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10 ans après le séisme : le béton remplace la canne à sucre à Léogâne

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Dix ans après le séisme de 2010, la ville de Léogâne où a été localisé l’épicentre du cataclysme se relève et s’agrandit. Cependant, cette urbanisation se fait au détriment de ce qui faisait jadis sa réputation : la canne à sucre

12 janvier 2010, un puissant séisme de magnitude 7.1 sur l’échelle de Richter ravage Port-au-Prince et ses environs. L’épicentre du cataclysme, selon les experts, a été localisé à 10 km au fond de la mer près de Léogâne. Pour avoir été si proche de l’épicentre, la cité Anacaona a été fortement touchée.

Devant ce sinistre, des organisations non gouvernementales sont accourues apporter de l’aide aux victimes. Loger les survivants a été la priorité. Profitant de cette aide, certaines victimes qui ne possédaient ni maisons ni terrains se sont mises alors en quête d’espaces libres dans le but de bénéficier d’un abri et devenir par la même occasion, des propriétaires.

C’est le début d’une urbanisation effrénée dans la plaine de Léogâne.

Une urbanisation effrénée

Selon Rose-May Guignard du Comité interministériel d’Aménagement du Territoire (CIAT), la ville de Léogâne, bien avant le tremblement de terre avait déjà une tendance à s’agrandir anarchiquement, en témoignent les constructions dans la zone de Chatuley.

Cependant, selon Guignard, le séisme a fortement influé sur cette tendance et poussé l’agrandissement de la ville à près de 30 % aujourd’hui. Rose-May Guignard en veut pour exemple, les constructions de Chatuley, de la route de Darbonne et des autres localités logeant la route Nationale Numéro 2 comme Sigueneau, Milier et Flon.

Selon Francisque Alphonse de la Communauté des Municipalités de la région des Palmes, aujourd’hui « le béton est en train de gagner sur la canne à Léogâne ». Il cite trois raisons expliquant ce phénomène.

D’abord, les crues à répétition de la rivière Rouyaune qui inondent souvent la ville ont poussé un bon nombre de résidents du centre-ville de Léogâne à se déplacer vers la zone de Chatuley.

Ensuite, la proximité de Léôgane à Port-au-Prince, en fait une destination idéale pour les candidats à l’exode en provenance de Grand-goave, Petit-goave et La Gonâve.

Enfin, les Haïtiens de la diaspora offrent de généreuses sommes aux planteurs de canne à sucre pour acquérir des terres agricoles et y construire leurs maisons.

Mais ce déplacement s’est beaucoup amplifié depuis le séisme de 2010. La distribution des « shelters » par les ONG après le tremblement de terre a créé de nouveaux propriétaires qui ont colonisé les zones agricoles afin de ne pas s’éloigner de la ville. Selon Francisque Alphonse, cela a exacerbé le problème puisque « la ville de Léogâne n’est entourée que de terres agricoles ». C’est-à-dire que tout agrandissement de la ville revient à empiéter sur les terres agricoles.

« Cette urbanisation sauvage porte atteinte à la principale potentialité de Léogâne » aux dires de Francisque Alphonse qui souligne que Léogâne est la plus fertile de la région des Palmes.

Les arrivants de Port-au-Prince

Les ONG ont distribué des abris provisoires dans le cadre d’un projet, donc suivant une approche ponctuelle. Elles n’ont pas travaillé selon un programme impliquant la Mairie et l’État central dans le cadre d’une vision politique. Ajoutée à cela, l’urbanisation accélérée de la plaine de Léogâne répond au besoin d’échapper à une capitale trop congestionnée.

C’est dans cette logique que Pierre Clairsaint est arrivé à Léogâne. Originaire de Grand-goave, ce banquier a habité à Port-au-Prince quelques années. Mais en 2015, il a déménagé avec sa femme à Léogâne tout en travaillant dans la capitale. Il a acheté une parcelle de terre non loin de Sigueneau et y a construit une petite maison.

Comme lui, sa tante qui habitait à Carrefour a, elle aussi, trouvé un moyen de s’installer à Léogâne, justement sur des terres destinées à l’agriculture. Son parcours n’est pas compliqué. Pour échapper à un loyer au prix exorbitant, elle a acheté une parcelle de terre à Léogâne. Elle vit dans un «shelter » acheté d’un propriétaire qui, aujourd’hui, possède une nouvelle maison.

Les planteurs aux abois

La substitution des champs de canne à sucre par du béton dans la plaine de Léogâne est un « désarroi total » selon Edgar Beaumier, directeur général du Mouvement des Cultivateurs et Distillateurs de Léogâne. Il confie que 30 % des familles de Léogâne vivaient de la canne à sucre.

Cependant devant le refus des autorités d’accompagner cette filière dans les 26 communes produisant de la canne à sucre dans le pays, certains paysans de Léogâne qui vivaient de cette culture ont résolu de vendre les terres agricoles. Il résume : « Les paysans plantaient de la canne à sucre afin de nourrir leurs familles; puisqu’ils sont délaissés par les autorités, ils choisissent de vendre les terres agricoles pour pouvoir envoyer leurs enfants à l’étranger et nourrir la famille sans avoir à se battre seul ».

Edgar Beaumier qui est aussi le coordonnateur national de la Coordination nationale des Professionnels de la canne révèle que la situation est aussi due à la nonchalance des autorités qui se sont succédé dans le pays. « Nous ne pouvons rien puisque nous vivons dans un pays où il n’y a pas d’autorité de l’État », crache Edgar Beaumier, comme si l’abandon de la canne lui avait laissé un goût amer au palais.

Au nom de la Coordination nationale des Professionnels de la Canne, Edgar Beaumier a sorti un ouvrage indexant tous les défis auxquels fait face la filière et l’a confié aux autorités concernées. « Le Palais national, le ministère de l’Agriculture, le ministère des Finances, le ministère de l’Éducation nationale ont tous reçu le livre », précise Edgar Beaumier qui dit avoir même porté les doléances des planteurs par-devant le Parlement haïtien.

Bien que le livre ait été reçu par les décideurs, Edgar Beaumier se plaint de n’avoir obtenu que des « paroles ». Les professionnels de la canne ont simplement réclamé un accompagnement : « Prêt, Banque agricole, encadrement technique, modernisation des existants et protection des terres agricoles ». Rien n’est fait.

Une mairie impuissante

La vie à Léogâne, a contraint Pierre Clairsaint à s’adapter à une nouvelle réalité : après chaque pluie, son quartier est inondé par les eaux qui stagnent dans le quartier. En effet, avant sa mise en vente, le terrain qui accueille le couple faisait partie d’un champ de canne à sucre. Les différents canaux d’irrigation disparaissent pour faire place à des anneaux de drainage improvisés pour faire couler les eaux qui nuisent aux habitants.

Au cours de l’année 2019, les habitants, révoltés par la situation ont même affronté les agents de la mairie venus réclamer le paiement des impôts locatifs. Munis d’armes blanches, ils ont condamné les autorités communales pour l’état lamentable de la route en période de pluie. Depuis cet incident, la mairie impuissante a décidé de jeter l’éponge, selon Pierre Clairsaint.

Un plan d’aménagement

Francisque Alphonse rappelle que la communauté de la région des Palmes, en collaboration avec la mairie de Léogâne a déjà « un plan d’urbanisation » apte à freiner cette dérive. Ce plan qui vise un diagnostic de la plaine de Léôgane rentrera en vigueur lorsque l’État décidera de lui accorder force de loi.

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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