Beaucoup définissent Alexis comme le plus grand romancier de la littérature haïtienne. 2022 marque le centenaire de sa naissance. Rien n’est encore annoncé par les autorités pour célébrer sa vie et son engagement politique
Nous sommes le 2 avril 1922, aux Gonaïves, la cité de l’indépendance. Haïti est occupé par les États-Unis depuis sept ans, la délestant ainsi de tout contrôle sur son économie et son système de défense. Un peu partout, des voix s’élèvent pour dénoncer et protester contre ce qui restera aujourd’hui encore une démonstration de l’impérialisme américain dans ses rapports avec Haïti. C’est dans ce contexte que la ville qui avait accueilli la lecture de l’acte de l’indépendance voit naître celui qui sera un des plus grands défenseurs de cette liberté acquise dans la douleur : Jacques Stephen Alexis. Un homme que beaucoup définissent comme le plus grand romancier de la littérature haïtienne.
Alors qu’Haïti vient de réussir un coup de maître avec l’inscription de la soupe joumou dans le patrimoine culturel immatériel de l’humanité, c’est le silence total du côté des autorités sur le centenaire de naissance de l’écrivain. En effet, le patrimoine que représente son œuvre ne semble intéresser qu’un petit groupe, amoureux de la littérature.
C’est pour pallier ce silence que la revue Legs et littérature a lancé en décembre 2021 un appel à textes pour rendre hommage à l’écrivain. Sur la même lancée, le collectif Le vieux vent Caraïbe prévoit une anthologie entièrement consacrée à Alexis, devant réunir la participation d’une cinquantaine d’écrivains, dont Yves Chemla et Cherlie Rivage. De même, l’Université d’Etat D’Haïti prévoit de revenir sur le travail de l’auteur grace à un colloque auquel tous peuvent participer en s’inscrivant avant le 30 octobre prochain.
Ces initiatives sont justifiées par le fait qu’aujourd’hui encore la qualité, la flamboyance de l’œuvre, mais aussi le parcours politique, la posture intellectuelle et la mort héroïque d’Alexis en font d’après Marc Exavier, écrivain et journaliste, « un personnage emblématique ».
Nombreux sont ceux qui se réclament d’Alexis, soit par leur appartenance politique, ou par la proximité dans leur production littéraire. L’auteur a eu une influence telle qu’il a non seulement inspiré de jeunes auteurs après lui, mais aussi des réalisateurs, comme Arnold Antonin, qui lui a consacré un film.
D’après Marc Exavier, Jacques Stephen Alexis est une grande source d’inspiration pour les auteurs actuels tels que Makenzy Orcel ou Lyonel Trouillot. Ce dernier lui a même dédié son roman : La belle amour humaine, dont il a tiré le titre d’une nouvelle d’Alexis. L’auteur a aussi inspiré le chanteur et compositeur Kebert Bastien, dit Kèb, qui témoigne avoir été marqué par le militant communiste qu’était Jacques Stephen Alexis.
D’après Kèb, Jacques Stephen avait une proposition sociale basée sur la pensée communiste, qui élève tous les hommes au même rang. Il allait même plus loin que ça afin de réfléchir à une identité caribéenne. Le chanteur témoigne que dans son roman « L’espace d’un cillement », en plus d’avoir les deux principaux personnages qui viennent de la Caraïbe, l’auteur laisse une place à une identité commune et propre à la Caraïbe. Pour lui, dans le contexte politique et géopolitique actuel, l’œuvre du romancier est d’une grande contemporanéité.
Jacques Stephen Alexis fut aussi médecin-neurologue. Ce parcours atypique, coupé court notamment par sa torture par les militaires de François Duvalier en 1961, sa disparition puis l’annonce de sa mort en détention par le régime ont, pour Marc Exavier, considérablement contribué à bâtir sa légende. Pour le professeur, même des gens qui ne l’ont jamais lu parlent de Jacques Stephen Alexis.
Pour comprendre le cheminement de la littérature haïtienne contemporaine aussi il faut passer par Jacques Stephen Alexis selon Stéphane Saintil, licencié en communication de la Faculté des Sciences humaines et fondateur de la revue Controverse Haïti. D’après l’éditeur, quelques décennies après son assassinat, l’œuvre d’Alexis est toujours d’actualité, les thématiques abordées ne sont pas dépassées. On aura toujours quelque chose à glaner dans ses textes : la construction des personnages, le déroulement du récit, l’intrigue, etc.
Jacques Stephen Alexis c’est aussi le réalisme merveilleux rappelle Mehdi E. Chalmers, licencié en philosophie et libraire. L’auteur de « À partir du mensonge » explique que : la cohérence, la rigueur du projet dans sa démarche de « rendre » et de sublimer dans une esthétique propre à l’auteur restitue le réel haïtien dans sa profondeur. Ce n’est pas aussi simple à faire qu’à dire et c’est toujours d’actualité.
Pour Chalmers, la relation d’Alexis avec la gauche, par rapport à l’histoire même du communisme en Haïti, en particulier sous la dictature n’est pas innocente. L’art haïtien a une tradition de revendication et d’espace de dénonciation, et encore une fois Alexis n’y fait pas exception. Toute la littérature du romancier est une littérature du combat et de l’engagement.
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Jacques Stephen Alexis c’est aussi une expérience de lecture. Une découverte. Jean Bernard Serant, auteur de littérature jeunesse et responsable de la section culturelle du quotidien Le Nouvelliste, se rappelle que c’est par un après-midi d’école qu’il est tombé pour la première fois sur un texte d’Alexis. Il l’avait acheté des mains d’une bouquiniste aux environs de la Cathédrale de Port-au-Prince et l’avait fini en une journée.
Pour lui, l’œuvre de ce dernier est un patrimoine important à transmettre aux générations futures. La littérature rentre dans le cadre du patrimoine culturel immatériel des peuples, et pour le journaliste, il est important de continuer la chaîne de transmission. Et un des principaux maillons de cette chaîne, c’est l’école.
Malgré la place emblématique d’Alexis dans la littérature haïtienne, il n’est pas inscrit dans le programme de littérature enseigné au secondaire. Ervenshy H. Jean-Louis, étudiant à l’Université d’Haïti et passionné de littérature déclare que c’est à la bibliothèque de l’Institut pour la Promotion et le Développement et l’Éducation et la Culture, aux Cayes, qu’il a lu son premier roman d’Alexis. De même que pour Jacques Roumain, c’est donc par la curiosité que le lecteur haïtien lambda fait connaissance avec l’œuvre de Jacques Stephen Alexis. Ou comme Serant, par un après-midi de jour d’école, en piochant dans la pile d’un bouquiniste.
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