Il ne s’agit pas d’inciter les citoyens à enfreindre la loi. Il est plutôt question de montrer que dans un système où les violations des règles sont de moins en moins punies (comme en Haïti), il devient plus avantageux de ne pas se conformer aux normes établies.
En d’autres termes, dans un système de gouvernance où l’impunité est forte, il ne serait même plus nécessaire d’avoir certaines lois, car elles seraient relativement préjudiciables à ceux qui les appliquent. Par conséquent, à long terme, tout le monde serait plus enclin à les violer.
L’exemple du jardin
Au lieu d’utiliser les notions de théorie des jeux (jeux, utilité espérée…) pour expliquer, imaginez un homme et une femme vivant dans un jardin, au milieu duquel se trouve un pommier. Le propriétaire du jardin prescrit la règle suivante : Chaque personne ne peut manger qu’une seule pomme par jour, sinon elle sera jetée en hors du jardin.
Évidemment, chaque personne aimerait manger plus d’une pomme.
Un jour, l’homme décide de manger trois pommes à l’insu du propriétaire. La femme se contenta d’une seule pomme, ne voulant pas être sanctionnée. Pendant un mois, l’homme viole cette règle, jusqu’au jour où le propriétaire s’en rende compte, mais décide tout de même de ne rien faire. Qui ressort le plus satisfait de cette situation, d’un point de vue rationnel strict? Que se passerait-il si elle dure plusieurs années? La femme doit-elle continuer à ne manger qu’une seule pomme, d’un point de vue strictement rationnel?
Impunité généralisée
Cet exemple illustre un système de gouvernance où l’impunité est totale. Il s’apparente aussi à la réalité haïtienne : les règles sont violées constamment, mais aucune sanction n’est prise.
D’une part, ces règles sont enfreintes sans que les Autorités s’en rendent compte. D’autre part, même quand elle est connue, l’infraction peut rester longtemps impunie.
Un autre cas de figure peut se présenter : les sanctions peuvent ne pas être proportionnelles à l’infraction. Imaginez dans l’exemple ci-dessus que le propriétaire ait décidé de seulement réprimander l’homme à chaque fois, sans le jeter dehors comme prévu. Les mêmes questions posées antérieurement demeurent. Encore plus, si l’on traite de la réalité.
La fiscalité au niveau des entreprises en Haïti
A- Le premier cas type que l’on peut considérer pour Haïti concerne la fiscalité au niveau des entreprises.
C’est presque un secret de polichinelle que la majorité des entreprises formelles fonctionnent avec deux systèmes de comptabilité : l’une qui reflète la vraie situation financière de l’entreprise et une autre qui est utilisée pour la Direction générale des Impôts (DGI), avec des données financières ajustées pour payer moins de taxes et d’impôts.
Malgré l’existence de cette pratique, aucune disposition stricte n’a été prise pour sanctionner les firmes fraudeuses. Ainsi, pour deux entreprises au même niveau de chiffre d’affaires et de revenu, celle qui est honnête peut payer jusqu’à 40% de son revenu brut en taxes et impôts alors que celle qui falsifie les chiffres va payer très peu, bénéficiant ainsi de l’absence de sanctions. Comme résultat à long terme : de plus en plus d’entreprises veulent adopter cette méthode.
Cas des documents officiels
B- Le deuxième cas type concerne les documents officiels fournis par l’État. Une grande partie des détenteurs de permis de conduire obtiennent ce droit sans avoir réussi l’examen théorique et/ou le test pratique et/ou sans même savoir conduire.
Malheureusement, aucune disposition sérieuse n’a été prise pour freiner cette pratique ou sanctionner les personnes impliquées dans cette combine. Dès lors, il coûte moins cher de payer « un raquetteur » pour obtenir ce document, généralement en moins de temps.
Car, le citoyen sérieux voulant avoir son permis doit non seulement payer une institution spécialisée pour lui enseigner les règles de la circulation, payer les frais pour passer l’examen écrit, payer pour apprendre à conduire, mais aussi passer une longue période à attendre si l’on considère la durée du processus et le temps mis pour délivrer le permis. Comme conséquence, de plus en plus de candidats boudent l’ensemble des règles pour obtenir ce droit.
La circulation routière
C- Un autre phénomène du même type est observable dans le quotidien haïtien : la circulation routière. Vous êtes dans un embouteillage monstre. Votre consommation d’essence grimpe alors que vous êtes pratiquement resté à la même place depuis une bonne demi-heure. Vous perdez du temps.
Parallèlement, un premier tap-tap emprunte la voie opposée. Un deuxième. Un troisième. Jusqu’à ce qu’une nouvelle file se forme sur la voie opposée. Au moment où un policier apparaît, vous dîtes qu’il va leur coller une contravention méritée. Mais au fait, c’est l’inverse qui se produit parce que ces véhicules finissent par passer en premier.
Pendant ce temps, les motocyclettes commencent à utiliser le trottoir comme voie de secours ou à emprunter cette rue qui était censée être à sens unique : au vu et au su du policier. Vous, vous êtes là, à la même place, depuis maintenant une heure !
Cette description est celle de la majeure partie des rues de l’Aire Métropolitaine, dans des situations d’embouteillage (ou pas), en particulier au niveau des grands circuits (Carrefour, de Croix-des-Bouquets, etc.). Cet exemple est le troisième cas type de situation où ceux respectent les règles en ressortent désavantagés parce que ceux qui ne les respectent pas ne sont pas punis. Le réflexe de ces premiers sera alors d’emprunter aussi la voie opposée : ce qui grossit encore plus l’embouteillage.
Une gouvernance qui encourage la violation des règles
Dans les trois cas types présentés, le système de gouvernance encourage toujours les citoyens à ne pas respecter les normes, car appliquer la loi conduit à des coûts relativement plus élevés, à un coût d’opportunité relativement plus élevé, à une utilisation sous-optimale des ressources, à un niveau d’utilité (satisfaction) relativement moindre.
Cette même analyse pourrait être faite aussi pour la situation sur la frontière, sur la corruption dans l’Administration publique, sur le respect des normes éthiques dans le métier journalisme, etc. Il est important de rappeler qu’ici, l’objectif n’est pas d’indiquer qu’il faut faire le choix de ne pas adhérer aux règles. Il est question de préférence de montrer que si l’impunité n’est pas combattue, les lois ne vaudront absolument rien à long terme. Pour mener cette lutte, les pistes peuvent être diverses.
Il convient de décourager les contrevenants
Les solutions pour résoudre le problème peuvent prendre plusieurs formes. D’une part, augmenter considérablement le niveau de sévérité des sanctions pourrait décourager tous ceux qui voudraient enfreindre la loi. Même si cela ne garantit pas que celui qui commettra l’infraction sera arrêté, des sanctions exagérées et disproportionnées pourraient constituer une première barrière.
D’autre part, il est important d’augmenter la probabilité que celui qui commet l’infraction soit appréhendé. Un corrompu n’est réellement un corrompu que lorsque son acte de corruption est connu.
Enfin, il faut aussi s’assurer que les sanctions soient effectivement infligées. Cette dernière composante demande beaucoup plus un travail d’éducation que de législation. En effet, passer de nouvelles règles ou actualiser celles qui existent déjà ne garantit aucun résultat sans ce dernier travail.
Pistes de solution pour la circulation routière
Ainsi, dans le cas du problème de circulation routière, les éléments de solutions pourraient être :
- Augmenter le montant à payer pour les contraventions
- Utiliser des séparateurs en béton (à la place des lignes) pour délimiter les voies
- Placer encore plus de policiers sur les Grands Circuits, pour plus de contrôle
- Doubler les sanctions dans le cas du transport par motocyclettes (en s’assurant d’éviter une circulation parallèle)…
Contribution du secteur privé
Quant à la question des documents officiels, en particulier le permis, l’État devrait laisser entièrement l’évaluation des candidats à des entités privées spécialisées, moyennant la fixation d’un plafond pour le prix à payer. Ces entités fourniraient un certificat donnant le droit à l’obtention du permis, délivré lui-même par l’État. Pour accompagner cette mesure, il faudrait aussi :
- Réduire le droit pour l’obtention du permis
- Exiger que les conducteurs soient munis non seulement du permis, mais aussi du certificat
- Réévaluer gratuitement, tous les dix ans, les anciens conducteurs…
Programme d’inspection et de vérification de livres comptables
Enfin, en ce qui concerne l’existence de deux systèmes de comptabilité, la première initiative serait de lancer un Programme d’inspection et de vérification de livres dans les cinq cents (500) plus grandes entreprises en s’assurant de faire un examen des différents états financiers, des inventaires… Inspecter régulièrement une entreprise augmenterait le risque de se faire attraper.
D’autre part, il faudrait aussi :
- Réduire l’Impôt sur le Revenu sur les sociétés (qui est aujourd’hui à 30%) et éliminer l’imposition de certains droits et taxes pour réduire le coût d’opportunité
- Mettre en place une plateforme pour faciliter le paiement des taxes, droits et impôts en ligne, réduisant ainsi le temps d’attente et les coûts indirects…
Exiger le respect des règles
Toutefois, comme indiqué dans les lignes précédentes, l’efficacité de ces mesures dépend aussi des personnes qui les feront respecter. En effet, si un système de gouvernance encourage les infractions, ce n’est pas uniquement à cause de l’absence ou la faiblesse des règles, mais a aussi par manque d’éducation (au sens large) des individus qui le composent.
Ainsi, le processus de rééducation commence avec l’instruction, à travers des programmes d’éducation civique et des activités qui forgent la discipline (Scout, Activités sportive, Service militaire…).
D’un autre côté, éduquer les éléments du système implique aussi:
- Récompenser/Sanctionner ces individus sur une base de performance
- Évaluer régulièrement les employés, en s’assurant que ceux qui sont incompétents soient écartés pour être remplacés par d’autres qui sont plus aptes.
- Réduire les temps d’attente pour obtenir des services non marchands, en créant des guichets uniques ou en mettant en ligne ces services.
Toutes ces solutions ont un objectif en commun : faire en sorte que violer la loi coûte plus cher que la respecter.
Ralph Valéry VALIERE
Crédit photo de couverture : The Nassau Guardian
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