SOCIÉTÉ

Quel était l’idéal politique de Jean-Jacques Dessalines ? (Première partie)

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La vision révolutionnaire du premier chef d’État Haïtien demeure d’une brulante actualité, plus de deux cents ans après son assassinat

Encore une fois ce 17 octobre 2020, deux ans après l’exploit du plus important soulèvement populaire en Haïti durant le 21e siècle, plusieurs centaines de citoyens ont gagné les rues de Port-au-Prince pour exiger la démission du gouvernement PHTK. Dans leur liste de revendications, s’ajoute le procès des dilapidateurs des fonds Petro-Caribe.

La date choisie pour ce mouvement de protestation a une portée symbolique. Elle renvoie à un personnage historique incarnant toute cette dynamique politique : Jean-Jacques Dessalines, le premier chef d‘Etat haïtien, assassiné le 17 octobre 1806. Pourtant, après sa mort, personne n’avait le droit de prononcer son nom dans des activités publiques pendant 36 ans, selon Kesler Bien-Aimé. Il s’agissait d’une tentative pour occulter sa mémoire.

En dépit de tout, le natif de Grand-Rivière du Nord, reste la figure la plus importante de l’historiographie haïtienne, rapporte la passionnée d’histoire Bayyinah Bello. Dessalines continue d’occuper une place prépondérante dans l’imaginaire populaire. Et sa pensée politique reste d’une étonnante actualité, malgré des efforts déployés par l’oligarchie économico-politique haïtienne (appuyée par l’Occident) qui a pris le contrôle du pays au lendemain du 17 octobre 1806.

Dans cet article, nous voulons reconstituer quelques éléments fondamentaux de la pensée politique du principal héros de la guerre de l’indépendance haïtienne.

Photo: Kesler Bien-Aimé

La question agraire 

Le sociologue haïtien Jean Anil Louis Juste, lâchement assassiné le 12 janvier 2010, est l’un des rares penseurs haïtiens qui s’était donné pour objectif de rétablir la pensée politique de Jean-Jacques Dessalines. A travers la constitution impériale de 1805, les différents discours attribués au premier chef d’Etat haïtien, il a pu déceler l’orientation politique du nouvel Etat issu de la révolution de 1804.

Au lendemain de l’indépendance nationale, la question agraire a été au cœur des débats politiques.  L’accès à la terre, principal moyen de production à l’époque, va générer des conflits socio-politiques dans le pays. Certains anciens libres (affranchis), devenus généraux de l’armée Indigène, rêvaient de s’emparer des terres laissées par les colons déchus. La réponse de Dessalines ne se fait pas attendre :

« Quand nous avons combattu les français, personne n´avait réclamé l´héritage de son père. Maintenant que nous sommes devenus libres, on veut s´approprier les biens vacants. Les noirs, dont les pères sont en Afrique, n’auront-ils rien ? »

OP-ED: Jean-Jacques Dessalines avait promis une guerre éternelle au colonialisme

Dans sa démarche, l’Empereur propose une répartition de richesse qui prend en compte les masses populaires haïtiennes. Celles-ci étaient constituées d’anciens soldats-cultivateurs dont 2/ 3 sont nés en Afrique.

A cela s’ajoute la création des grands domaines de l’Etat que l’historien Michel Hector, décédé récemment, qualifie de pratiques socialistes. Une sorte d’interventionnisme étatique (pour reprendre en partie le sociologue Jean Casimir) caractérise l’administration de Jean-Jacques Dessalines.  D’ailleurs l’article 12 de la constitution impériale de 1805 dispose que « Toute propriété qui aura ci-devant appartenu à un blanc français est incontestablement et de droit confisqué au profit de l’Etat. » Ce qui fait de l’État ayant l’obligation de consolider l’indépendance acquise, le principal détenteur de la propriété foncière pendant longtemps dans le pays.

L’assassinat de Jean-Jacques va remettre en cause toute cette dynamique politico-administrative. Son interventionnisme va céder la place à la grandonarchie qui constitue un modèle économique axé sur des grands domaines détenus par des propriétaires (souvent absentéistes), confiés à des agriculteurs (demwatye) qui à la fin de chaque récolte se voient dans l’obligation de partager le butin avec le grandon. Ce dernier ne vit que de la rente. Il ne perçoit aucun investissement de type capitaliste.

Document officiel signé par Jean-Jacques Dessalines

« Les blancs-noirs d’Europe » 

Des 33 000 soldats constituants en 1802 le corps expéditionnaire du général Leclerc, environ 4 770 étaient majoritairement de nationalités polonaise, allemande ainsi qu’une infime partie suisse. Selon le sociologue argentin Lautaro Rivara, aux premières heures de la bataille de Vertières le 18 Novembre 1803, environ 120 des 2 270 soldats polonais qui s’installaient au Cap-français, avaient rejoint les rangs de l’armée Indigène. D’autres désertions ont eu lieu au sein des troupes françaises également durant la guerre de l’indépendance nationale. Au lendemain de la révolution, on dénombrait plusieurs centaines de déserteurs. Quel serait leur sort dans le nouvel Etat dirigé par Jean-Jacques Dessalines ?

La Constitution impériale de 1805 va accorder la nationalité haïtienne aux soldats polonais, allemands qui ont lutté aux cotés des captifs africains avides de liberté. Désormais, ces européens sont devenus « génériquement noirs » suivant les prescrits de la loi mère de l’Empire Hayti, dans son article 14. Par cet acte, Dessalines se réapproprie le Noir qui est une invention de l’imaginaire colonial raciste occidental pour en faire des Haytiens. Il le subvertit.

Signature de l’empereur Jean-Jacques Dessalines

Le Noir, expédient du discours européen, pour paraphraser Jean Casimir, perd son essence dans le contexte postrévolutionnaire haïtien. Il ne renvoie plus aux infortunés captifs africains. Désormais, des polonais et des allemands sont devenus Noirs par la force des choses. Les « blancs-noirs d’Europe » c’est ainsi que Dessalines a appelé ces anciens infortunés soldats déserteurs, qui ont accédé à la citoyenneté haïtienne au lendemain de la révolution, rapporte Lautaro Rivara.

Une vision géopolitique bien ancrée

L’une des toutes premières révoltes contre l’invasion européenne de 1492 dirigée par Christophe Colomb a été celle de Tupac Amaru, ancien dirigeant des peuples Inca. Il a été tué en 1572 par les envahisseurs espagnols. Durant la guerre de l’indépendance haïtienne, l’armée Indigène se faisait appeler avant l’Armée des Incas, des fils du soleil en l’honneur de Tupac Amaru. Rappelons que le soleil, appelé Inti dans la mythologie du peuple Inca, est déifié.

Plus loin, les déclarations de Jean-Jacques Dessalines vont réitérer sa vision géopolitique anticolonialiste : Oui, nous avons rendu à ces vrais cannibales, guerre pour guerre, crimes pour crimes, outrages pour outrages. Oui, j’ai sauvé mon pays, j’ai vengé l’Amérique. Cela sous-entend que le chef d’Etat haïtien maitrisait les enjeux politiques entourant la révolution haïtienne à l’échelle mondiale. En ce sens, l’indépendance constitue une réponse à la colonisation européenne de l’Amérique ayant occasionné l’un des plus grands génocides de l’histoire de l’Humanité. Des millions de gens sont assassinés, dépossédés de leur terre, de leur pays. Un nouveau mode de production axé sur l’esclavagisme, le colonialisme, le racisme leur a été imposé.  Ce fut le « Pachacuki », terme issu du nom d’un ancien empereur Inca, qui désigne un cataclysme, la fin du monde.  Dans ce contexte, la révolution haïtienne se révèle une réponse proportionnée à la barbarie des puissances esclavagistes de l’époque.  Pour le sémiologue argentin Walter Mignolo, elle est une « reconfiguration significative du monde moderne/colonial du système monde ».

Le choix stratégique des villes intérieures

Ce n’était ni Port-au-Prince, voire Cap-Haitien, deux villes côtières, deux anciennes villes coloniales, qui étaient le centre politique du nouvel Etat crée au lendemain de la révolution.

Les villes côtières étaient plus vulnérables face à un éventuel retour des colons français. D’où probablement l‘idée de construire des villes à l’intérieur, loin des côtes, ceinturées par des forts, pour protéger l’indépendance du pays. Dessalines-ville en est un exemple parfait. A cela s’ajoute Milot qui quelques années plus tard va être le centre politique du royaume d’Henry Christophe.

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S’il y a une chose à laquelle l’Empereur tenait à cœur, c’est la question de la consolidation de l’indépendance, de la souveraineté nationale. « Il faut, par un dernier acte d’autorité nationale, assurer à jamais l’em­pire de la liberté dans le pays qui nous a vus naître ; il faut ravir au gouvernement inhumain qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous réasservir ; il faut enfin vivre indépendants ou mourir », relate-t-il dans un discours le 1e janvier 1804 aux Gonaïves. De cette date jusqu’au 17 octobre 1806, la devise nationale était : Vivre libre ou Mourir. Cette formule était mentionnée dans les différents documents officiels signés par l’Empereur Jacques 1er.

La souveraineté, l’accès à la propriété foncière, l’antiracisme, l’anti-impérialisme, la maitrise de la géopolitique sont autant d’éléments qui ont constitué le socle de la pensée politique de Jean-Jacques Dessalines. C’est un héritage très abondant. Et on n’arrivera pas à l’appréhender intégralement en quelques lignes. Donc il y a urgence de continuer à l’explorer davantage. C’est peut-être l’un des moyens pouvant nous aider dans notre quête d’une société qui fait valoir la justice sociale, le progrès dans une parfaite harmonie avec la nature.

Feguenson Hermogène

Feguenson Hermogène est journaliste et cinéaste. Il a intégré l’équipe d’Ayibopost en décembre 2018. Avant il était journaliste à la radio communautaire 4VPL (Radyo Vwa pèp la, 98.9 FM) de Plaisance du Nord.

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