Réponse courte : manque de planification de la part des autorités sanitaires haïtiennes. Mais la chose s’avère un tout petit peu plus compliquée que cela
L’Australie fournit du charbon, l’Allemagne s’appuie sur le chocolat, le Chili offre des cerises et Cuba produit des médecins.
Le gouvernement de ce pays amasse huit milliards de dollars de revenus, chaque année, pour ses professionnels de la santé éparpillés à travers 80 pays dans le monde. Ses soins hospitaliers de haut niveau attirent également des milliers de clients — souvent riches — annuellement.
Haïti collabore avec Cuba au niveau de la médecine depuis environ vingt ans. Cette coopération a déjà permis la formation de plus de mille médecins haïtiens. Et régulièrement, Cuba délègue des brigades de docteurs avec pour mission de renforcer le système de santé haïtien.
« Malgré les prouesses de sa médecine, Cuba n’a pas exporté son niveau médical en Haïti », remarque Phillipe Desmangles, chirurgien orthopédiste et professeur d’université.
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Le docteur Jude Milce est vice-doyen aux affaires académiques de la faculté de médecine et de pharmacie (FMP). Il chiffre à « zéro », l’apport des médecins cubains et des ressortissants haïtiens formés à Cuba dans la pratique médicale du pays.
« Les indicateurs de performance du système de santé haïtien n’ont pas changé depuis une vingtaine d’années », déclare Milce.
Cet état de fait s’explique par des défaillances administratives, un environnement haïtien hostile aux professionnels de la santé et un système peu performant, inapte à attirer et retenir les professionnels spécialisés.
Aucun plan
Contrairement à d’autres pays, l’État haïtien n’a pas défini ses priorités pour la coopération médicale avec Cuba.
Patrick Dély est responsable de la direction d’épidémiologie de laboratoires et de recherches (DELR). Il y a trois ans, ce médecin a travaillé comme représentant du ministère de la Santé publique et de la population (MSPP) sur les aspects techniques de la documentation pour l’accord médical Haïti-Cuba. Les clauses de cette coopération sont mises à jour chaque cinq ans.
Dély rejette les propositions qui font croire que les médecins cubains n’ont pas réellement aidé dans la pratique médicale en Haïti. Cependant, le document traitant la coopération ne tient pas compte des spécialités recherchées et indisponibles dans le pays. Or, Haïti importe régulièrement des experts notamment en ingénierie médicale, qu’il aurait pu former dans ces domaines pointus à travers un accord mieux ficelé.
Ce vide soulève l’indignation de plusieurs médecins. « Les autres pays de la région qui bénéficient de cette bourse formulent des demandes de spécialités à Cuba en fonction de leur besoin. L’État n’a jusqu’à date rien demandé comme spécialité dans l’intérêt de sa politique médicale pour le pays », regrette le docteur Waly Turin, un ancien bénéficiaire de cette bourse d’études.
La majeure partie des boursiers haïtiens se rendent à l’école latino-américaine (ELAM) de Cuba. Et la quasi-totalité des médecins haïtiens formés à L’ELAM reçoit une formation pour devenir spécialistes en médecine familiale.
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Autrefois, les étudiants haïtiens restaient à Cuba pendant deux ans pour faire cette spécialisation. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. « Après les années d’études, les étudiants haïtiens retournent dans le pays pour réaliser leur social et la spécialisation en médecine familiale, grâce à la forte présence des médecins cubains », dit Exalus Jeanty Fils, un ancien boursier de Cuba et actuel chef de service en soin d’urgence au Centre ambulancier national (CAN).
Les rares médecins inscrits dans une spécialité autre que la médecine familiale à Cuba obtiennent des bourses de troisième cycle offertes au compte-goutte par Cuba au MSPP.
Le docteur Ernst Louis fait partie de cette infime catégorie. Il a bouclé cette année sa spécialité en cardiologie, dans le cadre d’un programme de 3e cycle qui comprenait uniquement deux bourses.
En outre, si Haïti ne verse rien à Cuba pour la formation des médecins — dans d’autres contextes, des bailleurs de fonds se chargent de cet aspect — le pays accorde difficilement à chaque boursier une allocation mensuelle de 50 dollars.
Selon les clauses du contrat, l’étudiant doit travailler pendant cinq ans pour le compte de l’État haïtien une fois ses études bouclées.
Fuite des cerveaux
À l’heure actuelle, la plupart des anciens boursiers sont présents dans les hôpitaux publics dans les régions les plus éloignées du pays.
D’autres éprouvent de grandes difficultés pour intégrer le système sanitaire haïtien. Le salaire dérisoire et les conditions de travail difficiles obligent nombre d’entre eux à s’envoler vers d’autres cieux à la recherche d’opportunités.
« Les médecins formés à Cuba se dirigent le plus souvent vers l’Espagne, l’Équateur ou le Canada », dit Exalus Jeanty Fils.
Haïti est loin de la norme minimale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de 25 professionnels pour 10 000 habitants. Le pays compte en moyenne 5,9 médecins ou infirmières et 6,5 professionnels de santé pour chaque 10 000 habitants, selon les données du MSPP en 2012.
Des études rapportent que 40 % des médecins formés en Haïti ont fui le pays. 13 % d’entre eux prêtent leurs services aux États-Unis d’Amérique. L’exportation massive de ces médecins, dont la plupart ont été formés à l’Université d’État d’Haïti (UEH) aux frais des contribuables, constitue une perte de valeur énorme pour le pays.
Il faut remonter à 1998 après le passage de l’ouragan Georges pour constater l’un des premiers déploiements de médecins cubains en Haïti, raconte Patrick Dély, actuel président de l’association internationale des gradués de l’ELAM.
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Au début, la coopération médicale était fixée à une durée de dix ans.
L’opération spectaculaire menée par la brigade médicale cubaine en 2005 est l’une des interventions les mieux connues du public. Ce programme de soin des yeux, développé aussi avec le gouvernement vénézuélien dans le cadre d’une coopération tripartite, avait permis à beaucoup de citoyens de se faire soigner gratuitement.
« Entre-temps Cuba devrait former 1 000 médecins haïtiens. Ce, pour le retrait progressif et définitif de sa brigade médicale dans le pays », déclare Waly Turin.
Autrefois, des experts de Cuba étaient présents dans les hôpitaux publics pour former les médecins haïtiens.
De nos jours, le pays n’accueille presque pas de spécialistes de Cuba. Le docteur Exalus Jeanty Fils dresse un constat peu ambitieux : « Les médecins cubains font pratiquement les mêmes travaux que les médecins haïtiens en Haïti : consulter pour les symptômes [bénins] et donner des prescriptions ».
Photo de couverture | Des médecins cubains tiennent une image du défunt président cubain Fidel Castro lors d’une cérémonie d’adieu à La Havane, Cuba, le 21 mars 2020, avant de partir pour l’Italie pour travailler contre propagation de l’épidémie de coronavirus. Alexandre Meneghini / Reuters
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