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Le concours d’architecture du Palais National a été opaque et politisé, critiquent des participants

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Certains participants à la compétition se plaignent de l’opacité du processus. Ils exigent entre autres la publication des rapports du comité. Des requêtes rejetées par le Groupe de Travail et de Réflexion sur la Reconstruction du bâtiment historique du Palais national

12 janvier 2010, les spasmes d’un violent tremblement de terre parcourent la ville de Port-au-Prince. Le Palais national, construit en 1921, ne résistera pas aux furies du cataclysme. Comme les 60 % de bâtiments publics pulvérisés dans l’immédiat, l’œuvre de l’architecte Georges Baussan rejoint dans la poussière une ville endeuillée, amochée et dépeuplée d’un nombre considérable de ses occupants.

Sept ans après, le président de la République Jovenel Moïse procède à l’installation d’un Groupe de Travail et de Réflexion sur la Reconstruction du bâtiment historique du Palais National. Sous la coordination de Clément Bélizaire, la structure doit diriger les activités devant aboutir à la réhabilitation de l’édifice. Pour ce faire, elle lance en septembre 2017 un concours d’architecture, ouverte aussi bien aux professionnels étrangers que haïtiens.

12 janvier 2020, Jovenel Moïse annonce le groupement Raco Deco de l’Haïtienne Cassandre Méhu et Adjaye Associates du Britannique David Adjaye comme gagnant de la compétition.

L’Haïtienne Cassandre Méhu et le Britannique David Adjaye, gagnants de la compétition. Collage : Widlore Mérancourt

Au-delà des embrassades et félicitations de rigueurs, la plupart des participants à la compétition gardent un goût amer de leur implication dans le processus. Des membres de cinq des quinze groupements qui ont répondu à l’appel à manifestation d’intérêt dénoncent à Ayibopost un concours opaque, dénué de transparence. Ils expliquent ne pas comprendre pourquoi ils ont été éliminés et sur quelle base les huit groupements ont été choisis des quinze dans un premier temps, puis quatre et enfin la coalition gagnante.

Des courriels de deux architectes distincts, revus par Ayibopost, attestent les demandes de clarifications et d’explications. Mais surtout, les participants réclament que les rapports de jury soient rendus publics afin qu’ils sachent les motifs qui justifient les décisions des membres du jury. « Jamais. Le rapport ne sera pas public », répond Clément Bélizaire. Le responsable de L’Unité de Construction de Logements et de Bâtiments publics (UCLBP) précise qu’il ne doit pas ces informations aux participants.

Une pratique préconisée

Pourtant, la communication de ces documents demeure une pratique recommandée. « Il est très important de rendre publics les rapports de jury » informe Jean-Pierre Chupin, professeur titulaire à l’École d’architecture de la faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. Ce spécialiste contacté par Ayibopost documente les concours d’architecture et les prix d’excellence en architecture au Canada. Il explique que pour la transparence, « le plus important est de produire un rapport de jury clair, détaillé exposant les principaux dilemmes et les raisons de choisir le projet lauréat. »

Certains participants au concours du palais exigent également la publication d’une liste des groupements avec les points qu’ils ont obtenus à chaque étape. Jean-Pierre Chupin ne partage pas cet avis. Pour lui, « un bon jugement qualitatif n’est pas une addition. Il est même contradictoire de procéder par liste de pointage, car cela se fait au détriment de la délibération. »

Cependant, au regard des bonnes pratiques dans l’organisation des compétitions d’architecture, la communication du rapport du jury s’avère essentielle. « Dans un concours, le jury incarne littéralement la société pour laquelle on souhaite concevoir et construire le meilleur projet » élabore Jean-Pierre Chupin. « Il n’y a donc pas de raisons de cacher tel ou tel aspect du jugement ».

« On ne sait pas sur quoi on a été jugés » rajoute l’architecte Leslie Voltaire qui parle d’une « boite noire ».

Quelques leaders de firmes contactés n’ont pas souhaité répondre aux questions d’Ayibopost, souvent par peur de perdre des opportunités dans le futur. D’autres expriment leur désappointement. « On a demandé plusieurs fois pourquoi on a été disqualifiés, quelles étaient les raisons, qu’on m’explique, mais jamais on ne m’a donné une explication », se plaint l’architecte Frédérick Mangonès. Son regroupement avec l’architecte américain Thom Mayne a été éliminé à la première étape.

« On ne sait pas sur quoi on a été jugés » rajoute l’architecte Leslie Voltaire qui parle d’une « boite noire ». Son association avec Rodney Léon — concepteur du mémorial pour les Afro-Américains à Manhattan — quittera le concours à la dernière phase. « Je pense qu’il y avait des failles dans le concours », renchérit Marie-Line Benjamin Rousseau, une professeure d’architecture à la Faculté des Sciences de l’Université d’État d’Haïti dont la firme n’a pas été sélectionnée.

Malgré ces protestations, le Groupe de Travail et de Réflexion fait la sourde oreille. Parce qu’en réalité, il n’a aucune obligation légale de rendre publics les documents demandés. En Haïti, aucune loi ne vient réguler l’organisation des concours d’architecture. Les principes de l’exercice sont donc alignés sur les règlements inscrits dans la loi sur les passations de marché. Si Clément Bélizaire admet des faiblesses dans le concours, il se borne à formuler le vœu de l’élaboration d’une législation spécifique qui constituera un chapitre dans la loi sur les passations de marchés. « Au lieu de faire un appel d’offres classique, on passerait par des concours. »

Des rumeurs persistantes

L’intransigeance du groupe de travail amplifie des rumeurs largement partagées au sein de la communauté architecturale. La version la plus commune accuse des membres du « Groupe de Travail » d’avoir préféré et présélectionné l’architecte David Adjaye pour la reconstruction du palais. Concepteur du « Musée Smithsonian national de l’histoire et de la culture afro-Américaine » aux États-Unis.

S’il rejette ces rumeurs, Clément Bélizaire affiche son admiration pour la stature de l’architecte. « Pour moi, on a la chance que ce groupe — Raco Deco & Adjaye — ait gagné » explique le coordonnateur du groupe de travail qui ne faisait pas partie du jury de neuf membres nommés par Jovenel Moïse et qui devait analyser les candidats. « Quand [Henri] Christophe avait construit la citadelle, pour l’époque, ce qu’il avait fait était de niveau mondial, continue Clément Bélizaire. Aujourd’hui, on a [avec David Adjaye] le niveau d’intelligence de Smithsonian. Haïti est rentrée encore une fois dans un autre chapitre [historique]. C’est grâce  au Bon Dieu ou la chance. »

La responsable de la firme Raco Deco demeure aussi lucide sur l’influence que peut avoir l’aura d’Adjaye. « Si je n’avais pas fait l’alliance, je ne serais pas là », révèle Cassandre Méhu. « N’était-ce pas David Adjaye, moi je suis une personne logique, je ne me serais pas présentée. »

Concepteur du « Musée Smithsonian national de l’histoire et de la culture afro-Américaine » aux États-Unis, Adjaye a figuré sur la liste des 100 personnes les plus influentes au monde en 2010 de Time Magazine. Photo : Getty Image

Le concours suggérait aux architectes haïtiens d’entrer en partenariat avec des architectes étrangers, pour former des groupements et augmenter leurs chances. Sans preuve, plusieurs participants affirment que les accointances de Cassandre Méhu au niveau du groupe de travail l’ont mis en relation avec David Adjaye bien avant le lancement de la compétition. Méhu dément cette affirmation. « J’ai été vers Adjaye directement, dit-elle. C’est moi qui ai contacté Adjaye. C’est ma firme Raco Deco qui a contacté Adjaye. J’ai été à son bureau à New York. »

Ce qui reste certain, c’est que David Adjaye cherchait un partenaire haïtien, afin de pouvoir prendre part au processus. « On m’a parlé de Adjaye », explique l’architecte Lesly Voltaire. Cependant, le leader du Groupement Voltaire Léon n’avait pas souhaité faire équipe avec l’homme né en Tanzanie. « Je n’étais pas intéressé à travailler avec lui parce que c’est une star, c’est lui qui doit décider de tout. »

Certains architectes haïtiens, comme Marie-Line Benjamin Rousseau, voulaient un partenariat avec le ressortissant de la Grande-Bretagne. « Nous on cherchait Adjaye, dit-elle. Faut croire qu’il était déjà pris. » D’autres, ayant bruit des recherches de David Adjaye ont dû l’ignorer parce qu’ils avaient déjà leurs propres stars. C’est le cas de Frédérick Mangonès qui avait monté un groupement avec Thom Mayne. Ce dernier a reçu l’AIA Gold Medal, une des plus importantes distinctions dans le domaine aux États-Unis.

Grâce à ce concours, Cassandre Méhu et son partenaire David Adjaye vont signer un contrat d’étude d’un million de dollars américains pour concevoir les plans du nouveau palais national.

Grâce à ce concours, Cassandre Méhu et son partenaire David Adjaye vont signer un contrat d’étude d’un million de dollars américains pour concevoir les plans du nouveau palais national. Méhu estime que l’organisation du concours était correcte. « Si ce n’était pas correct, pourquoi les gens sont-ils restés deux ans dans le processus et personne n’a jamais rien dit ». Méhu affirme qu’elle n’était « personne dans ce processus » en comparaison aux grosses pointures nationales et internationales. « On me regardait peut-être comme une personne qui perdait son temps. Je savais ce que je faisais. »

Cependant, les points d’ombres sur les motivations du jury et les circonstances de la participation de David Adjaye soulèvent des questions légitimes sur l’impartialité et l’intégrité de la compétition. « La transparence est au concours ce que la transparence est au vote dans une démocratie, analyse le théoricien des concours d’architecture, Jean-Pierre Chupin. Si les gens n’ont pas assez de raison de croire dans la qualité du processus ils n’ont pas de raison de croire dans les qualités du projet lauréat. Un concours opaque est un concours détourné de sa fonction initiale qui est de faire office de médiation au sens fort du terme. »

Ayibopost est entré en contact avec le bureau de David Adjaye des semaines avant la publication de cet article. Ils ont confirmé la réception de notre requête et ont promis de revenir vers nous. Cet article sera mis à jour s’il accepte la demande d’interview.

Un palais qui ne regarde pas vers l’avenir

Le palais que les firmes Raco Deco et Adjaye Associates s’apprêtent à reconstruire comptera pour le cinquième d’Haïti. Le premier fut renversé par un séisme en 1770. Le second explosera en 1869. Le troisième consumera avec son occupant, le président Cincinnatus Leconte au début du XXe siècle et le dernier dont la construction entamée en 1914 prend fin six ans plus tard, complète la boucle avec le tremblement de terre de 2010.

Au fil du temps, ce siège du pouvoir exécutif subira des modifications pour s’adapter aux inclinaisons, goûts et folies de ses occupants. Sous le régime des Duvalier par exemple, l’aile ouest du prestigieux bâtiment fut aménagé pour recevoir la maison militaire du despote. Des étages intermédiaires furent ajoutés pour loger dortoirs, vestiaires et bureaux.

Les gouvernements qui suivent en furent décontenancés. L’un après l’autre, ils ont tous réclamé l’aspect original des lieux, comme pour symboliquement se défaire des reliques d’un temps douloureux aux cauchemars encore présents. A chaque requête, l’Institut de sauvegarde du patrimoine national (ISPAN) fut appelé à la rescousse. Et à chaque fois, l’architecte Frédérick Mangonès, un des membres fondateurs de l’ISPAN, sera désigné pour redonner à l’espace son « état originel d’élégance et de prestige ».

Sa firme n’a pas pu participer au round final, mais Frédérick Mangonès reste attaché à l’édifice qu’il a passé une bonne partie de sa vie à restaurer. Et comme plusieurs architectes interrogés, le design proposé par Raco Deco et Adjaye Associates ne l’impressionne pas. « Le jury a le droit de décider, mais mon opinion est que le projet qui a été choisi était loin derrière les trois autres [qui ont fait la dernière phase du concours]. »

Jovenel Moïse craignait que le choix d’une esthétique polarisante ne provoque la colère de la population.

Plus ou moins la même version de cette critique sera reprise par la majorité des architectes haïtiens interrogés pour cet article. L’inconfort prend racine dans la demande du président Jovenel Moïse de reconstruire le palais sans modifications évidentes. Dans une ligne directrice du chef de l’État transmis aux participants, le président exige la reconstruction des façades extérieures du Palais telles qu’elles étaient parce qu’une « grande partie de la population nostalgique voudrait que ce symbole qui a été détruit soit reconstruit à l’identique ».

Le dernier Palais National détruit en 2010

Au-delà de la volonté de conserver le patrimoine, il semblerait que des considérations d’ordre politique aient motivé le désir du président. Le contexte politique étant convulsif, Jovenel Moïse craignait que le choix d’une esthétique polarisante ne provoque la colère de la population. « Vous vous imaginez si c’était un projet radical qui avait gagné ? » se demande Clément Bélizaire, coordonnateur du « Groupe de Réflexion pour la reconstruction du palais ».

Cette exigence du président a étouffé l’élan créatif des différents architectes. « Le concours n’avait pas lieu d’être », déclare l’architecte Yva Salvant. « Puisqu’on refait à l’identique, on aurait dû dire qu’il y a une portion de la propriété qui se trouve à l’arrière [du palais], on fait un concours pour cette partie qui va abriter l’appartement du président ou qui va abriter d’autres bâtiments administratifs. »

« L’aspect mystique se retrouve dans toutes les cultures », se justifie Cassandre Méhu. Photo / concept: UCLBP

Clément Bélizaire affirme avoir questionné jusqu’à une vingtaine de personnes dans la rue lors de micros-trottoirs et ces gens sont d’accord avec le président. Des réunions ont aussi été organisées avec des professionnels en Haïti. Cependant, certains observateurs critiquent le manque d’ouverture du processus. Reconstruire le palais est un projet national déclare Yva Salvant, professeure à l’Université Quisqueya. « C’est un projet pour les Haïtiens, ce n’est pas un projet pour le président ni pour un petit groupe. Il faut que nous Haïtiens nous puissions comprendre ce qui sera notre symbole. »

Même avec les façades principales reconstruites à l’identique, certains aspects de la proposition Raco Deco et Adjaye Associates ne font pas unanimité. En tête de liste vient leur choix d’inclure des symboles mystiques à l’arrière du palais. « C’est de bonne guerre d’inclure le mystique dans le projet, que les Haïtiens puissent se retrouver là-dedans, c’est autre chose », analyse Yva Salvant qui a vingt ans de carrière dans l’architecture. « En tant qu’architecte et Haïtienne, je ne me retrouve pas dans les symboles qu’ils ont utilisés », continue-t-elle. « Bien que ce sont des symboles universels qui ont leurs significations, ça me met dans une dimension qui ne me rappelle pas l’histoire, ne me donne pas de référence à notre histoire de première république noire. »

Certains aspects de la proposition Raco Deco et Adjaye Associates ne font pas unanimité. Photo / concept : UCLBP

La responsable de la firme Raco Deco ne partage pas l’avis de ceux qui dénoncent les « clichés » véhiculés par l’inclusion de l’ésotérisme dans le palais d’Haïti. « L’aspect mystique se retrouve dans toutes les cultures », se justifie Cassandre Méhu. « Il nous faut puiser dans cette histoire. »

D’autres difficultés en vue

Le choix des firmes et des architectes du projet de reconstruction du palais n’est que le début d’un long processus dont l’aboutissement demeure incertain. Si Jovenel Moïse avait promis de reconstruire le Palais National pendant son quinquennat, il n’indique pas comment il compte financer le projet qui se situera autour de 60 millions de dollars américains, selon les estimations de Clément Bélizaire.

Pour le groupement Raco Deco et Adjaye Associates, l’autre défi sera de remporter le contrat de supervision de la construction du palais. En l’état actuel, ils se chargent de l’étude du projet. Après la remise des différents documents qui détaillent les multiples aspects de leur proposition, l’UCLBP lancera des appels d’offres pour choisir les firmes qui devront se charger des constructions physiques et aussi la firme qui aura à superviser le travail et s’assurer que la conception cadre avec la réalité.

Ne peut-on pas automatiquement accorder à Raco Deco et Adjaye Associates le contrat de supervision ? « C’est illégal », répond Clément Bélizaire qui en même temps admet que « c’est un problème quand la firme qui fait l’étude n’est pas celle qui assure la supervision du travail. »

Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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