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«Bernard Mevs ap met sant, n ap met dife»: les raisons de la colère au Village Solidarité

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Les habitants du Village Solidarité menacent d’incendier l’hôpital Bernard Mevs parce que les responsables de ce dernier ont voulu placer un centre de traitement du Covid-19 dans la zone. Selon certains professionnels de différents domaines, le problème est beaucoup plus grave qu’il ne le paraisse

Lundi 27 avril 2020, certains riverains du Village Solidarité à la Cité militaire ont menacé d’attaquer l’hôpital Bernard Mevs parce que ses responsables ont voulu installer dans la zone un centre pour soigner les patients infectés au Covid-19. « Wap met sant, m ap met dife ». C’est le message qu’ils ont laissé sur le mur de l’hôpital.

L’institution a reçu un don d’environ 153 000 dollars américains le 17 avril dernier pour lutter contre le Covid-19. Les responsables ont profité de ce financement pour créer une unité de soins intensifs qui devrait recevoir les patients infectés au nouveau coronavirus.

Les habitants de la zone qui ont appris la nouvelle ont gagné les rues pour témoigner leur mécontentement. « Nous avons fait une mobilisation parce que nous ne pouvons en aucun cas tolérer que Bernard Mevs installe sous nos yeux un centre pour recevoir des malades de coronavirus », avance Lisias, un chauffeur de moto stationné devant l’hôpital.

Agathe, une dame qui vend de la nourriture dans la zone partage le même avis que le motard. Elle souligne toutefois que l’hôpital Bernard Mevs n’est pas la cible des riverains du village. « Il faut mettre les idées au clair, explique-t-elle. L’hôpital Bernard Mevs représente beaucoup pour nous, nous n’allons pas l’incendier, c’est le centre qu’ils veulent créer qui n’a pas sa place ici. »

« Wap met sant, m ap met dife ». C’est le message qu’ils ont laissé sur le mur de l’hôpital. Photo: Laura Louis / Ayibopost

Presque pas de mesures barrières au Village Solidarité 

Un jour après le soulèvement, le mardi 28 avril, l’image du Village Solidarité montre que beaucoup de ses habitants ne prennent pas en compte les mesures visant à lutter contre le Covid-19. Visiblement les résidents de la zone ne respectent pas les mesures de confinement. Les gens circulent beaucoup, ils ne respectent pas la distanciation sociale et très peu d’entre eux portent des masques. Puisqu’il faut en porter, certains se contentent de mettre le masque autour du cou et sur le front. D’autres le gardent pour des circonstances particulières.

« Je suis un agent de santé, voici mon masque (il le sort de la poche de son pantalon). Je l’utilise seulement quand je prends le transport en commun », déclare sur un ton sérieux, un autre homme qui se trouve dans les parages de l’hôpital Bernard Mevs. L’homme qui se dit agent de santé s’oppose lui aussi à un centre de prise en charge des personnes atteintes du Covid-19 dans le village.

Pour beaucoup de riverains du Village Solidarité, le coronavirus n’est pas dans leur communauté. « Cette maladie se trouve à Pétion Ville et à Delmas, mais pas ici. Donc si l’hôpital Bernard Mevs choisit d’installer un centre dans le village on risque d’attraper le virus », se plaint un autre habitant de la zone.

Annulation de la décision de créer le centre 

Le 28 avril, Catheline Séjour, l’administratrice de l’hôpital Bernard Mevs déclare sur plusieurs stations de radio que les responsables du centre hospitalier ont entendu les revendications des gens du village.

« Les Drs Bitar qui codirigent l’hôpital, ont été en pourparlers avec les habitants du Village Solidarité qui leur ont déclaré clairement qu’ils ne voulaient pas de centre de traitement du nouveau coronavirus. Les docteurs ont finalement décidé de ne pas créer le centre. Toutefois, ils continuent à renforcer la capacité de l’hôpital en soins intensifs.

L’administratrice Séjour avoue que dans le but de continuer à garantir des soins de santé à tous, les Drs Bitar n’entrent pas en conflit avec les habitants du Village Solidarité avec qui ils ont une bonne entente. 

Un problème de société?

Les habitants du Village Solidarité ne sont pas les seuls à se montrer violents face aux mesures visant à combattre le nouveau coronavirus.

Le professeur Nelson Bellamy a failli être lynché a Milot le 18 mars dernier parce qu’il estimait avoir senti les symptômes du virus alors qu’il n’avait même pas reçu le résultat de son test pour confirmer ses pressentiments. Le test du professeur a été négatif et jusque-là, le pays n’avait enregistré aucun cas confirmé au Covid-19.

Haïti compte aujourd’hui 76 cas confirmés et six décès liés au Coronavirus, jusqu’à présent beaucoup d’Haïtiens restent hostiles aux personnes qui en sont touchées. 

Selon l’épidémiologiste Jean Hugues Henrys qui a travaillé à l’élimination du choléra en Haïti, le comportement de la population face au Covid-19 est tout à fait pareil que celui qu’elle affichait à l’époque du choléra en 2010. « Tout ce qu’on ne comprend pas, tout ce qu’on ne maîtrise pas, tout ce qui représente une menace pour soi conduit à des comportements irrationnels », explique le médecin.

Jean Hugues Henrys pense que le gouvernement a pris exemple du choléra quand le Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) avait choisi de ne pas indiquer les endroits retenus pour la quarantaine des personnes infectées au Covid-19. Selon le médecin, les gens pourraient avoir le même réflexe qu’ils avaient en 2010, celui d’attaquer les patients.

Dans ce genre de situation, le Dr Henrys souligne qu’il y a plusieurs facteurs qui entrent en ligne de compte. Il y a le niveau d’éducation, le niveau de confiance que l’on a vis-à-vis des gens, mais aussi le niveau socio-économique.

L’épidémiologiste croit qu’il faut une communication en permanence pour rassurer la population. « Il faut des gens crédibles pour porter une parole crédible, qui rassure et qui explique. C’est ce qui va permettre de dominer la peur et la panique de la population. Il faut communiquer », soutient énergiquement le médecin.

Le spécialiste avance qu’il ne faut pas être surpris que les gens qui s’opposent aujourd’hui aux centres de traitement du Covid-19 réclament dans les prochains jours ces mêmes centres à proximité de chez eux parce qu’ils auront compris que la menace est réelle.

L’ignorance populaire

Pour le Dr Lauré Adrien, directeur général du MSPP, c’est la perception des gens, leur ignorance et leur mauvaise éducation qui les poussent à s’opposer à la lutte contre le nouveau coronavirus.

« Ce problème existe dans d’autres pays aussi. Certaines fois c’est la mauvaise perception de certains médias de la situation qui nous amène à de tels comportements. D’ailleurs quand le ministère ne voulait pas révéler pour des raisons de sécurité, l’endroit où il plaçait ses sites, les journalistes ont fait un tollé avec l’histoire. Eh bien, nous sommes en train de vivre la réalité aujourd’hui », souligne le directeur qui ajoute que le Ministère de la Santé publique a fait tout ce qu’il devrait faire. « Nous avons beaucoup communiqué que ce soit à la radio ou par d’autres canaux. Même s’il le voulait, le ministère ne peut aller défendre toutes les institutions qu’on menace de brûler. »

Le jeune cinéaste, Feguenson Hermogène a un avis différent. Pour le réalisateur du documentaire « La Déchirure », la population affiche un comportement rationnel et y voir de l’ignorance revient à tenir un point de vue simpliste. « Ils connaissent l’irresponsabilité de l’État haïtien, ils sont au courant du manque de lits pour hospitaliser les cas graves. Aussi, ils savent que le mieux à faire, c’est de moins s’exposer et de tenir la maladie à distance. »

Le travail qu’il faut entamer maintenant selon le Dr Lauré Adrien, n’est pas un travail du MSPP, c’est plutôt un travail de citoyen. Le médecin invite tous les gens à se joindre à lutte contre le Covid-19 pour sensibiliser, éduquer et informer la population.

« Celui qui menace d’incendier l’hôpital peut entendre un journaliste mieux que le ministère, renchérit Lauré Adrien. Il peut entendre mieux que nous un leader aux ordres duquel il a l’habitude d’obéir. Ce que nous vivons aujourd’hui n’est pas un problème technique qui nécessite une solution qui sortira d’un livre.»

Selon le Dr Lauré Adrien, le pays fait face à un problème de société, de patriotisme et même d’humanité. Il ajoute que la population doit se demander où elle va se soigner quand elle décide de brûler des hôpitaux.

Agathe et Lisias sont des noms d’emprunts

Laura Louis

Photo couverture: Centre de soin intensif en construction / Bernard Mevs – Crédit: Georges Harry Rouzier / Ayibopost

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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