L’avortement devenait un moyen d’échapper à cette emprise coloniale, une manière de briser le cycle héréditaire de l’esclavage.
Pendant la période coloniale à Saint-Domingue, le contrôle exercé sur le corps des femmes noires et autochtones, notamment à travers leur capacité reproductive, constituait un outil de domination pour les colons.
Pour se soustraire à cette emprise et éviter que leurs enfants deviennent esclaves, certaines femmes ont pratiqué l’avortement comme un acte de résistance, explique à AyiboPost Derinx Petit Jean, historien et professeur à l’Université d’État d’Haïti.
« Refuser d’enfanter des enfants condamnés à l’esclavage était pour elles une manière de reprendre le contrôle de leur destin et de celui de leur descendance », poursuit-il.
Utilisées comme main-d’œuvre, soumises à des violences sexuelles et réduites au rang de reproductrices d’une force de travail perpétuelle, ces femmes étaient souvent dépossédées de leur corps.
Celles qui avaient déjà accouché, étaient perçues comme doublement productives.
Car, selon Petit Jean, « elles pouvaient à la fois travailler et assurer la reproduction d’une main-d’œuvre gratuite et inépuisable ».
Plusieurs auteurs s’intéressant à l’époque coloniale se sont penchés sur la question.
L’historienne et chercheuse béninoise Yolande Behanzin, souligne, dans un article paru dans la revue « Cahier des Anneaux de la Mémoire » publiée en 2003, que les colons voyaient dans la reproduction des femmes faites esclaves un moyen d’assurer l’approvisionnement en main-d’œuvre sans avoir à recourir à l’importation coûteuse de nouveaux captifs.
« elles pouvaient à la fois travailler et assurer la reproduction d’une main-d’œuvre gratuite et inépuisable »
Selon cet article, ce système réduisait les femmes à des instruments économiques, valorisées uniquement pour leur capacité à procréer.
Dans son ouvrage paru en 1952 intitulé Peau noire, masques blancs, l’auteur martiniquais Frantz Fanon, explore la colonisation non seulement comme une entreprise d’occupation territoriale, mais aussi comme un processus d’aliénation des corps, en particulier ceux des femmes.
Fanon montre comment le contrôle du corps des femmes est une stratégie centrale du colonialisme pour maintenir les hiérarchies raciales et perpétuer l’oppression.
Les corps devenant ainsi des champs de bataille où se jouent les rapports de force entre colonisateurs et colonisés.
Les lois coloniales renforçaient cette domination.
Le Code Noir, mis en place par Louis XIV en 1685, disposait que les enfants nés de mères esclaves héritaient automatiquement du statut de leur mère.
Cela créait un système où la violence sexuelle et la reproduction forcée assurait la perpétuation de l’esclavage sans intervention extérieure.
Selon l’historien Petit Jean, les enfants issus de viols commis par des colons ou d’autres esclaves étaient automatiquement considérés comme des biens, comme leurs mères.
Certaines femmes ont néanmoins résisté à cette domination coloniale et se sont échappées de ces conditions.
D’après l’historien, leur lutte contre la reproduction forcée résidait dans leur connaissance des plantes et des pratiques abortives.
« Les esclaves d’origine africaine ou amérindienne ont su préserver des savoirs médicinaux, souvent transmis de génération en génération, qui leur permettaient de maîtriser leur fécondité » explique Petit Jean.
Ces pratiques, bien que considérées comme subversives par les colons, étaient essentielles pour les femmes qui cherchaient à échapper à la reproduction forcée.
L’avortement devenait un moyen d’échapper à cette emprise coloniale, une manière de briser le cycle héréditaire de l’esclavage.
« Les esclaves d’origine africaine ou amérindienne ont su préserver des savoirs médicinaux, souvent transmis de génération en génération, qui leur permettaient de maîtriser leur fécondité »
L’infanticide a également été une forme de résistance désespérée, mais significative, selon Derinx Petit Jean.
L’historien Néba Fabrice Yale, dans son mémoire de master intitulé « La violence dans l’esclavage des colonies françaises au XVIIIe siècle » soutenu en 2009, rapporte le récit des femmes qui préféraient tuer leurs nouveau-nés plutôt que de les voir grandir enchaînés dans les plantations.
L’auteur rapporte que pour les maitres, les avortements étaient contre leurs intérêts. Cela les forçait à acquérir de nouveaux esclaves.
Le sujet a été aussi abordé dans la fiction.
Evelyne Trouillot, dans son roman intitulé « Rosalie l’infâme » sorti en 2003, fait la mise en scène de figures anonymes au 18ᵉ siècle, pour majeure partie des femmes ayant joué un rôle dans la quête obstinée de la liberté face au régime concerté de la traite du colonialisme, de l’esclavage et du racisme.
D’autres formes de résistance comme le marronnage et le suicide ont été utilisées dans la lutte contre la pérennisation du système esclavagiste.
Vers la fin du XVIIIe siècle, certains planteurs blancs ont tenté de trouver des solutions pour protéger leurs privilèges.
À cette fin, ils encourageaient les femmes à enfanter en leur offrant des récompenses pécuniaires, à l’image de la prospère sucrerie Galliffet, située dans la province du Nord à Saint-Domingue.
« Une somme de 15 livres a été donnée aux femmes qui ont mené leur grossesse à terme » précise Petit Jean.
D’autres ont préféré punir les femmes qui avortaient.
Celles qui étaient suspectées d’avoir avorté étaient contraintes de porter autour du cou une figurine représentant leur acte.
« Une somme de 15 livres a été donnée aux femmes qui ont mené leur grossesse à terme »
De plus, celles-ci étaient placées dans le carcan pour empêcher tout nouvel avortement, rapporte l’historien Néba Fabrice Yale dans son ouvrage.
Cependant, d’après l’auteur, cela n’a jamais réussi à mettre une fin aux avortements et aux infanticides.
Aujourd’hui encore, au 21ᵉ siècle, la question de l’avortement suscite de nombreux débats à travers le monde.
Pendant le système esclavagiste, l’avortement était un outil de résistance. Mais aujourd’hui, il relève désormais de la liberté de choisir de poursuivre ou d’interrompre une grossesse, sans restrictions légales, sociales ou médicales injustifiées.
Dans ce débat, certains revendiquent l’accès à l’avortement comme un droit humain, un droit de femmes, un droit sexuel et reproductif, mais aussi un droit à la santé face aux conséquences des avortements illégaux.
D’autres condamnent la pratique au nom du droit à la vie de l’embryon.
D’après un article publié par Amnesty International en mars 2024, ces trente dernières années, 60 pays ont modifié leur législation pour faciliter l’accès à un avortement sûr et légal.
Les pays comme Haïti qui maintiennent une interdiction totale ou quasi-totale de l’avortement sont désormais minoritaires.
La question de l’avortement clandestin ne cesse de s’étendre dans les pays comme Haïti où la pratique est encore pénalisée.
Lire aussi : Le calvaire scolaire des adolescentes après un avortement en Haïti
Selon le Center for Reproductive Rights cité par Amnesty International, au niveau mondial, 41% des femmes vivent dans des pays où la légalisation sur l’avortement est restrictive.
Selon les statistiques mentionnées dans cet article, 22 millions d’avortements non sécurisés sont pratiqués chaque année.
Ce qui fait que, l’avortement non sécurisé devient la troisième cause de mortalité maternelle à travers le monde.
En Haïti, la question de l’avortement clandestin suscite aujourd’hui des débats de plus en plus vifs, révélant les tensions entre les valeurs traditionnelles, les croyances religieuses et les droits reproductifs.
Lire aussi : En Haïti, avorter est un crime. Les femmes en paient les frais.
Selon l’Enquête sur la mortalité, la morbidité et l’utilisation des services (EMMUS IV), publiée en 2006, citée par le Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) en 2013, Haïti enregistre 530 décès maternels pour 10 000 naissances vivantes.
Parmi ces décès, 102 sont dus à des avortements.
De plus, 37 % des femmes souffrent de complications de santé après un avortement clandestin.
4 % déclarent y avoir eu recours au moins une fois au cours de leur vie, bien que cette pratique soit illégale.
Ces données proviennent d’un rapport sur la situation des droits sexuels et reproductifs en Haïti, publié par Avocats sans frontières Canada (ASFC) en juillet 2024.
L’article 262 de l’actuel Code pénal haïtien considère l’avortement comme un crime.
Cependant, le nouveau Code pénal (non encore mis en vigueur), à travers ses articles 328 et 329, apportent des nuances en autorisant l’interruption volontaire de la grossesse jusqu’à douze semaines.
L’opération resterait légale dans des cas spécifiques tels que les grossesses résultant d’un viol ou d’un inceste, ou lorsque la santé de la femme est menacée, et ce, dans un délai de 12 semaines.
Des organisations féministes comme Nègès Mawon et Solidarité Fanm Ayisyèn (SOFA) militent activement pour la dépénalisation de l’avortement en Haïti.
Leur lutte vise non seulement à réduire le taux de mortalité lié aux avortements clandestins, mais aussi à défendre l’autonomie corporelle des femmes.
Image de couverture | Bwa Kayiman Haïti 1791, tableau de Nicole Jean-Louis, artiste peintre haïtienne. On y retrouve les personnages principaux de cette cérémonie historique Dutty Boukman (grand homme à droite), Mambo Marinette (femme à la machette au centre) et Cécile Fatima (femme au teint clair à droite). © l-express.ca
► AyiboPost s’engage à diffuser des informations précises. Si vous repérez une faute ou une erreur quelconque, merci de nous en informer à l’adresse suivante : hey@ayibopost.com
Gardez contact avec AyiboPost via :
► Notre canal Telegram : cliquez ici
► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici
► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici
Comments