Mes doigts se plient et se replient sur eux-mêmes, ils se relient et se détachent sans arrêt. En quelques heures, je sens avoir accumulé toutes les rides et la fatigue de 10 ans d’un cultivateur ravagé par le soleil et la terre. Difficile pour moi de rester en place, debout mes pieds sillonnent sans arrêt la pièce et assise mes fesses trouvent le coussin de la chaise brûlant. Je n’ai pas vu le temps passer mais il me presse avec l’angoisse de trouver le chemin le plus rapide pour implorer Dieu. Ce soir, je veux qu’il traite ma prière en exclusivité, il doit tout de même comprendre qu’il y a urgence. Je veux que tu restes avec nous!
Jojo, ce surnom si affectueusement donné par tes proches, n’arrive pas à trouver de répit dans mes pensées et les circonstances, qui le ramène cette fois sont critiques. Quand on m’a appelé du bureau pour me dire que tu n’allais pas bien, j’ai parcouru en un temps record le chemin pour arriver chez nous. Malgré tout c’était trop long, trop long pour te voir encore vivant, pour te porter secours et peut- être trop long pour te faire mes adieux. Je te revois presqu’évanoui sur le carrelage de notre salle à manger. Je me suis sentie forte et faible. Bizarre, je ne pensais pas possible d’être partagée aussi intensément et simultanément par des sentiments contraires. J’étais forte parce qu’il fallait que je sois forte pour toi, pour les enfants, j’étais faible parce que toutes mes prières et ma positivité m’empêchaient d’imaginer une fin heureuse à l’instant présent.
Le personnel de l’hôpital s’affaire à côté de ton lit. Ils sont plusieurs à ton chevet mais trop peu à mes yeux. Vite, il faut te sauver la vie. Dans ma tourmente, je me surprends à apprécier les petites buées de nuage que ta respiration dessine dans l’inhalateur, les roulements de tes yeux sous tes pupilles fermées. Je capte avec un tel engouement tes signes vitaux comme si je n’ai jamais été témoin des prodiges de la vie si ce n’était à la naissance de nos enfants.
Nos enfants, ce que nous avons construit de plus beau, je pense à eux maintenant… Si tu ne reviens pas de cette mauvaise passe, qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter? Ces êtres pour qui je ne saurais être mère et père. Je ne me vois pas prendre ta place, tu es le seul à pouvoir jouer ton rôle. Reste, pour eux, je t’en prie ce sera trop dur pour ses petits de vivre sans toi. Christèle croit être le centre du monde dans ses tenues de princesses que tu lui rapporte de tes voyages. Guy-Alain, notre fils s’enorgueillit de bonheur quand on lui dit qu’il te ressemble, on dirait le pari d’une vie gagné.
J’enfile mes doigts dans les tiens, la tiédeur de ta peau me donne espoir. Reste pour moi, oui moi, je l’avoue du coup me sentir incomplète et impuissante sans toi. À cet instant, tous nos coups de gueule, nos paroles amères, nos regards acerbes qui ont envenimé notre relation ces derniers temps ne font plus le poids devant les petits bonheurs que nous avons partagés. Je t’en prie, bats-toi avec la mort, reste avec nous. Ma mémoire ressasse encore et encore tous ses bons moments que j’avais oublié combien nombreux et chers ils étaient à mes yeux.
Je souris en te voyant rouvrir les yeux et formuler quelques mots que je peine à comprendre. Des mots qui m’ont éblouie comme une maman entendant son enfant parler pour la première fois. Nous regardons à l’instant le plafond de la chambre, nous sommes tous deux piégés dans cette salle froide, impersonnelle avec le néon pesant comme un juge dans son tribunal. Toi et moi, en train d’être jugés, pour tout ce qui s’est passé entre nous et que nous avions laissé nous ruiner. Nous reprenons conscience du cadeau précieux et irremplaçable qu’est la vie et des bêtises que nous avions commises. Nous nous sommes fait beaucoup de mal chacun en se murant dans son statut de sexe fort pour éviter de se réconcilier avec l’autre.
Tout parait si simple maintenant. Je te presse la main en voyant le jeune médecin entrer pour faire son diagnostic. Je me sens au comble de mon impuissance attendant les résultats sur ton futur, le nôtre. L’espace se rapetisse, je suis devenue claustrophobe dans la salle d’urgence de cet hôpital qui a failli nous fermer ces portes pour manque de liquidité. S’ils avaient insisté sur cette voie, ils auraient su ce dont est capable une femme en détresse. Tout est à l’envers dans ce pays, les hôpitaux conçoivent même de refuser des malades, foutu sermon d’Hippocrate tourné en ridicule. Heureusement, que le médecin de garde a été de notre côté et nous a accompagné de tout son professionnalisme. Je suis soulagée par le sourire timide qu’il affiche sur son visage, cela annonce de bons présages. Quand il m’informe que le patient « Monsieur Joël Museau » est sorti de la mauvaise passe et que nos réflexes t’ont sauvé la vie. Tu as échappé de peu à un AVC. Je me sens traversée par un torrent de bonheur au point que mes membres inférieurs semblent fléchir.
Ce fut lourd à supporter, surtout seule sans nos familles pour nous soutenir. Je ne voulais personne pour attiser mes craintes, j’ai préféré être seule à ton chevet pour le moment. Je me penche et t’embrasse sur les lèvres avec une tendresse inouïe. J’entends de loin les prochains suivis que le médecin indique que nous aurons à effectuer. Tout parait si possible maintenant ! Je sors du tiroir de mes pensées les projets que nous avons toujours voulu concrétiser ensemble. J’ai l’urgence de maximiser le temps pour créer de nouveaux souvenirs avec toi. Je ne suis pas dupe que nous ayons beaucoup à faire pour surmonter les problèmes de notre couple. Cette expérience m’a donné la motivation nécessaire pour continuer à m’allier à toi pour affronter nos démons. Je longe la main dans la main, le couloir de cet hôpital, toi couché sur ce lit mobile que le membre du personnel pousse pour te ramener à ta chambre de réveil. J’ai le sentiment que nous sommes victorieux face à ce mauvais quart d’heure que nous venons de passer ensemble. C’est décidé, je ne divorce plus !
Lou
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