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Télévisions, draps, réfrigérateurs… Au‑delà de la politique, les gangs veulent de l’argent

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Deux journalistes d’AyiboPost se sont rendus au marché de la Piste au cœur du territoire contrôlé par le chef de gang Micanor le 10 avril 2025. Ils y ont observé la mise en vente de meubles, d’équipements électroniques et d’articles ménagers pour la plupart usagés

Depuis au moins quatre ans, les groupes armés étendent leur emprise sur le territoire haïtien.

Au-delà de leur ambition politique affichée à travers la coalition Viv Ansanm, les gangs poursuivent aussi des objectifs plus terre-à-terre.

Dans les maisons qu’ils pillent, ils emportent casseroles, draps, bijoux, batteries, téléviseurs et autres biens du quotidien, selon une demi-douzaine de témoignages recueillis par AyiboPost.

Ces objets volés sont ensuite écoulés sur les marchés, souvent à des prix dérisoires, d’après trois sources informées du phénomène.

À la Piste, principal marché de Cité Soleil, les bandits ont même aménagé un pavillon entièrement consacré à la vente de ces biens dérobés.

Deux journalistes d’AyiboPost se sont rendus à ce marché au cœur du territoire contrôlé par le chef de gang Micanor le 10 avril 2025. Ils y ont observé la mise en vente de meubles, d’équipements électroniques et d’articles ménagers pour la plupart usagés.

Selon trois personnes interrogées sur place, cet espace de vente aurait vu le jour il y a environ neuf mois. Depuis, il ne cesse d’être alimentée par les « casses » perpétrées dans les quartiers résidentiels de Delmas, Nazon et Solino.

« Des gangs vendent ici des lits, des armoires et des téléviseurs pris dans les maisons qu’ils ont pillées », témoigne un marchand de boissons fraîches.

Un autre témoin évoque une scène observée en début d’année à Croix-des-Bouquets : un vendeur proposait une télévision intelligente de 42 pouces pour 2 500 gourdes. Faute d’acheteur, il s’est finalement résolu à la céder pour 1 000 gourdes. « En réalité, cette télévision vaut probablement 40 fois ce prix », glisse le témoin.

Pour forcer les gens à fuir les quartiers, les gangs tirent, font des incursions surprises et mettent le feu.

Avant de tout incendier, ils récupèrent les objets de valeur qu’ils transportent parfois dans des camions.

Lire aussi : Voici comment les gangs ont pillé plusieurs médias de P-au-P

Le magasin de vêtements et de chaussures de cet homme de 36 ans, situé à proximité du stade Sylvio Cator, a été pillé par les gangs en février 2024.

Il raconte que la maison de sa mère, située rue Charéron, au centre‑ville de Port‑au‑Prince, a aussi été pillée par des bandits.

Cinq réfrigérateurs et des boissons destinées à la vente ont été volés avant que les assaillants n’incendient la maison, en mars 2024.

De nouveaux territoires situés à Delmas, à Kenscoff et dans le département du Centre se sont ajoutés à la liste des territoires passés sous le contrôle de gangs armés menés par Jeff Canaan et Lanmò San Jou, chefs du gang 400 Mawozo.

Plus de 6 000 personnes sont contraintes de fuir leurs maisons à Mirebalais. Les gangs en ont profité pour étendre leur contrôle sur ces territoires et détruire le commissariat de la commune le 15 avril 2025.

Début avril, le membre d’un gang s’est fait filmer dans la villa d’un entrepreneur spécialisé dans les assurances à Bélot, dans la commune de Kenscoff. La propriété a été, par la suite, pillée et incendiée.

Rénovée en 2018, la villa comprenait un jardin, un lac rempli de poissons et une allée bordée de plantes. Au moins quatre agents de sécurité armés étaient chargés de la protéger.

« C’était comme une maison de film », confie à AyiboPost un ancien employé du domaine.

Pour forcer les gens à fuir les quartiers, les gangs tirent, font des incursions surprises et mettent le feu. Avant de tout incendier, ils récupèrent les objets de valeur qu’ils transportent parfois dans des camions.

À leur arrivée, les assaillants ont filmé leur prise de possession, une pratique courante qui, selon l’ancien employé, sert entre autres à afficher leur frustration.

« Ils viennent de zones sans électricité, vivant dans la boue, dans des baraques recouvertes de tôles rouillées. Et tout à coup, ils découvrent des miroirs, des télévisions immenses, des réserves pleines de provisions… Bien sûr qu’ils vont tout saccager. »

Questionné sur ce phénomène, le sociologue Kesler Bien‑aimé souligne les profondes inégalités sociales et les multiples injustices qui renforcent les vulnérabilités de certaines personnes vivant dans des quartiers défavorisés.

Certains « profitent parfois des catastrophes, d’accidents ou d’incendies pour dérober les biens d’autrui », observe le sociologue, parlant d’une pratique courante.

Haïti fait partie des pays les plus inégaux et corrompus au monde. La moitié du pays se retrouve en insecurité alimentaire. L’extrême pauvreté côtoie quotidiennement un défilé de voitures blindées, de résidences luxueuses et de richesses ostentatoires, souvent accumulées indûment.

Ces trois dernières années, le Canada, les États-Unis et les Nations-Unies ont collectivement mis sous sanction plus d’une trentaine de personnalités du pays — dont des entrepreneurs, un ancien président, d’anciens premiers ministres et des anciens parlementaires — pour corruption, relations avec les gangs ou trafic de drogue.

Pour Bien‑aimé, ce qui se passe dans le pays peut être interprété comme une forme de criminalité nationale et transnationale qui, pour opérer dans la capitale haïtienne et dans d’autres zones, installe « un type de mercenariat en chaîne hiérarchisée ».

Ces dernières années, les gangs affichent de plus en plus, sur les réseaux sociaux, les biens qu’ils ont accumulés, notamment à travers le kidnapping et la mise en place de postes de péage sur plusieurs axes routiers.

Haïti fait partie des pays les plus inégaux et corrompus au monde. La moitié du pays se retrouve en insecurité alimentaire. L’extrême pauvreté côtoie quotidiennement un défilé de voitures blindées, de résidences luxueuses et de richesses ostentatoires, souvent accumulées indûment.

Selon Bien‑aimé, les motifs politiques affichés par ces mercenaires « au service d’un complexe composé de multiacteurs de la criminalité » tiennent à leur perception de celle‑ci comme un lieu de légitimation de leur pouvoir et de ces biens accumulés.

De nombreuses familles forcées de partir échouent à retourner dans leur zone tombée entre les mains des bandits.

C’est le cas du jeune entrepreneur Eliezer Piercin, contraint de s’enfuir de l’avenue N Prolongée mi‑mars avec sa famille.

Piercin a appris l’incendie de la maison et déclare n’avoir aucune nouvelle des 10 000 gourdes de provisions laissées sur place.

Cette pratique des gangs consistant à piller et à revendre les objets volés sur le marché a déjà été observée dans des marchés implantés dans leurs bastions ou situés à proximité de leurs fiefs, comme au Village‑de‑Dieu, au marché Salomon, au centre‑ville, ainsi qu’au marché de Diquini, dans la commune de Carrefour, selon deux sources au courant de ces faits contactées par AyiboPost.

Ce qui se passe dans le pays peut être interprété comme une forme de criminalité nationale et transnationale qui, pour opérer dans la capitale haïtienne et dans d’autres zones, installe « un type de mercenariat en chaîne hiérarchisée ».

– Kesler Bien‑aimé

Mais, d’après les deux sources, dans le contexte où des gangs attaquent des quartiers de manière inattendue, certains résidents se trouvent parfois obligés de vendre une partie de leurs meubles ou d’autres articles avant de se réfugier dans d’autres quartiers ou de quitter la capitale.

« C’est dur de voir des individus emporter ce pour quoi tu as travaillé très dur toute une vie », témoigne à AyiboPost un résident ayant fui le quartier de Delmas 30 en février, dont la maison a été incendiée par les gangs.

La plupart des victimes prennent presque un abonnement avec les pilleurs.

Un homme âgé de 28 ans, qui possédait un bar‑restaurant du nom de « Katchou pa nou », a été victime à trois reprises de pillages perpétrés par des gangs depuis 2023.

En novembre 2024, l’homme a dû quitter son local à la ruelle Sylvia, à Nazon, lorsque des gangs ont attaqué la zone et pillé son entreprise.

« Ils ont pris un four, une bonbonne de gaz, un réfrigérateur, un panneau solaire, quatre tables, une douzaine de chaises et quatre ventilateurs », raconte‑t‑il à AyiboPost.

Les casses des bandits armés ont coûté environ 150 000 gourdes à l’entrepreneur.

Il a, par la suite, transféré le reste de ce matériel dans un local sur l’avenue Christophe, avant que cette zone ne tombe, à son tour, dans le sillage des gangs.

En août 2023, son entreprise située sur la route de Dalles a de nouveau été victime de pillages perpétrés par les membres du gang de Gran Ravin, mené par Renel Destina, dit « Ti Lapli ».

« Ils ont volé mes deux panneaux solaires, un four, deux batteries et des ventilateurs », se plaint l’homme à AyiboPost, préférant garder l’anonymat pour des raisons de sécurité.

Par Wethzer Piercin,  Rolph Louis-Jeune & Widlore Mérancourt
Couverture | Photo d’un homme avec la tête camouflée sous un maillot. (France 24) À l’arrière-plan, deux voitures en train de brûler, avec un homme courant, des objets entre les mains, dont un ventilateur. (Source : RFI) Collage : Florentz Charles pour AyiboPost –  22 avril 2025
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Wethzer Piercin est passionné de journalisme et d'écriture. Il aime tout ce qui est communication numérique. Amoureux de la radio et photographe, il aime explorer les subtilités du monde qui l'entoure.

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