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Comment les constructions en béton ont-elles envahi Haïti ?

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Les édifices en béton dominent le marché haïtien. Tournée historique aux origines de cette hégémonie

Les constructions en béton règnent en maître dans les villes haïtiennes. Cependant, les dégâts du séisme de 2010 ont quelque peu terni la réputation de ces structures qui remontent à l’occupation américaine de 1915, selon plusieurs historiens.

Cette tendance n’a pas été sans conséquence, élabore l’historien Roger Petit-Frère dans un documentaire à paraître. « Le palais des ministres a été construit par les Américains, il est tombé. L’école de Damien a été construite par les Américains, elle est tombée», continue le professeur d’université, décédé en 2019.

Les gens qui autrefois construisaient en bois ont voulu rejoindre le monde moderne et se sont mis à construire des maisons en briques, élabore Roger Petit-Frère. « Les maisons en briques, en ciment, ce sont elles qui ont tué les gens, car elles ne respectaient pas les normes parasismiques.»

L’origine américaine des structures en béton ne fait cependant pas unanimité. « Il n’y a pas une date précise où l’on peut situer les premières constructions en béton en Haïti, selon l’historien Pierre Buteau. Ce que nous pouvons dire, c’est que ce système a été une réponse aux cyclones et aux incendies qui frappaient le pays», révèle le professeur d’université.

Une protection contre les incendies

Historiquement, les constructions en béton remonteraient donc au XIXe siècle en Haïti. Elles furent encouragées pour lutter contre les incendies qui ravageaient les grandes villes du pays, dont le Cap-Haïtien et Port-au-Prince.

« Les désastreux sinistres de 1820 et de 1822 ont ouvert Port-au-Prince à l’âge de la pierre et de la brique», rapporte le sociologue Michel Acacia. Désormais, les propriétaires aspirent à la sécurité. Ils ne veulent, pour la construction de leur maison, que des matériaux solides et durables, à l’épreuve des incendies», continue l’auteur qui cite l’historien Georges Corvington dans son ouvrage « Historicité et structuration sociale en Haïti».

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L’attraction du béton s’est poursuivie au siècle suivant. Les constructions en bois ont même été interdites dans certaines zones afin de protéger les villes contre le feu durant la présidence de Louis Borno. Une loi a été élaborée à cet effet en juillet 1924. Son article premier dispose que dans les villes, la construction en bois est «interdite à l’intérieur des zones déterminées par les Arrêtés communaux.» Tout contrevenant devait payer une amende. »

Les autorités ne se sont pas contentées d’interdire. Les constructions ne respectant pas les normes établies étaient aussi menacées de démolition. Les incendies récurrents de l’époque expliquent ces mesures drastiques bien qu’il existait un service de pompiers solide, selon le professeur Pierre Buteau.

La maison préférée des Makout

Aussi, le béton se généralisera à partir des années 1960. Car, pendant cette période qui a vu l’émergence du dictateur François Duvalier, les ingénieurs ont commencé à donner le ton, continue Pierre Buteau. « À la Faculté des Sciences, il y a eu pas mal de professeurs qui avaient exercé une grande influence sur leurs étudiants en ce qui a trait aux structures en béton.»

Il y a donc un lien certain entre le duvaliérisme et l’émergence du béton, selon Pierre Buteau. « Le boulevard Jean Jacques Dessalines par exemple est l’une des expressions de la structure du béton. L’aéroport international François Duvalier aussi a été construit sous le règne des Duvalier.»

Les constructions en bois ont été interdites dans certaines zones afin de protéger les villes contre le feu durant la présidence de Louis Borno.

En plus, la plupart des grands commis de la dictature faisaient construire leurs maisons en béton, rapporte l’historien. «Il y a de jolies maisons construites en 1960 à Berthé à Pétion Ville avec de très forts pourcentages en béton. À l’époque, on ne pensait même pas aux tremblements de terre, on pensait aux incendies et à la mode», explique le professeur.

D’autres facteurs ont influé sur l’invasion du béton. Par exemple, depuis le premier quart du 20siècle, les architectes étaient très en vue. «Albert Mangonès est l’un des architectes qui ont émergé pendant cette période. Il a été sculpteur aussi. On lui doit la maison des Gaillard, à la Rue Camille Léon qui est en béton. L’édifice en béton du Musée du Panthéon national (MUPANAH) dont le projet n’a pas été conçu par Mangonès [mais] a été exécuté par lui.»

Les poussières ensanglantées du séisme

Quoi qu’il en soit, les maisons en béton qui ont constitué un refuge contre les incendies et les cyclones durant le 19e et le 20e siècle ont été défiées le 12 janvier 2010. Des nuages de poussière provenant du béton en grande partie non armé de la plupart des constructions ont englouti les zones situées dans le périmètre du séisme. 300 000 personnes périront ce jour-là, alors que d’innombrables autres resteront estropiés à vie.

Selon Pierre Buteau, au-delà du béton, la bidonvilisation extrême de l’espace urbain est pour beaucoup dans les dégâts enregistrés. « Dans les bidonvilles, on constate l’irruption de grandes maisons en béton construit par n’importe qui. Les mairies et le Ministère des Travaux publics jouent de moins en moins leur rôle», regrette le professeur.

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Malgré les efforts de sensibilisation de la part des autorités pour des constructions respectueuses des normes sismiques, le béton fait peur désormais. Pourtant, ces constructions présentent bien des avantages. Il y a une main-d’œuvre qui s’y connaît déjà et les matériaux sont disponibles. Toutefois, les professionnels ne connaissent pas toujours les matériaux, dénonce l’architecte Isabelle Jolicœur. « Ceux-ci sont souvent mal choisis et mal calculés. Le mélange de ciment et de sable n’est pas toujours bien fait. »

Parce que les constructions en béton sont lourdes et non ductiles, certains propriétaires optent désormais pour des systèmes mixtes. Cela sous-entend que dans une même construction, il peut y avoir du béton, du bois et de l’acier. « Toutefois, les constructions doivent [quand même] respecter les normes parasismiques, rappelle Isabelle Jolicœur. Dorénavant, il faut savoir qu’on n’est pas supposé construire sa maison [soi-même]. C’est l’État qui devrait déterminer quel type de maison peut être adapté à quel type de climat».

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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