2000. Le taux de participation annoncé par le conseil électoral était de 60%. Les élections législatives, municipales et locales de 2000 accusaient également un taux de participation estimé à 60% selon le rapport de la mission d’observation de l’Organisation des États américains (OEA).
Si la campagne électorale était marquée par des assassinats politiques et des actes d’intimidation (mauvais présage), pour l’investiture en 2001, c’était l’euphorie. La population avait un leader bien aimé. Au moment de l’investiture, dans ma ville natale, les gens nettoyaient leurs quartiers volontairement, peinturaient les poteaux électriques et les murs, pendaient des draps de leur balcon, plaçaient des poubelles… Ils avaient espoir que c’était l’ère du renouveau jusqu’à ce que ce leader, Jean-Bertrand Aristide leur piétine la foi en leur bien-aimé. C’était le populisme de la misère selon Laurent Jalabert. Coup dur pour la confiance.
En 2006, les nostalgiques d’Aristide voulaient René Préval, bras droit du premier, susceptible d’être accepté. J’avais 17 ans et je mourrais d’envie de voter pour la première fois. J’allais voter contre parce que je m’étais dit qu’ils étaient du même sérail, avec en moins les velléités autoritaires.
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Le taux de participation dans ces élections a connu une légère hausse en dépit de l’inorganisation et du climat de violence : 63%. Les gens avaient déjà marre de la transition de Gérard Latortue et de l’occupation onusienne qui allait durer plus d’une décennie. René Préval a gagné dès le premier tour à la suite d’une modification du décompte des votes blancs (la démocratie modifiée par des Occidentaux pour les Haïtiens). Plus tard, ce vieux rat de la politique voulait imposer son poulain sorti de l’ombre juste avant les élections de 2010.
En 2010-2011, je pouvais finalement voter, pleinement conscient des enjeux de ce vote. Michel Martelly est imposé par la communauté internationale en écartant le poulain de Préval. Taux de participation dans ces élections : 22,5%.
De 60 à 22%, la chute est monumentale : les esprits n’étaient pas aux élections au lendemain du séisme, les gens avaient des besoins plus pressants. Nous savons tous comment l’histoire s’est terminée : s’ensuivirent le gaspillage de fonds publics et une transition politique. Un autre coup dur pour la confiance.
En 2015 et 2016, j’ai fait le voyage Port-au-Prince/Gonaïves à nouveau pour voter contre ce parti, quel que fut le candidat et à quelque poste qu’il se présentât. Taux de participation dans les élections de 2016 : 21,06% (moins que les 28,63% des élections de 2015). L’Organisation des États américains écrivait dans son rapport d’observation de mission électorale : « Malheureusement, le taux de participation demeure très faible et la mission s’inquiète qu’Haïti enregistre le taux de participation le plus faible dans le continent américain en matière d’élections présidentielles ».
Après huit ans au pouvoir, le parti de Jovenel Moïse continue de miner la confiance même de ceux qui ont pris la rue pour le soutenir. Les mensonges, les bavures, les cas de corruption se sont multipliés. Alors, comment penser qu’en contexte de pandémie les porteurs de message de ce parti vont jouer sur des enjeux de légitimation, de crédibilité et de captation pour enjoindre les gens à l’action ?
La réponse au discours présidentiel en contexte pandémique : deuxième rappel
La réception de la rue du discours du président actuel pour annoncer l’arrivée de la pandémie en Haïti illustre davantage cette crise de confiance dans le personnel politique haïtien. Les réactions ne s’étaient pas fait attendre : dans la rue, les gens étaient sceptiques, incrédules. Ceux qui sont bien avisés et reçoivent régulièrement les nouvelles d’ailleurs s’empressent de se confiner qu’ils croient, écoutent ou non le président.
J’ai appelé une amie, qui tient un commerce à la rue Fabre Nicolas Geffrard aux Gonaïves, place du marché : même son de cloche, les marchands disaient que « si c’est lui qui le dit, ce n’est peut-être pas vrai ».
Récemment sur Twitter, c’est un internaute qui postait : « Les gens attendent les 3 000 gourdes de l’État comme s’ils avaient oublié qui l’avait promis ». Malheureusement pour nous, ce président a tellement fait des promesses qu’il ne peut pas tenir, que, quand il parle, les gens restent dubitatifs parce qu’ils se souviennent des mensonges précédents et des lots de scandale. C’est simple et logique.
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Faisons l’exercice de pousser la réflexion plus loin et l’on verra que c’est parfaitement normal : quand la politique mine la confiance, le porteur politique d’un message, même dans le domaine de la santé publique, ne sera pas pris au sérieux et enfoncera la communication politique. Encore moins dans un contexte de pauvreté, de privation et de survivance.
L’identité sociale des élus politiques, comme celle du président de la République, est une attribution. Elle est acquise en élection, mais elle peut être masquée ou déplacée en fonction des violations du contrat avec le peuple.
A cette identité sociale s’ajoute une identité discursive qui correspond à un double enjeu de crédibilité et de captation. L’enjeu de crédibilité, selon Patrick Charaudeau, repose sur le besoin d’être cru par rapport à la vérité du propos de son porteur ou de sa sincérité, alors que l’enjeu de captation s’installe dans une relation d’autorité.
Quand Patrick Charaudeau, qui écrit sur les identités sociales et discursives du sujet parlant, dit : « L’homme politique, dans sa singularité parle pour tous en tant qu’il est porteur de valeurs transcendantales : il est la voix de tous à travers sa voix », il s’agit du principe de légitimité accordé à l’identité sociale de l’instance politique. Mais en revanche, et c’est là que je place la réaction des gens au discours présidentiel, si le manque de confiance vient à délégitimer cette identité sociale, cet enjeu de crédibilité et de captation se perd.
Dépolitiser la santé et ramener la confiance
Pour moi, il faut pouvoir jouer sur ces trois enjeux en contexte pandémique :
- légitimation (renforcer sa position de légitimité, d’autorité conférée par son statut)
- crédibilité (faire croire à l’autre que ce qu’on dit est digne de foi)
- captation (amener l’autre à adhérer à ce qu’on dit et à sa propre personne)
Cette stratégie repose sur une parfaite harmonie entre son identité sociale et la confiance des gens dans son équipe de gestion.
A défaut : il faut minimiser les interventions politiques pour faire place à une communication publique portée non pas par les acteurs politiques, mais les acteurs pérennes de l’administration publique, et de la société civile. Il faut en être conscient et ne pas voguer dans le déni.
Comment convaincre les gens de la gravité de la situation : il faut dé-politiser les campagnes publiques de communication. Il ne s’agit pas d’une campagne électorale ni d’un ultime essai de se refaire une image : il s’agit d’une menace de santé publique.
« Si la confiance traverse une grave crise, la communication risque bien de se montrer impuissante, car elle est elle-même beaucoup trop en crise pour sembler innocente dans une entreprise de sauvetage » écrit Françoise Boursin, professeure en Sciences de l’information et de la communication. Il faut le dire à l’équipe au pouvoir. Si tant est que le devenir de cette nation puisse les intéresser.
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Le cynisme de la situation est que cette réponse massive d’effacement et de désintérêt de la population peut à nouveau faire l’affaire des groupes au pouvoir aux prochaines élections. Quant à la crise de confiance, elle n’est pas près de s’estomper…car, redisons-le, les effets de la corruption et de la mauvaise gouvernance sur la population ne se limitent pas à une période donnée ni à un gouvernement quelconque.
Le défi de taille pour les jeunes activistes politiques c’est de ramener la confiance des gens dans les affaires de la cité après cette crise et cette équipe, et leur présenter une alternative pour maintenir en vie notre semblant de démocratie. À force d’être désillusionnés par la politique (affaire de stratégies collectives ou de tactiques individuelles, l’empire des « eux » ou le royaume des « je » selon Francis Wolff), les Haïtiens risquent au passage de ne plus croire au politique (les conditions du vivre ensemble, l’affirmation de l’existence d’un « nous » (« nous le peuple »). Ce sera le grand combat de notre ère post-pandémique.
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