En Haïti, la situation des non-voyants est souvent négligée. Cependant, la cécité n’occasionne pas nécessairement la perte de l’autonomie et de la mobilité.
Josué Cazeau avait 14 ans lorsqu’il est devenu non-voyant. Il était en 9e année fondamentale. Comme la plupart des enfants de son âge, Josué aimait jouer au football. Un coup de ballon à l’œil gauche lors d’une partie de foot, voilà comment ses premières douleurs ont commencé. « Cela ne m’a pas paniqué, car je pensais que la souffrance allait passer », se rappelle-t-il.
Ses parents l’ont fait visiter plusieurs médecins, mais, en vain. « J’ai fini par perdre l’usage de l’œil gauche dans un premier temps mais j’avais une assez bonne mémoire pour capter tout ce que j’avais sous l’œil droit. J’avais complètement perdu la vue quand je fus admis en rhéto et depuis j’ai abandonné les études », se souvient celui dont les médecins n’ont jamais pu déceler les causes de la cécité.
Josué a aujourd’hui 48 ans. Il se fait toujours accompagner d’un proche quand il doit se déplacer parce qu’il lui arrive de trébucher sur sa route.
L’inaccessibilité des services complique la vie des personnes non-voyantes
« Je crois qu’il existe en Haïti, un seul hôtel ayant des lignes de cadrage terrestre pour orienter les déficients visuels avec leurs cannes. Combien de bibliothèques disposent de livres en braille ici ? Figurez-vous qu’une machine braille (machine à écrire des non-voyants) se vend en moyenne à 800 dollars US», constate Dr Michel Archange Péan, rencontré dans les locaux de la Société haïtienne d’aide aux aveugles (SHAA).
Pourtant l’État haïtien a ratifié en 2009 la Convention relative aux droits des personnes handicapées et la Convention interaméricaine pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les personnes handicapées. Il y a en plus de cela, la loi du 13 mars 2012 portant sur l’intégration des personnes handicapées en Haïti et aussi la loi sur l’accessibilité de l’environnement bâti. Également, le décret électoral de 2015 traite de l’accessibilité aux personnes handicapées lors des élections.
« Même avec un cadre juridique de protection, l’État haïtien ne parvient pas à faire respecter les droits des personnes handicapées notamment les non-voyants qui sont environ 80 000 – 1 000 000 », déplore le responsable de la SHAA, lui-même devenu aveugle quand il était en deuxième année d’université. « J’étais dans l’art dentaire. Étant donné que ma déficience ne me permettrait d’exercer ce métier, j’ai dû me réorienter vers les sciences humaines et sociales. »
Dr Michel Archange Péan a obtenu un doctorat en lettres et en sciences humaines. « J’avais le privilège d’avoir des parents qui pouvaient payer mes études à l’étranger. J’imaginais le nombre de personnes obligées de [se couper de] la vie académique et professionnelle après être devenues non-voyantes. En rentrant en Haïti, je m’étais dit que je devais m’impliquer pour l’inclusion des personnes handicapées. »
Michel A. Péan dirige la SHAA depuis plus d’une vingtaine d’années. Cette entité qui existe depuis 1952 a un statut d’organisation non-gouvernementale d’aide au développement. La SHAA prévient la cécité et contribue à améliorer la qualité de vie des personnes non-voyantes et malvoyantes.
Le docteur Péan reconnaît l’importance des écoles spécialisées, cependant, il priorise l’éducation inclusive par des matériels adaptés. « Par éducation inclusive, j’entends que tout le monde puisse recevoir la même formation. C’est pour cela que nous avons à la SHAA des modules sur les technologies adaptées. Une personne non-voyante peut utiliser des appareils électroniques aussi sophistiqués qu’ils puissent être grâce à une application que nous leur apprenons à utiliser. »
Les autres sens se développent davantage quand on a perdu la vue
« Quand on ne voit pas, on n’a pas de sixième sens. Au contraire, on en a quatre. Ce sont ces quatre autres sens qui se développent davantage pour permettre à la personne non-voyante de s’adapter et d’avoir une certaine autonomie», avoue Nathalie Sauveur qui a perdu la vue à l’adolescence.
« J’avais 13 ans quand l’ophtalmologue a diagnostiqué le glaucome dans mes yeux. Suites à de fréquents maux de tête, j’ai subi une intervention chirurgicale à l’Hôpital de l’Université d’État d’Haïti (HUEH). » Cette opération lui a coûté les yeux de la tête. Sa mère l’a inscrite à l’école Saint Vincent où elle a rapidement appris le braille.
La plupart des fois, Nathalie se déplace seule. « Quand je demande aux passants de m’aider à traverser la rue, souvent les garçons en profitent pour me toucher. Parfois les chauffeurs ne me rendent pas la monnaie ou elle est incomplète », se plaint-elle.
La jeune femme ne semble pas avoir de contraintes dans les activités de la vie courante. Par exemple, elle regarde la télé. « On ne voit pas seulement avec les yeux. Quand je regarde la télé, je comprends comme les voyants. » Une information confirmée par Cindy Pierre-Louis, 27 ans, qui n’a jamais vu le monde et les couleurs. Elle est née non-voyante. Cindy fait du théâtre. Elle a déjà joué dans des festivals en Haïti et à l’étranger. « Je n’ai jamais subi de discrimination dans ma carrière artistique », admet-elle. Toutefois, l’artiste s’inquiète beaucoup. « Je rêve de jouer des rôles dans des films qui ne me présentent pas comme une non-voyante. J’ai bien peur que cela n’arrive jamais. »
N’importe qui peut tomber aveugle
« Les yeux sont très fragiles signale Réginald Réjouis, ophtalmologue. En principe, dès la naissance, les parents devraient confier leur bébé à un pédiatre pour un examen médical global. S’il y a un problème au niveau des yeux du nouveau-né, le pédiatre devra référer les parents à un ophtalmologue. »
Selon le spécialiste, il existe dans le monde plusieurs causes pouvant entraîner la perte de la vue. Mais en Haïti, les deux principales causes sont la cataracte et le glaucome qui provoquent une cécité pourtant évitable. « La cataracte peut être soignée même après la perte de la vue. Cette pathologie est due à l’opacification d’une partie transparente de l’œil appelé cristallin qui empêche à la lumière de passer. Le glaucome pour sa part, est causé par une altération du nerf optique. Contrairement à la cataracte, il provoque une cécité irréversible. Mais si l’affection est diagnostiquée à temps, on peut éviter la cécité », précise Dr Réjouis.
L’ophtalmologue conseille de ne pas négliger des signes manifestes comme les irritations et les démangeaisons au niveau des yeux. « Si vous avez reçu un choc à l’œil, vous devez voir un ophtalmologue. La tension des yeux peut augmenter par de simples gestes, comme le fait de trop ajuster sa cravate pendant de longues périodes », prévient Dr Réjouis. Il avance que le prix moyen pour se faire opérer au niveau des yeux est de 30 000 gourdes, somme bien au dessus du salaire mensuel de beaucoup d’Haïtiens.
Tout n’est pas fini quand on a perdu la vue
« La situation des non-voyants est périlleuse en Haïti », reconnaît Dr Péan qui avoue qu’il se sent plus libre lorsqu’il est à l’étranger. « Je peux circuler librement, aller d’une ville à une autre avec ma canne blanche quand je suis hors du pays. »
En dépit de tout, le coordonnateur de la SHAA conseille aux personnes non-voyantes et à leur proches de ne pas lâcher prise. « Tout n’est pas fini quand on a perdu la vue. Les non-voyants ont besoin de l’accompagnement et du support de leurs proches. Nous devons lutter pour que les droits de nos proches vivant avec une déficience soient respectés. »
Entre-temps, les déficients visuels par rapport aux voyants continuent de faire face aux défis de la vie. Nathalie et Cindy ont fait des études supérieures. La première est diplômée en Relations internationales, la deuxième est finissante en Communication. Quant à Josué Cazeau, il est très actif à son église où il dirige souvent des services religieux. Il a gagné plusieurs concours de textes réalisés par des médias haïtiens. Et, actuellement, il travaille sur son prochain recueil de poèmes À l’encre forte. Les trois non-voyants cités dans cet article ont reçu le support de leurs proches et de plusieurs institutions travaillant avec les personnes handicapées. Leur tableau ne reflète pas la réalité de l’ensemble des non-voyants en Haïti. Ici, beaucoup de déficients visuels mendient leur pain.
Laura Louis
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