Analyse en profondeur d’une idée déjà implémentée ailleurs, largement débattue dans le milieu féministe haïtien et récupérée par l’élu du PHTK
La réservation de 35 circonscriptions au profit des femmes évoquée par le Président de la République le 8 mars dernier, au Palais National, a suscité des réactions outrées de la part des féministes qui dénoncent une récupération politique d’une mesure qu’elles avaient proposée.
De plus, des professionnels du droit estiment que Jovenel Moïse a outrepassé ses prérogatives et mésinterprété ce que préconise la Constitution amendée. En réalité, ce qui est présenté par le président comme une trouvaille importante n’est pas inédit. Des pays comme l’Inde et l’Égypte en ont déjà fait l’expérience avec des degrés de succès controversés.
« Je pense que le pouvoir en place a systématiquement une stratégie d’instrumentalisation des actions que mènent les féministes, déclare Sabine Lamour. Et cette stratégie est antiféministe, car elle est [implémentée] dans le but de dépolitiser tout ce qu’elles font », dénonce la coordinatrice générale de la Solidarite Fanm Ayisyèn (SOFA).
Une idée volée ?
L’annonce du président ressemble comme deux gouttes d’eau à une proposition introduite en mai 2018 par une coalition d’organisations féministes dont SOFA, Nègès Mawon et Fanm Yo La.
« Cette proposition du Comité technique et multisectoriel — une coalition d’organisations militantes — a été insérée dans le projet de loi électorale qui devait servir aux élections de 2019, informe Sabine Lamour. Et c’est le gouvernement de Jovenel Moïse lui-même, lors de l’arrivée de ce projet de loi au Palais National pour validation qui a enlevé cette clause. »
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« C’est une instrumentalisation des problèmes des femmes haïtiennes » continue Lamour. « Ce faisant, Jovenel Moïse ne s’adresse pas aux femmes, ni aux féministes, mais plutôt à [la communauté] internationale qui a besoin de la caution féministe entre ses mains. Actuellement, il y a de nombreux fonds qui sont alloués aux problématiques de genre dans le monde, et en Haïti également. L’internationale est très intéressée aux questions féministes, mais pas Jovenel Moïse. Ces questions n’existent pas pour lui. »
Des problèmes de légalité
Le principe du quota de 30 % réservé aux femmes a été consacré pour la première fois dans le décret électoral de 2006 durant la période de transition après le départ du président Jean Bertrand Aristide. Puis, l’amendement de mai 2011 de la loi mère a constitutionnalisé ce principe.
L’interprétation de l’article 17.1 de la Constitution par Jovenel Moise est mauvaise selon l’avocat Destin Jean. « Ce dispositif à sa raison d’être, qui est de corriger un déséquilibre qui a trop longtemps duré dans la société », continue d’expliquer Me Destin Jean. « Mais cela ne veut pas dire qu’il faut bloquer 30 % des postes électifs au profit des femmes. »
De plus, en voulant remanier la loi électorale en absence d’un parlement fonctionnel, le président dépasse largement ses prérogatives, estime Me Dayana Milien.
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Le problème va d’ailleurs au-delà des élections. Il n’y a jusqu’à présent pas de loi d’application pour encadrer le principe constitutionnel du quota de 30 %. Il est donc nécessaire de fixer les contours de ce principe, parce que la loi peut être interprétée de différente manière. « Il revient cependant uniquement au parlement d’interpréter la loi par voie d’autorité », fait savoir Destin Jean.
« Il y a des problèmes très concrets, très pratiques, parce que ce sont des postes électifs pas nominatifs », expose Me Destin Jean. « J’aurais pu comprendre pour la formation de son gouvernement ou si l’État décide d’embaucher une nouvelle cohorte de fonctionnaires publiques. Cela aurait été facile pour les postes nominatifs. »
En plus de cela, un parti politique peut avoir des femmes candidates, mais malgré tout, cela ne veut pas dire que les citoyens vont voter pour elles, argumente Me Jean. « C’est à la population de décider, car l’élection est un acte de souveraineté. »
Une mesure essayée ailleurs
Le problème de la représentation féminine dans la sphère politique n’est pas réservé à Haïti. D’autres pays y sont confrontés et certains ont tenté d’implémenter la mesure annoncée par Jovenel Moise.
En 2009, le gouvernement égyptien a approuvé une loi qui impose un quota de 64 sièges réservés aux femmes au parlement. À la différence d’Haïti, ces 64 sièges ont été créés et ajoutés sur les 454 qui existaient déjà. Avant cette décision, les femmes occupaient à peine une dizaine de sièges au parlement.
La mesure n’a pas nécessairement servi la cause des femmes, analyse Eva Saenz-Diez, une politologue française. « Dans le cas spécifique de l’Égypte, le système de quota était perçu par beaucoup comme étant un outil de la part du parti au pouvoir pour gagner quelques sièges en plus ». Pour ce faire, le pouvoir a choisi des « femmes malléables qui ne remettraient pas en cause le statu quo patriarcal ».
En 1992, la Constitution a été révisée en Inde pour qu’un tiers des postes de maires, des sièges dans les conseils municipaux et au parlement soient réservées uniquement aux femmes. Cette mesure n’a pas fait unanimité dans ce pays. Incapables de concourir pour ces postes, des hommes politiques en ont profité pour présenter et faire campagne pour leurs compagnes, sœurs ou progénitures.
« [Lorsque ces élues] arrivaient aux réunions du conseil, munies des instructions de leur mandant, elles connaissaient le résultat auquel il fallait aboutir, mais ne réussissaient pas à faire adopter facilement leur programme, n’étant pas capables de diriger les débats et de répondre aux objections », révèle David Annoussamy, un juge a la Cour d’appel en Inde.
Des femmes sensibilisées
Ces difficultés peuvent aussi surgir en Haïti. Sabine Lamour se demande d’ailleurs si celles qui ont fait partie du gouvernement Martelly-Lamothe ont réellement servi à quelque chose aux femmes haïtiennes. Pour elle, déjà, il « faudrait que élues soient réellement sensibilisées sur les problèmes spécifiques auxquels font face les femmes en Haïti à cause de leur genre. »
L’important, pour Me Dilia Lemaire, c’est que la société haïtienne réussisse à corriger cette situation où les femmes sont minoritaires dans les places de pouvoir, au niveau de l’État. Selon la responsable juridique au Mouvement des Femmes haïtiennes pour l’Éducation et le Développement (MOUFHED), il faut trouver un incitatif pour que le quota de 30 % soit respecté de manière équitable.
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Et décider unilatéralement, comme l’a fait le président, n’est pas la bonne façon de procéder, continue Dilia Lemaire. « On aurait dû avoir des débats au sein de la société à ce sujet, de sorte que cette décision perdure même lorsqu’il ne tient plus les rênes de la nation. Il faut qu’il y ait une formule d’application de la question des quotas dans les élections législatives, de la même façon qu’il en existe une pour les collectivités territoriales, avec la formation des cartels. »
Parce qu’en réalité, malgré ses aspects négatifs dans les pays évoqués, le quota compte également de retombées positives. En Égypte, il a contribué à une représentation évidente des femmes dans la sphère politique, rapporte Eva Saenz-Diez.
Des observations encourageantes sont aussi remarquées en Inde. « Même si catapulter à brûle-pourpoint dans l’arène politique des femmes n’ayant aucune idée de la chose publique est audacieux et risqué, ces mesures peuvent changer profondément la société indienne », observe David Annoussamy qui évoque des nécessités de réformes notamment dans la famille.
Photo couverture: AFP/VOA
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