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Radiographie de l’économie haïtienne terrassée par le Coronavirus

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La crise sanitaire du Coronavirus peut être potentiellement désastreuse pour l’économie déjà sous perfusion

Une bonne partie du pays est à l’arrêt. L’autre tourne au ralenti. Depuis que les premiers cas positifs de Covid-19 ont été confirmés en Haïti, l’administration de Jovenel Moïse a pris des mesures censées contenir la propagation. Pour le moment huit cas sont avérés, et l’inquiétude grandit quant à la capacité de l’État haïtien à prendre en charge les patients atteints par le virus.

L’économiste Kesner Pharel estime qu’à court terme, dans cette crise, l’avenir d’Haïti ne dépend pas d’elle. « C’est d’abord une crise sanitaire, dit-il. Mais si elle s’installe dans le pays, il n’y a aucune possibilité de la résoudre à l’interne. L’État devrait peut-être penser à demander de l’aide à Cuba pour ses médecins, ou encore à Taiwan, pour équiper les hôpitaux. »

Les gouvernements qui se sont succédé n’ont jamais accordé à la santé l’attention qu’elle mérite. L’État en général, exécutif et législatif, a accumulé les mauvais choix.

« Ces dix dernières années, le budget alloué à la santé n’a cessé de diminuer, regrette Kesner Pharel. En même temps, celui du parlement par exemple n’a pas cessé d’augmenter. Il était d’environ un milliard de gourdes avant 2010. Au dernier budget en date, il est passé à 7 milliards. La santé pour le même exercice n’avait que six milliards de gourdes, et déjà plus de 4 milliards étaient dépensés en salaire. »

La crise devient économique

Cette crise sanitaire mondiale a provoqué un fort ralentissement de la croissance de tous les pays. En Haïti, deux secteurs vitaux pour l’économie sont déjà touchés : les exportations, surtout textiles, et les rentrées d’argent de la diaspora. Ces transferts représentaient un montant de 20 milliards de dollars entre 2010 à 2020.

Selon Thomas Lalime, économiste, notre économie, dominée par l’informel risque de prendre un grand coup. « Avant même l’épidémie, nous manquions cruellement de moyens, explique-t-il. L’État ne pouvait même pas payer les salaires de certains fonctionnaires. Je ne crois pas que cela va changer subitement. »

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L’économie souffre quand tout est au ralenti. L’offre de biens et de services, ainsi que la demande, dépend d’activités de production. Dans la situation actuelle, l’incertitude règne. Personne ne sait quand tout redeviendra normal. Cela a un effet sur l’économie en général. Les consommateurs ont une anticipation rationnelle négative.

« Les gens seront moins enclins à dépenser leur argent, ou à prendre de grandes décisions économiques, dit Thomas Lalime. Ils ne peuvent pas se donner un horizon où les choses iront mieux. Tout ce qui leur importe maintenant c’est de rester en vie. »

Depuis les évènements de juillet 2018, le pays connaît des crises à répétition. En 2019, les épisodes de pays lock ont durement touché les entreprises. « Les gens sont priés de rester chez eux, dit kesner Pharel. Ils ne peuvent pas vendre leurs services aux entreprises, qui en retour ne peuvent pas produire. C’est une crise économique. »

« On est passé de la pauvreté à l’extrême pauvreté, poursuit-il. Mais maintenant on glisse vers la misère ».

Vers une crise financière

« Les banques fonctionnent en faisant fructifier les épargnes de leurs clients, dit Kesner Pharel. Les entreprises bénéficient de cet argent pour produire, et garder le cycle en vie. Mais quand il y a moins d’épargne, elles sont en difficulté. »

Le risque est que tout le monde se précipite dans les banques, pour récupérer leur épargne, afin de se prémunir face à l’incertitude des jours qui viennent. Il existe alors une possibilité, bien que faible, que les banques manquent de liquidité. « Ce risque existe, dit Thomas Lalime. Mais en Haïti nous utilisons beaucoup le cash. Donc les banques sont obligées d’avoir plus de réserves en liquide. »

De plus la BRH, selon les deux économistes, a pris des mesures pour empêcher que cela se produise. Le taux de réserves obligatoires a été diminué de façon que les banques commerciales aient plus de liquidités. Cependant, si dans les autres pays les États essaient d’investir massivement pour soutenir tant les ménages que les entreprises, en Haïti ce n’est pas le cas.

« Le système immunitaire de l’économie haïtienne est tellement faible, et les moyens si peu nombreux, que l’État ne peut pas aider les entreprises et les ménages, comme à l’étranger. », dit Kesner Pharel. Cela peut être un début de crise financière.

Encore plus d’inflation

Les derniers chiffres de l’inflation en Haïti remontent à août 2019. Le taux d’inflation était alors de 19,5 %. Selon un schéma classique de l’économie, l’offre de biens et de services, ainsi que la demande de ces biens agissent mutuellement. « Quand il n’y a pas de production, l’équilibre entre la demande et l’offre peut se rompre. Le prix des biens et des services dépend de cet équilibre, dit Kesner Pharel. Ils peuvent augmenter. »

Thomas Lalime croit lui aussi que l’un des effets les plus immédiats de cette crise sanitaire sera la hausse des prix. « Nous ne produisons pas beaucoup de biens, dit-il. Une grande partie de nos consommations vient de l’extérieur, surtout de Chine, dit-il. Ces biens pourront devenir rares, ce qui va créer la hausse des prix. C’est une sorte d’inflation importée. » Ajouté à une inflation locale déjà en hausse, le cocktail peut être explosif.

Les mesures prises

En plus de la modification du taux de réserve obligatoire, la Banque centrale a annoncé des mesures pour atténuer le choc que suppose le Covid-19 pour l’économie haïtienne. Dans sa circulaire numéro 115, la banque centrale annonce un moratoire de trois mois sur tous les prêts bancaires. Seulement le paiement des intérêts sera exigé. Pendant cette période moratoire, il n’y aura non plus aucun paiement de frais de retard, même sur les cartes de crédit.

Selon Kesner Pharel, ces mesures sont nécessaires, mais à elles seules ne suffisent pas. « Le rôle de la banque centrale c’est de créer la confiance, explique l’économiste. Les mesures qu’elle a prises relèvent de son rôle. Mais, en plus de la politique monétaire, qui dépend de la BRH, il faut une politique budgétaire, qui dépend du gouvernement et du parlement.

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« Bien avant les pays lock, poursuit-il, l’État accusait un déficit budgétaire de 21 milliards de gourdes. Donc on ne peut pas compter sur le budget pour atténuer la crise, en investissant massivement pour supporter l’économie.»

De son côté, Thomas Lalime estime que le gouvernement a pris des mesures imprécises, et erronées surtout en rapport aux factories. En 2017, les exportations de tissus, vers les États-Unis notamment, représentaient 996 millions de dollars. Selon lui, il ne fallait pas fermer les usines textiles.

« Grâce au textile, plus de 55 000 emplois sont créés dans le pays. Fermer ces usines pendant que dans d’autres pays elles fonctionnent peut nous faire perdre des contrats. En plus, il est plus facile de s’assurer que les gens respectent les consignes sanitaires lorsqu’ils sont au travail que s’ils restent chez eux. Il faut que certaines activités économiques fonctionnent pour ne pas complètement mettre l’économie à l’arrêt.»

Quelles perspectives

L’impact de la crise sanitaire peut être grave pour une économie dont le PIB par habitant était de 784 dollars en 2019. Mais même faible, il y a un peu d’espoir selon Thomas Lalime et Kesner Pharel.

« C’est une autre occasion pour décider d’investir dans la production nationale, estime Thomas Lalime. Il est vrai que cela demande un peu de temps, mais nous n’avons pas le choix. Et le temps que les résultats de l’investissement arrivent, on n’observera qu’une augmentation des prix des produits. »

« En outre, continue Lalime, certaines compagnies, notamment américaines, peuvent vouloir délocaliser leurs usines et laisser la chine. Haïti pourrait être une bonne option si nous nous préparons en conséquence. Il y aura bien sûr des coûts d’ajustement pour l’entreprise, mais ils pourraient être moindres que ce que cela coûte de rester en Chine. »

Quant à Kesner Pharel, il estime que les moments difficiles qu’on vit prouvent qu’il faut investir dans la santé. « En ce moment, l’argent n’est pas le plus important. Il n’y a que si les chercheurs trouvent un médicament que la crise prendra fin. L’État a pour tâche d’investir pour nous protéger, car il y aura d’autres virus. Les jeunes également ont un rôle à jouer : il faut qu’ils s’engagent beaucoup plus.»

Jameson Francisque

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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