En fin de mission, l’ambassadeur de France en Haïti, Elisabeth Beton Delègue ouvre ses portes pour partager sa vision d’Haïti et de ses élites. Elle quitte le pays avec des inquiétudes liées aux soulèvements du 6,7 et 8 juillet dernier. Madame l’ambassadeur reste toutefois convaincue du potentiel haïtien pour changer la donne.
Pendant votre mission vous avez rencontré des personnalités de différents secteurs. Quelles sont donc vos impressions de Haïti et de ses élites ?
Haïti est un pays extraordinairement complexe qui ne se livre pas facilement. C’est un pays très paradoxal où vous avez à la fois une immense vulnérabilité climatique et une vulnérabilité de la population que je n’ai jamais vus dans ma vie de diplomate. C’est un pays en même temps qui a beaucoup d’énergie, qui est dur, en même temps humain, qui est parfois tellement inextricable dans ses contradictions qu’on se dit que la pelote est trop nouée. En même temps, on voit une capacité d’adaptation à une situation qui se dégrade depuis plus de trente ans, alors que ce pays a des atouts : ses ressources humaines et sa jeunesse, sa position géographique privilégiée, le fait de ne pas être sujette à des conflits ethniques, le fait d’avoir une langue unificatrice et de ne pas avoir d’ennemis. Je ne sais pas si parfois Haïti est vraiment conscient de tous ces atouts.
Sur la question des élites, je suis mal à l’aise avec ce mot. Parce que pour moi le mot élite s’applique à des gens qui par leur mérite, ont atteint des postes de responsabilité. Je pense que le problème des élites en Haïti est lié à un décrochage entre ce mérite qui devrait porter les gens à des postes de responsabilité et la réalité du pays. Ce n’est pas une spécificité haïtienne. Sur le plan politique, Haïti a un faisceau de contraintes au delà de l’histoire qui tient en une Constitution auto-bloquante et un système politique excluant. Avec le système de la décharge – qui est un instrument politique – vous ne pouvez pas faire bénéficier à votre pays de compétences qui ont démontré leurs pertinences et leurs capacités. Ce qui est très frappant, c’est le divorce de la population –de la majorité silencieuse- avec le politique. Avec là un paradoxe, c’est qu’on parle beaucoup de politique pour la commenter. Mais la question de s’engager en politique aujourd’hui se pose finalement assez peu, y compris celle de faire connaître son choix.
C’est un vrai sujet parce que ça renvoie aux difficultés d’une démocratie en construction. Et ça renvoie aussi à des pratiques qui se sont installées au fil du temps, peut-être même d’ailleurs au fil des siècles. Pratiques, où les intérêts particuliers priment sur l’intérêt général. Je crois qu’il y a un énorme besoin de vivre ensemble dans ce pays. Un vivre ensemble qui existait – la littérature le raconte – et qui s’est délité à cause de plusieurs facteurs dont bien évidemment la dégradation économique. Et puis cette précarité qui s’est imposée… L’hégémonie du provisoire, comme dit un sociologue, empêche de voir au delà et de sortir de stratégies de survie individuelle. Vous n’avez pas d’institution électorale permanente depuis 1987.
Ce sont des facteurs qui participent au désintérêt pour la démocratie. Je le répète, ce n’est pas propre à Haïti. Je pense que cela s’est exacerbé en Haïti parce que vous êtes un creuset de difficultés et de souffrances aussi pour une grande part de la population. Une société fragmentée avec des clivages socio-économiques, qui pour nous venant de pays comme le mien, sont réellement bouleversants. Il y a une nécessité de trouver les voies pour vous reconstruire et pour ça vous avez l’énergie : une jeunesse qui est en demande de quelque chose qu’elle doit fabriquer. L’Etat ne peut pas tout faire. Il y a un mythe ici de l’Etat providence alors que paradoxalement il a très peu de moyens.
Et je pense de tout ceci que vous arrivez peut-être à la fin de quelque chose. De la démonstration que ce statu quo ne peut pas durer, qu’il faut changer quelque chose et qu’il vous appartient de trouver les voies pour le changer. Mais vous ne les trouverez que en vous rassemblant, par la discussion, par la création de consensus minimaux sur certains sujets et par un projet de société. Ce n’est pas du tout facile. C’est mon sentiment au bout de trois ans et demi parce que j’ai rencontré partout des gens qui par leurs pratiques démontraient qu’ils étaient en action. Ce pays est rempli de perles, il faut trouver le fil pour pouvoir les mettre en collier.
Vous avez travaillé avec trois président en trois ans, quels évènements vous ont le plus marqués ?
C’est évidemment le resserrement des relations politiques au niveau bilatéral. Six semaines après mon arrivée, j’ai accueilli le président François Hollande pour une première visite officielle d’un président français en Haïti. Monsieur Sarkozy était venu brièvement au moment du séisme pour témoigner de la solidarité française. J’ai participé en décembre à l’invitation du président Jovenel Moïse par Emmanuel Macron. Je pense que c’est extrêmement satisfaisant parce que cela prouve que nous avons été constant et nous continuons de l’être dans notre amitié quels que soient les gouvernements.
Le ministre des Affaires Etrangères est venu après Matthew en décembre 2016. Ce n’est pas rien ces types de visites à haut niveau. Cela nous a complètement stimulé pour la coopération et nous a donné un nouvel élan pour tourner la page post-séisme : reconstruction, l’aide exceptionnelle etc. Et ça c’est très important parce que, on a pu avec des partenaires, travailler sur des axes plus consolidés et reprendre pied de façon solide dans le domaine de l’éducation où nous avions une coopération qui a un peu fait le yo-yo dans les années précédentes.
Pourquoi y a t-il si peu d’investissements français en Haïti ?
Moi je vais vous retourner la question. Où voyez-vous de très importants investissements autres que français en Haïti ? Et où voyez-vous les investissements privés nationaux ? Si je vous pose ces questions de manière provocatrice c’est parce qu’il y a un tout. Haïti malheureusement reçoit très peu d’investissements privés étrangers. En 2017, la société française Rubis a racheté Dinasa.
Il y a une présence française peut-être trop discrète puisque nous avons recensé 46 entreprises qui travaillent ici à un titre ou à un autre. Pendant les trois ans que j’ai passé ici j’ai vu RAZEL-BEC qui avait posé un pied sur la route nationale numéro trois. J’ai vu arriver Bolloré, Vinci qui travaille sur l’environnement et sur l’électricité. Ce sont de grands groupes internationaux. J’ai vu aussi arriver des société beaucoup plus modestes, souvent des bureaux d’études peut-être qui relèvent de la nouvelle économie liée au développement durable, à l’énergie renouvelable, aux solutions de potabilité d’eau. Quand le président Jovenel Moïse est allé à Paris en décembre dernier, je peux vous assurer que la réunion qui a été organisée par le MEDEF a été très fréquentée par les entreprises. Donc, il y a un intérêt pour Haïti. Il y a évidemment le diagnostic qu’il y a beaucoup d’opportunités. Il est certain qu’un nouveau mandat qui débute dans la stabilité institutionnelle est évidemment plus porteur qu’une période d’instabilité de gestation électorale qui a été très longue.
Les entreprises ne sont pas des philanthropes. Une entreprise n’est pas une ONG. Il faut qu’elle trouve sa rentabilité. Il faut qu’elle puisse convaincre ses actionnaires, si elle en a. Donc on retourne toujours aux problèmes de base pour tout investissement direct étranger en Haïti : stabilité politique, sécurité juridique et règles de concurrence claires et transparentes.
A la fin de votre mission, une crise agite Haïti avec les récents soulèvements. Avec quels sentiments quittez vous le pays ?
Avec un peu d’inquiétude justement parce que l’explosion a surpris par sa rapidité. Elle a surpris aussi par sa violence. Je pense que c’était une alerte qui a appelé à un traitement. Ce qui s’est passé est de nature à montrer qu’on ne peut pas continuer comme avant. Il y a eu des troubles sérieux qu’il faut traiter comme tels. Il était important de prendre ses responsabilités, de donner des signaux. On voit que cette stabilité est très fragile et je dirais en même temps qu’il y a de l’espoir, parce j’ai trouvé qu’il y a une prise de conscience des différents corps organisés de la société qui ont eu à peu près le même message. Un message qui est de tirer les enseignements de la crise, mais aussi de se déclarer prêt pour une concertation large pour traiter les problèmes plus profonds du pays.
Ralph Thomassaint Joseph
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