POLITIQUE

Pourquoi personne ne veut « dialoguer » avec Jovenel Moïse ?

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Face aux différents épisodes de crise que connaît le pays, le président Jovenel Moïse propose toujours le dialogue comme la solution de sortie de crise. Quelques experts expliquent pourquoi aucun des acteurs ne semble vouloir s’asseoir avec l’élu du PHTK

L’année 2020 s’annonce alarmante pour Haïti qui fonctionne encore sous le budget de l’année 2017-2018. Le parlement est caduc, l’insécurité bat son plein dans un contexte où le pays se trouve dirigé par un gouvernement non régulièrement constitué.

Récemment, 20 enfants ont été carbonisés à Fermathe dans un orphelinat non reconnu par l’État. Et hier 23 février, l’administration en place fut contrainte d’annuler les festivités carnavalesques après des affrontements violents entre des policiers et certains militaires au champ de Mars.

Face aux difficultés structurelles et conjoncturelles auquel fait face le pays, Jovenel Moïse propose régulièrement le dialogue. Le président de la République considère le « chita pale » comme étant l’instrument qui peut apporter le changement que souhaite tout le monde. Toutefois, la majeure partie des invités refusent de prendre place de la table.

La première clé de compréhension de ce refus semble se trouver dans le problème de crédibilité du chef de l’État. Depuis sa campagne électorale jusqu’à son élection, Jovenel Moïse a fait de nombreuses promesses qui n’ont jamais vu le jour. La promesse non tenue la plus flagrante reste le fait qu’à plusieurs reprises, il s’est obstiné à garantir en 24 mois l’électricité 24/24 dans tout le pays. Force est de constater que certains quartiers de Port-au-Prince ne disposent jusqu’à date même pas de huit heures de courant électrique par jour.

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Le président a aussi promis de « mettre de la nourriture dans l’assiette du peuple ». Mais en octobre 2019, son administration a demandé en urgence de l’aide alimentaire aux Américains.

Selon l’analyste politique Ralph Emmanuel François, « le président de la République devient plus méfiant que crédible ». Le spécialiste en Charisme et persuasion avance qu’en devenant président, Jovenel Moïse avait bénéficié d’un certain crédit de la part du peuple haïtien. Mais il s’agissait d’un crédit hypothétique, souligne-t-il, vu que Moïse a été élu avec seulement 500 000 voix.

Une fois élu, continue Ralph E. François, Jovenel Moïse avait l’opportunité de gagner la confiance du peuple. « Mais les épisodes de crise qui s’en sont suivis ont eu raison du chef de l’État. Il n’a pas pu gérer les tensions et a perdu le peu de crédit qu’il inspirait. Le président ignore quand il faut user de son pouvoir et quand la situation lui oblige à faire appel à sa capacité de persuasion. Il ne comprend pas les enjeux. Il se comporte en Peter Pan qui exerce son charisme et sa légitimité dans son monde imaginaire. »

Aussi, analyse François, « le président devient un leader politiquement antipathique. Il a fait une gestion en Tyran du drame de l’orphelinat. Pas une journée de deuil. Personne ne connaît les noms de ces 20 enfants. Pas d’annonce d’enquêtes. Pas d’action publique en mouvement. »

Le président devient un leader politiquement antipathique. Ralph E. François

Contrairement à la volonté affichée, le président Moïse ne ferait que renforcer le climat de méfiance qui règne au sein de ses opposants. Le mot dialogue en lui-même pose problème selon François. « Un dialogue se fait entre deux personnes ou deux entités qui se mettent d’accord sur certaines règles tacites ou déclarées en termes de négociation. Et pour un dialogue, il faut un a priori, de l’authenticité et un minimum de crédit de paroles ou d’actes. Le président a exagéré l’ambition que requiert une telle démarche et il a échoué. Il devrait peut-être changer de stratégie. »

Pour avoir été proche de Jovenel Moïse, le Dr Louis Naud Pierre, sociologue et ancien secrétaire exécutif des États généraux sectoriels, propose de ne pas acculer le chef de l’État. Initiés le 28 mars 2018, les États généraux sectoriels n’ont pas pu remplir leur mission qui consistait à réunir les différents protagonistes autour d’un dialogue inclusif.

« C’est facile, dit Louis Naud Pierre, d’accuser le président de la République quand on ne connaît pas l’administration publique. » Celle-ci est lente, partisane et désordonnée, poursuit le sociologue. « Le président peut passer un ordre et la personne qui est censée l’exécuter ne le fait pas. Dans ce cas, le président passe pour un menteur. »

Pourquoi le discours du président ne tient pas ?

Pour Yvens Rumbold, spécialiste en communication, il ne s’agit pas seulement des promesses non tenues. « C’est tout aussi la série d’événements désastreux, de faux-pas, d’occasions ratées, de mensonges éhontés, de discours non réussis, d’un manque de leadership avéré qui plombent la parole présidentielle. »

L’analyste politique avance que le discours du président à lui seul ne peut résoudre les problèmes. Pour parvenir à apaiser les tensions, poursuit Rumbold, il faut une relation de confiance entre celui qui porte le discours et ses interlocuteurs. « La perte de confiance entre le président et plusieurs couches de la société met à mal tous ses discours. Du moment où, on ne le croit plus, les chances pour que l’on fasse crédit à ce qu’il raconte sont maigres. »

Cette méfiance existe selon le communicateur à cause de la crise que connaît le pays depuis plus d’un an. Qui pis est, il n’y a eu selon lui, aucun plan de communication de crise gouvernementale manifeste.

« Depuis la sortie du dernier rapport de la Cour supérieure des Comptes et du Contentieux administratif (CSC/CA) dans lequel le président est indexé, le forcing de [Gary] Bodeau à la chambre basse pour faire passer Fritz William Michel, les dénonciations de pot-de-vin (les fameux 100 000 dollars), les massacres dans des quartiers populaires, l’état insalubre de nos villes, le coût de la vie, la rareté de carburant, les violations flagrantes de la loi …tout cela contribue à amoindrir la parole du président », analyse Yvens Rumbold.

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Les prises de parole du président deviennent provocatrices, car elles ne répondent pas aux attentes, continue le spécialiste en communication. « À cause de la brèche dans le contrat entre la présidence et la population, que la perte de confiance a occasionnée, l’attente est à la démission, ou une forme de fléchissement pour montrer que la présidence veut sortir de la crise. Du moment que dans les premières minutes, les gens comprennent qu’il n’en sera rien, alors c’est la panique ».

Comment sortir de cette situation ? Dr Louis Naud Pierre, propose encore une fois le dialogue. « Nous devons à un moment donné nous asseoir pour trouver une solution. Toutes les couches de la nation doivent accepter de changer la donne ensemble. Car, le président doit finir son mandat. »

Yvens Rumbold n’en est pas là. Il pense que le problème ne peut être résolu avec Jovenel Moïse. « Rester au pouvoir est certes faire preuve de résistance et de combativité, mais ne pas pouvoir évaluer la crise à sa hauteur fait aussi preuve d’aveuglement et d’un entêtement inconsidéré, d’une méprise pour la population dont on prétend concourir au bonheur », soutient le spécialiste en communication pour qui l’équipe PHTK qui dirige le pays depuis environ huit ans est un échec cuisant.

Pour sa part, Ralph E. François pense que le président devrait créer un cadre politique urgent strictement orienté vers la gestion de la fin de son mandat en se focalisant sur certaines priorités essentielles de survie de la nation.

Par priorité, le spécialiste en stratégie de persuasion voit un plan de sauvetage préventif et proactif relatif à la santé, l’éducation et la sécurité. « Pour ce dernier point qui est aussi important que les autres, renforce-t-il, le président pourrait se pencher sur les revendications des policiers avec un sens de l’urgence, de respect et de dignité, en leur dotant d’outils et de conditions optimales pour qu’ils puissent être effectifs dans leur mission. Car, conclut-il, la police et le président ont presque la même mission. La police doit protéger le citoyen, le président doit protéger la Cité. »

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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