ART & LITERATUREEN UNESOCIÉTÉ

Trois slameurs et une fleur insomniaques

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J’aimerais vous décrire ce que j’ai vécu dans l’auditorium de la Fokal le Mercredi 6 avril 2016. Cependant il me faudrait des vers de Baudelaire, les rimes d’Abd El Malik, 16 bars de Solaar, la musicalité de Master Dji mais surtout de la distance. Cette putain de distance, je l’ai malheureusement perdue quand les premiers mots ont martelé mon tympan et les premières notes musicales soulagé les tourments d’une journée mouvementée.  J’étais instantanément transformé en fan. Ce qui suit n’est donc pas objectif et ne compte pas l’être non plus. Elle ne pourra et ne saura porter un regard critique et rationnel sur le travail exceptionnel du Collectif Feu Vers.

Cette distance, je l’ai perdue, peut-être inconsciemment, mais je crois au fond de moi l’avoir fait consciemment. Avant même de tomber sur les corps d’Eliezer, Béo, Jeyna et Etienne, emportés par le sommeil sur la planche de la « salle Unesco », j’avais décidé de suspendre mon esprit critique et de jeter ma plume péteuse de lecteur qui aurait fait l’effort de décrire scène après scène ce spectacle fantastique.

« Lettre à minuit » est un spectacle du Collectif Feu Vers, un jeune groupe de slameurs/poètes qui se sont fait un nom dans ce mouvement d’expression élitiste du ghetto. J’ai bien écrit « élitiste » parce que, primo, c’est un langage poétique pas nécessairement accessible à tous, et secundo, c’est de la poésie, de la vraie. Mais c’est aussi du vrai hip hop, la grande musique, du théâtre bien pensé et de la folie à outrance.

Le spectacle dure à peu près une heure et demie. Une suite de textes dessinés sur une toile musicale rythmée aux épices haïtiennes. Eliezer a eu raison de dire à la fin de la soirée qu’ils avaient rassemblé les meilleurs musiciens du monde. En tous les cas, à ce moment exact, dans cette salle précise, accompagnés de ces 4 acrobates du verbe, ils étaient en effet les meilleurs musiciens du monde.  Il y avait aussi le public qui se regardait sur scène. Ce public savait que les minuits rythmés de Jehyna, rêveuses d’Eliezer, pensantes d’Etienne, et spleen de Béo, étaient aussi les siennes. Pour ces jeunes, ces slameurs sont déjà des stars, pas parce qu’ils sont en rotation sur la bande FM ou ont des centaines de milliers de suiveurs sur Facebook et Twitter, mais parce qu’ils traduisent leurs réalités, leurs difficultés de tous les jours, leurs aspirations comme très peu d’artistes réussissent à le faire.

Le Collectif Feu Vers a fait le choix de la qualité dans une société qui récompense à prix fort la médiocrité. A un moment ou le laid remporte la guerre contre le beau en Haïti, Lettre à Minuit est l’un des rares signes de survie du beau. Ce soir, un vrai souffle de vie avec une aura de victoire a émané de cette belle salle de spectacle. Deux ou trois semaines avant ce spectacle j’avais la chance de voir ces poètes de la nuit accompagnés le slammeur Française Souleymane Diamanka à Press Café dans une soirée d’improvisation pour saluer le passage de leur frère de rimes sur la terre de Dessalines. Ce soir j’ai vu des jeunes, le Collectif Feu Vers et quelques autres amis slameurs et poètes,  vomir leur talent  avec une étonnante décontraction. Vers après vers, ils ont fait d’une simple soirée d’au revoir à un ami quelque chose de fou. Pour le commun des mortels, l’improvisation est fascinante, mais pour le vrai artiste cet exercice d’expression est souvent expression du soi et se révèle naturel et  souvent facile. « Lettre à Minuit » en plus d’être l’expression d’artistes bourrés de talent est le résultat du travail assidu de jeunes rêveurs convaincus de la grandeur et de l’importance de leur entreprise. Quand talent et travail s’unissent, la progéniture ne peut être que grande. « Lettre à Minuit » a été un GRAND spectacle.

Après avoir envoyé que des fleurs à ces 3 #SalesCons et cette petite fleur à la voix de ténor, je me réserve le droit d’une petite critique. Le Kreyòl a été utilisé dans deux ou trois scènes et il était évident que la langue maternelle touchait beaucoup plus le public. Sans tomber dans de la démagogie linguistique, le mouvement que porte le Collectif Feu Vers ne peut se permettre le luxe d’élitiser encore plus cette forme artistique qui tarde encore à toucher les masses. Le slam tedérabòdayisez faites, et dans le contexte haïtien, ne peut se contenter d’être art que pour être art. Vos vers, votre rythme, votre vigueur, vos mots peuvent et doivent bouleverser la conscience de la jeunesse haïtienne tétanisée par l’immensité de ses déboires. Redonnez espoir et éclairez cette jeunesse en quête d’inspiration. Et surtout éduquez-les, dérabòdayisez leurs goûts artistiques, conscientisez-les, recitoyennisez-les. En fait, votre projet semble déjà  aller dans ce sens, mais la sensibilité que peut apporter le kreyòl devra être exploitée au maximum pour trouver l’effet amplificateur désiré.

Retournons aux fleurs messieurs et dames ! Ce que vous faites est beau et grand. « Lettre à minuit » découle d’un travail immense sur les textes, la musique et d’une intelligente théâtralisation de votre poésie.  Ce mouvement semble être prêt à bouleverser le monde culturel haïtien. J’espère seulement que vous trouverez la formule pour populariser votre art. Je veux croire en un slam qui un jour rivalisera avec le Rabòday sans pour autant descendre rejoindre la jeunesse dans la boue pseudo-artistique actuelle. Il saura plutôt aller chercher  cette jeunesse et l’emmener avec le slam à la bouche et dans la tête vers les astres de la pensée, de la citoyenneté, du beau…. Charles Baudelaire disait que «la poésie n’a pas d’autre but qu’elle-même», ensemble regardez le plus grand du XIX siècle dans les yeux et dites-lui d’aller se faire foutre! Chers amis, utilisez cette arme qu’est le slam à outrance pour attaquer cette infinité de tares installée en Haïti et dans le monde. Bonne besogne et bonne continuité chers acrobates des mots !

 Jétry Dumont 

Image: Yves osner dorvil YOD

Directeur Général | Co-fondateur | J'aime me considérer rationnel et mesuré avec une vision semi-ouverte du monde. J'ai un baccalauréat en finance. Je m'intéresse au Barça, à la politique, à l'entrepreneuriat et à la philosophie.

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