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Regard critique de l’agronome Éric Balthazar sur le panier alimentaire de la CNSA

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Pour l’agronome Eric Balthazar, le concept très populaire d’insécurité alimentaire est assez flou et le panier alimentaire mobilisé par la CNSA manque de pertinence

L’agronome Éric Balthazar, spécialiste en systèmes d’irrigation modernes, nage à contre-courant des considérations de la Coordination nationale de la sécurité alimentaire (CNSA) concernant les solutions à l’insécurité alimentaire qui prend de l’ampleur en Haïti.

«Il n’y a aucun pays au monde où la production agricole a résolu la question de l’insécurité alimentaire», précise Balthazar à AyiboPost.

La CNSA présente Haïti comme l’un des pays enlisés dans une insécurité alimentaire chronique. Près de la moitié de la population ne peut pas se nourrir convenablement et 1,3 million de personnes souffrent de dénutrition.

Il n’y a aucun pays au monde où la production agricole a résolu la question de l’insécurité alimentaire.

Les données de l’institution étatique révèlent que le coût nominal moyen du panier alimentaire en novembre 2022 s’élève à environ 5 332,00 gourdes par personne mensuellement, soit 26 660 gourdes pour une famille de cinq personnes. Cela représente une augmentation de 12 % par mois et de 98 % sur une base annuelle, par rapport aux 4 782 gourdes en octobre 2022.

Le panier alimentaire moyen des ménages haïtiens, qui comprend plusieurs aliments tels que l’huile de palme, le riz importé, la farine de blé, et d’autres, est tissé sur un fond de pauvreté multidimensionnelle, atteignant même l’extrême. Selon les constatations de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) de la Banque mondiale, de nombreux citoyens sont laissés pour compte, disposant de moins de 2,41 dollars par jour.

Pour l’agronome Eric Balthazar, le concept très populaire d’insécurité alimentaire est assez flou et le panier alimentaire mobilisé par la CNSA manque de pertinence. « Il y a un problème de fond», précise-t-il. «Le panier alimentaire du pays ne peut pas être uniforme étant donné la diversité de l’alimentation en Haïti, qui varie d’une région à l’autre, ainsi que le coût des aliments riches en micronutriments qui dépasse la capacité économique des ménages haïtiens.»

Selon les constatations de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) de la Banque mondiale, de nombreux citoyens sont laissés pour compte, disposant de moins de 2,41 dollars par jour.

Selon le spécialiste, «les gens se basent sur les disponibilités dans le pays plutôt que sur les besoins». En outre, Balthazar remarque que le panier alimentaire de la CNSA ne reflète en rien la réalité de l’alimentation en Haïti, car chaque région dispose d’une gamme de productions agricoles et de disponibilités alimentaires qui varient en fonction des situations géographiques. « Le panier alimentaire de l’Artibonite, qui comprend du riz et des « pwa Kongo », par exemple, diffère de celui de la Grand-Anse, qui se concentre sur les cultures vivrières telles que l’igname et les patates », illustre l’ingénieur-agronome.

La pyramide alimentaire d’Haïti selon la CNSA, telle que présentée par l’agronome Harmel Cazeau, est à découvrir dans cette vidéo :

Plusieurs facteurs contribuent à exacerber le phénomène de l’insécurité alimentaire en Haïti. Entre autres raisons énumérées par la CNSA se trouve l’agriculture décadente à faible rendement due à une pluviométrie en dessous de la normale et une sécheresse atypique.

C’est une erreur d’accouder l’insécurité alimentaire sur la filière agricole, analyse Éric Balthazar. Ce phénomène repose essentiellement sur un binôme de disponibilités et d’accès. La production agricole, continue-t-il, peut créer de la disponibilité, mais l’autre pendant de la chose exige que les consommateurs aient assez de liquidités pour se donner les produits disponibles sur le marché.

Production agricole ne rime toujours pas avec « sécurité alimentaire », soutient l’agronome Éric Balthazar. Dans des mégalopoles comme Hong-kong et les Bahamas qui ne rentrent pas dans une perspective de production, qui ont une bonne santé économique et des revenus per capita très élevés, — près de 2788 $ par habitant pour les Bahamas selon les données de la Banque Mondiale (BM) en 2019 — les habitants peuvent aisément acheter des produits d’une provenance étrangère pour leur alimentation. « Cela ne sous-tend pas toutefois qu’il y ait insécurité alimentaire [dans ces zones] », soutient l’agronome. « Tout est question du revenu des habitants. »

C’est une erreur d’accouder l’insécurité alimentaire sur la filière agricole.

Une analyse approfondie de l’économie agricole à travers une perspective historique est nécessaire pour comprendre l’insécurité alimentaire et développer de nouvelles approches. «Il est essentiel d’examiner son évolution dans le temps», analyse Éric Balthazar, qui est également président de la Chambre d’Agriculture et des Professions d’Haïti (CHAGHA).

L’agriculture a toujours joué un rôle central dans l’économie haïtienne, bien avant l’indépendance en 1804. Elle constituait la principale source de revenus fiscaux du pays jusqu’aux années 1960-1970. Selon les données du ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural (MARNDR), en 1970, le secteur agricole représentait 45 % de la formation du produit intérieur brut (PIB), contre 26 % en 2011.

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L’exportation agricole a diminué de plus en plus avec l’éclipse des produits traditionnels de nos paniers d’exportation. Après le débâcle de la production sucrière après l’indépendance par suite de la destruction par le feu des plantations de canne à sucre dans des centres névralgiques de production comme le Nord, la caféiculture va devenir la pierre angulaire de l’économie nationale avec près de 500 000 sacs en moyenne exportés entre 1820 et 1850. À partir de 1955, la production du café accuse une baisse considérable et passe sous la barre des 20 000 tonnes dans les années 2010.

Depuis les années 1970, selon Eric Balthazar, le secteur agricole fait face à une crise d’importance qui est le corollaire d’un grand boom démographique et l’absence d’autre filière agricole capables de booster l’économie, sur lesquels se greffent les politiques d’ajustements structurels des années 1980 et les théories néolibérales qui ont ouvert le marché haïtien aux produits étrangers et réduit considérablement les tarifs douaniers.

L’exportation agricole a diminué de plus en plus avec l’éclipse des produits traditionnels de nos paniers d’exportation.

«Cette mesure a cassé la chaîne de production qui devrait dynamiser l’économie », regrette l’agronome. Soutenant qu’il ne peut y avoir d’agriculture efficace sans agro-industrie pour la conservation des fruits et un marché captif pour l’écoulement des productions marchandes, Eric Balthazar pense que la libéralisation du marché haïtien participe activement dans l’insécurité alimentaire : « Bon nombre de personnes qui travaillaient dans le système de production se sont retrouvées subitement au chômage et dans l’incapacité de subvenir aux besoins en nourritures de leurs familles ».

Le secteur agricole occupait près de 95 % du Produit intérieur brut au XIXe siècle. Il est passé à 28 % en 1988 selon un rapport de l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique (IHSI). En 2016, selon les données de la Banque de la République haïtienne (BRH), le secteur « agriculture, sylviculture et pêche » représentait 20,35 % du PIB. Si des organismes comme la CNSA redoutent le pire et tirent la sonnette d’alarme, Éric Balthazar emprunte une route inverse et pense que ce devrait être une bonne chose pour l’économie et qu’il ne pouvait en être autrement vu le manque d’investissement constaté dans la filière de l’agriculture en Haïti. « Nous sommes l’un des rares pays où la contribution du secteur agricole dans la balance économique est aussi élevée. Il faut que l’économie se diversifie pour que sa dépendance à un produit spécifique et sa fragilité s’atténuent » commente celui qui plaide incessamment pour une mécanisation de l’agriculture haïtienne.

Les racines et les tubercules peuvent être d’une grande aide contre l’insécurité alimentaire, notamment le manioc qui peut pourvoir le pays en disponibilités de vivres, analyse l’agronome qui travaille sur le manioc depuis près de trois ans.

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« Manihot esculenta », aussi appelé manioc, est un tubercule qui appartient à la famille des plantes euphorbiacées.

Le manioc est très populaire et représente la base de l’alimentation dans plusieurs départements du pays, notamment le nord, le nord-ouest et le plateau-central qui jouissent de près de 129 ateliers de transformation, suivant le plan stratégique pour la filière du manioc (PSFM) en 2021 sous la coupe de l’USAID. Sa culture est beaucoup plus facile que les autres vivres parce qu’elle peut se faire dans les plaines aussi bien que dans le faîte des mornes les plus élevées. C’est un tubercule qui possède une variété douce comestible et une variété amère qui renferme une toxine — acide cyanhydrique — létale et qui doit suivre un processus de transformation duquel on peut extraire des produits dérivés, dont une fécule nutritive appelée tapioca, l’amidon et la cassave qui sont très prisés respectivement sur le marché international et caribéen.

La culture des racines et des tubercules produit près de 60 % de la production vivrière nationale, selon le bilan alimentaire de la CNSA en 2020. Le manioc dispose d’un haut rendement avec 34 000 tonnes métriques en Haïti selon le Fonds des Nations-Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) en 2005.

Les racines et les tubercules peuvent être d’une grande aide contre l’insécurité alimentaire, notamment le manioc qui peut pourvoir le pays en disponibilités de vivres.

« Le manioc est une culture d’avenir pour le pays grâce à son rendement, de sa résilience aux aléas climatiques et sa capacité de créer des emplois à grande échelle sur toute la chaîne de sa production depuis la récolte jusqu’à sa transformation en produits dérivés », relate l’agronome Balthazar.

En réponse aux recommandations pour l’action de la CNSA en 2023 qui s’articulaient autour des interventions d’urgence et un appui aux moyens d’existence, Balthazar assure que le combat contre l’insécurité alimentaire doit passer par le binôme de la création d’emplois et la sécurité sociale. « C’est la condition sine qua non », soutient l’agronome qui plaint les mesures d’actions mises en avant par la CNSA qui ne sont que des palliatifs.

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« La production agricole et l’assistance humanitaire n’aideront pas à résoudre effectivement l’absence de sécurité nutritionnelle », pense Eric Balthazar. La solution doit irrémédiablement passer par des politiques publiques de réduction du chômage qui donneront la latitude économique nécessaire aux ménages pour s’acheter des produits essentiels de base et la sécurité sociale qui couvrira les personnes incapables de travailler comme celles à mobilité réduite, etc.. »

Le taux de chômage en 2020 était de 14,5% en 2020 selon les données de la Banque mondiale. Le sous-emploi et le désoeuvrement n’ont de cesse d’élargir leur cadre et touchent près de 60% de la population locale.

Par Junior Legrand


Visionnez l’interview suivante dans laquelle AyiboPost a recueilli en 2019 les propos de l’agronome Eric Balthazar sur la décision du gouvernement de l’époque de subventionner le riz importé :


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Junior Legrand est journaliste à AyiboPost depuis avril 2023. Il a été rédacteur à Sibelle Haïti, un journal en ligne.

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