Que ce soient des mémoires écrites ou orales, les données sont rares pour rappeler, par exemple, les cyclones, les épidémies ou les séismes
On observe souvent, dans la société haïtienne, une absence de mémoire de longue durée concernant les expériences collectives : il reste peu de traces des événements majeurs qui ont marqué la vie collective.
C’est le cas, en 2010, du séisme ravageur, qui parut un événement nouveau à la majorité des Haïtiens qui n’avaient nulle mémoire de telle catastrophe dans la vie environnementale du pays.
C’est aussi le cas de l’esclavage, autre catastrophe, cette fois humaine à l’origine de la société haïtienne, qui n’est consignée nulle part sinon dans une mémoire «somatique» racontée dans les légendes ou les pratiques de la zombification (F. Degoul).
Que ce soient des mémoires écrites ou orales, les données sont rares pour rappeler, par exemple, les cyclones, les épidémies ou les séismes.
Ce n’est qu’à la suite du séisme de 2010 que certains d’entre nous se sont rendu compte de la fragilité de l’«espace haïtien» ou de l’espace caribéen.
De même, les productions populaires ne renseignent pas sur les dictatures et leurs corps armés informels. C’est comme si, semble-t-il, les Haïtiens avaient cessé de se raconter pour vivre au présent que leurs souvenirs des phénomènes vécus sont vite bousculés par de nouvelles présences de nouveaux phénomènes. L’urgence paraît constituer le fond subjectif de cette absence de mémoire. Urgence qu’il faut lier à une certaine expérience du temps, à une temporalité marquée par l’imminence de la mort, de la grande incertitude sur les possibilités de l’avenir.
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Ce premier constat force déjà à supposer que ce manque de mémoire durable lié à la temporalité du traumatisme conduit à une faible expérience de la durée, laquelle expérience entraîne des conséquences sur les formes de symbolisation et leur niveau de généralité. Ce constat présuppose en arrière-fond que la durée de la mémoire, sa plus ou moins longue inscription dans le temps, s’associe à la capacité à atteindre un certain niveau de généralité et, en conséquence, à produire des institutions en rapport avec cette généralité.
Cette temporalité qui a pris naissance dans le contexte de l’esclavage caractérisé par la mise à mort chronique de l’esclave ne constitue pas en elle-même le fond anthropologique du problème de la mémoire que je tiens à esquisser ici. Étant attentif à la relation de la mémoire et de l’institution, de l’institution à la langue, je me propose dans cette réflexion d’explorer au préalable la relation de l’oralité et de l’écriture en ayant en arrière-fond celle de la mémoire, de l’institution et du niveau de généralité.
En une autre occasion, je m’attellerai à dégager le sens de la temporalité qui a pris forme dans l’expérience plantationnaire de l’esclavage, temporalité que je désigne déjà de postesclavagiste, qui semble manifester une expérience de la mort imminente dans la propension chronique à la mise à mort, au jeu de massacre.
C’est comme si, semble-t-il, les Haïtiens avaient cessé de se raconter pour vivre au présent que leurs souvenirs des phénomènes vécus sont vite bousculés par de nouvelles présences de nouveaux phénomènes.
Ainsi formulée, ma préoccupation consiste à penser une dissonance dans la société haïtienne entre oralité et écriture, qui serait à la base du difficile avènement d’une véritable expérience du commun soutenu par l’idéal de l’intérêt général. Il s’agit, en d’autres termes, m’inspirant de la thèse centrale de Jack Goody sur le passage de l’oralité à l’écriture donnant lieu à l’émergence de tout un ensemble de «technologies de l’intellect», de signaler qu’aucun passage n’a été opéré dans la société haïtienne qui va de l’oralité à l’écriture.
Ces formes symboliques ou ces deux manières de formaliser se retrouvent dans une cohabitation qui est loin de prendre la forme du passage de l’oralité à l’écriture, mais celle de la juxtaposition de deux logiques de pensée ou de symbolisation. Les conséquences de la juxtaposition qui tient place du passage, qui aurait occasionné des changements dans les manières de faire, sont importantes et méritent d’être relevées pour mieux comprendre le sens de ce manque de mémoire ou de la labilité des mémoires qui changent au gré des circonstances, de la dynamique improvisée des pratiques institutionnelles qui créent mal la durée sociale suffisante pour maintenir une stabilité minimale, de la difficulté à mettre en forme des pratiques hautement scripturales, telles que la science, la philosophie, la critique littéraire, la littérature, l’université et le système de gestion des documents administratifs, etc.
Mon idée de départ que je soumettrai à l’épreuve de la réflexion et de la discussion est que la société souffre de déficience d’une véritable institution des pratiques de pensée, de la pensée, comprise comme réflexivité ou dialogue au moyen des arguments ou des idées abstraites. Cette idée comprend deux ordres d’enjeu que je tiens à expliciter d’entrée de jeu. Elle conduit à un enjeu théorique, qui porte sur la culture même de la pensée. Ici, la pensée n’est pas la simple activité biologico-psychologique ou phénoménologique de la conscience qui s’adonne à la production de sens.
La société souffre de déficience d’une véritable institution des pratiques de pensée, de la pensée, comprise comme réflexivité ou dialogue au moyen des arguments ou des idées abstraites.
Cette activité n’est qu’au premier moment de la production de sens ou de la symbolisation. Elle a un aspect fondamentalement expressif ou les affectivités jouent le rôle prépondérant. Socialement, elle se manifeste dans les contes, les productions poétiques ou littéraires, faites particulièrement d’un élan émotionnel ou affectif où les idées s’associent aux images pour produire du sens difficilement discutable.
Il est presque incongru ou indécent de discuter de la pertinence d’un poème, d’un choix poétique ou esthétique avec celui qui l’a utilisé pour exprimer son point de vue. L’enjeu théorique est que cette persistance de l’expressif dans l’ordre institutionnel de l’université, en panne de la critique comme institution, dans l’ordre politique du débat au moyen d’arguments, conduit à des vacarmes, des vociférations où les singularités se détruisent, se neutralisent tout en entravant l’avènement d’un ordre de généralité ou de consensus, même dans son aspect minimaliste dans des groupes sociaux, politiques ayant prétendument des idéologies partagées, des stratégies communes.
Le paradoxe est qu’il faudrait mettre en place la culture de cette généralité par l’activité théorique pour faire advenir cet ordre de généralité qui, prenant chair dans l’espace politique ou public, saurait inspirer le sens du commun et des positions théoriques sur le commun.
En conséquence, cela conduit à l’enjeu pratique, cette culture du général aurait préparé à des mises en œuvre de chantiers qui auraient rendu concrètes les productions théoriques. Faute de théories ou de théorisation, les pratiques deviennent des improvisations, de l’amateurisme. Les répercussions de cette défaillance du théorique sur la qualité de la pratique se donnent à observer même dans les professions considérées comme « manuelles » : les techniciens haïtiens du « manuel » font rarement preuve de précision, de rigueur et de mesure. Une nonchalance, à la limite, de la désinvolture, est observée dans leurs ouvrages qui souffrent souvent de l’esthétique de la finition, signe du travail qui se veut bien fait.
Il est presque incongru ou indécent de discuter de la pertinence d’un poème, d’un choix poétique ou esthétique avec celui qui l’a utilisé pour exprimer son point de vue.
La rigueur de la théorie qui se manifeste dans les pratiques scripturales de l’argumentation ou de l’usage des arguments justes, du raisonnement qui cherche à être sans faille afin d’anticiper les insatisfactions logiques de l’interlocuteur appelle aussi la rigueur de la construction pratique qui place l’autre à l’horizon de ce qu’on est appelé à réaliser.
En ce sens, la politique (comme art) ne peut se passer de sa science ou des sciences. Elle s’interdit les improvisations contre ce que l’on observe dans la politique haïtienne. Ce n’est plus une question d’« animal politique » qui se définit par le cynisme qu’inspirent les intérêts personnels mesquins et qui finissent toujours par tisser des crocs-en-jambe. Mais une affaire de vertus politiques qui prennent forme dans la culture du commun tout en sachant que le commun, à l’instar de la communauté, ne s’improvise pas, a peu recours à l’émotionnel pour s’instituer, fait appel, au contraire, à la capacité à conceptualiser. Le concept, le général ou l’universel font signe vers des facultés supérieures, qui, cultivées, inséminent toutes les institutions sociales, politiques par des exigences de prise en compte de la dignité humaine, le bien-être collectif (autant d’idées abstraites).
Réfléchir sur la relation de l’oralité et de l’écriture dans une société où la politique prend la forme de la mesquinerie sociale de la corruption c’est suivre les traces ou travers d’une dynamique anthropologique qui peine à faire advenir le politique.
Un collègue se demande pour sa part s’il ne faudrait pas prendre ce qu’on vit dans la société haïtienne tel quel. Par exemple accepter la politique telle qu’elle se fait comme « la manière haïtienne de faire la politique ». En situation créole, dans la poétique de la relation où tout se rencontre ou se mêle n’y aurait-il pas lieu de laisser advenir toutes les formes d’être de la politique ? Au lieu de se plaindre, ne faudrait-il pas se réjouir de ce carnaval du mélange, de la promiscuité, de laisser venir la formalisation sans forme ?
Réfléchir sur la relation de l’oralité et de l’écriture dans une société où la politique prend la forme de la mesquinerie sociale de la corruption c’est suivre les traces ou travers d’une dynamique anthropologique qui peine à faire advenir le politique.
Vu mon grand intérêt pour la créolisation qui décrit et théorise une poétique de la relation, je suis parfois enclin à me laisser aller dans cette direction que je désigne de descriptive : dire notre manière de faire la politique en contexte créole où les normativités ne se hiérarchisent pas, s’interpénètrent selon le contexte, l’enjeu, la personne ou l’intérêt, etc. La politique créole est donc un carnaval haïtien, lieu de jouissance et de coups mortels, lieu où chacun se sent libre de faire ses pas de danse sans se soucier de piétiner celui qui est en face ou à côté. Elle est le lieu de la multitude sans commun, de la foule et non de la communauté.
En réponse à cette perspective séduisante, je me propose de préciser de quoi l’on parle quand on dit la politique. La perspective suggérée par mon collègue insinue que les Haïtiens auraient inventé une nouvelle politique. Une nouvelle praxis collective qui se déploierait par l’effacement du collectif, qui met constamment en place l’effondrement du commun, du politique. La politique peut-elle être le procédé de la destruction du commun? Serait-ce encore de la politique? Ces questions laissent entrevoir le malaise à admettre ce style de praxis comme politique. Une praxis de mise à mort du commun est une praxis de l’institution paradoxale de la bêtise. Or la bêtise, on le sait depuis longtemps, Platon ou Aristote, est le règne de l’affectivité, de l’« animalité ». C’est l’institution ambivalente de la tyrannie, de la société ou de l’État, qui ne peut assurer aucun bien-être commun qui exige la discussion, la reconnaissance de l’égale dignité.
En réalité, et c’est un autre élément de réponse, on se sent très mal à l’aise avec cette politique qui n’ouvre de perspectives heureuses qu’à l’admirateur de la politique tyrannique. Mis à part les pyromanes de la politique haïtienne, qui se délectent des effets ravageurs de toutes les formes d’insécurité incendiaire, le grand nombre souffre ou se désespère de cette jungle que façonne cette pratique mortifère qui est improprement désignée de politique.
Enfin, on pourra le deviner, cette communication qui a pris au départ une formulation de style anthropologique et sociologique devient à l’arrivée une manière de penser les déboires politiques de la société haïtienne, saisir à la loupe les manières quotidiennes haïtiennes de faire.
La politique créole est donc un carnaval haïtien, lieu de jouissance et de coups mortels, lieu où chacun se sent libre de faire ses pas de danse sans se soucier de piétiner celui qui est en face ou à côté. Elle est le lieu de la multitude sans commun, de la foule et non de la communauté.
- De l’absence de la pensée dans la société haïtienne
La formulation risque de choquer. Soutenir qu’il y aurait une absence de pensée dans la société haïtienne portera plus d’uns à répliquer et à crier à l’arrogance du philosophe, qui se pose en juge ou censeur dans une société où immanquablement il y a des «gens» qui pensent.
En réalité, qu’il s’agisse de ma position que je reconnais lapidaire, ou qu’il s’agisse des réactions critiques de mes potentiels contradicteurs, il y a lieu de souligner le malentendu comme le fond du débat. Je pars d’une considération conceptuelle que la pensée est une institution. Comme aurait dit Bourdieu, la pensée est un «champ». Elle est réalisée dans un cadre structurel et structural qui la rend socialement possible.
D’abord, elle n’est pas l’affaire de la simple initiative individuelle (psychologique) ou individualiste de quelques-uns qui auraient risqué une parole dont les individus en question seuls tiennent le secret. Ainsi est-il difficile de produire un cadre critique d’évaluation, même au sein de l’université, lequel cadre serait une manière de fixer les critères d’un style de pensée (slogan versus argumentation) et par conséquent fixer les règles d’entrée et apprécier par des « formes symboliques » la valeur de ce qu’on produit.
Ensuite, il devient clair que la pensée est une affaire collective ou plurielle et institutionnelle. Elle fait appel à un ensemble de spécialisations qui va des propositions de correction aux rituels de couronnement et de récompenses, symboliques ou autres, en cheminant par les comptes-rendus, les contestations et l’ouverture du débat.
Enfin, l’ordre de la pensée exige un partage des eaux. Dans le cas de la société haïtienne, le grand partage à entreprendre consiste à séparer la forme de la pensée de la forme du magico-religieux où tout se produit par la seule initiative d’une force surplombante ou d’une intelligence omnisciente qui fait faire aux individus l’économie de la pensée, où la discussion comme condition de la pensée, activité de pluralité, s’annule en présence de la toute-puissance d’un être absolument savant, ou de l’autorité de ceux qui ont bénéficié de ses dons d’inspiration.
Je pars d’une considération conceptuelle que la pensée est une institution. Comme aurait dit Bourdieu, la pensée est un «champ». Elle est réalisée dans un cadre structurel et structural qui la rend socialement possible.
Contrairement à la conception de la pensée comme acte de la conscience, je propose de considérer la pensée comme un système de « relations sociales » dans lequel se jouent des rapports de pouvoir (entre autres, celui de l’écrit confisqué par un petit groupe au détriment de l’oralité du grand nombre), se constituent des « technologies de l’intellect ».
En ce sens, Jack Goody relate la formation d’un groupe de clercs au premier moment de l’invention de l’écriture, groupe qui détient une nouvelle forme d’autorité par l’avènement de l’écriture et de certaines compétences que suscite cet avènement. Ce contexte de confiscation du pouvoir de l’écriture donnant naissance à une forme de « théocratie » a été démocratisé particulièrement en Grèce avec l’évolution de la pictographie en alphabet phonétique favorisant la manipulation d’un nombre considérable de signes avec très peu de sons.
Dans la société haïtienne, l’écriture devenue une réalité magique est détenue par un petit groupe de «lettrés» qui jouissent du pouvoir que confère la maîtrise de l’écriture. La pensée, donc, comme résultat du passage de l’oralité à l’écriture, est empêchée. Elle est en même temps contrainte de se déployer au sein du pouvoir par performance individuelle ou individualiste en rendant nulle son institutionnalisation comme « relations sociales » régies par un ensemble de règles et de « technologies ».
Il est difficile d’instituer la pensée (critique) dans un tel contexte de raréfaction de l’écriture qui jouit d’une aura magique grâce à laquelle elle est vécue comme un instrument de mystification, de domination et d’enfermement dans l’oralité. Pour mieux comprendre le soubassement critique de mon analyse, il est utile de suivre le passage de l’oralité à l’écriture et les transformations culturelles, intellectuelles, technologiques et politiques que ce passage a provoquées. Cette attention indispensable aux travaux de Jack Goody sur le passage de l’oralité à l’écriture permet aussi de mieux saisir le sens de la pensée comme institution sociale qui fait appel à des conditions symboliques préalables auxquelles participe au premier chef l’écriture.
Dans la société haïtienne, l’écriture devenue une réalité magique est détenue par un petit groupe de «lettrés» qui jouissent du pouvoir que confère la maîtrise de l’écriture. La pensée, donc, comme résultat du passage de l’oralité à l’écriture, est empêchée.
- De l’oralité à l’écriture. La révolution culturelle et intellectuelle
Jack Goody, anthropologue anglais, est le premier à aborder la question du passage de l’oralité à l’écriture et, de ces considérations, critique la typologie dualiste proposée par l’anthropologie occidentale enfermée depuis sa formation dans le manichéisme, qui a fondé la colonialité. Selon la doxa générale de cette anthropologie, les sociétés sont divisées en sociétés « européennes », « chrétiennes » et « blanches » et en sociétés non européennes, « païennes » ou « barbares ». Cette division au sein de la communauté humaine est reprise par l’anthropologie qui propose deux types de sociétés : sociétés « civilisées », modernes, « historiques », « chaudes » et société « primitives » ou « archaïques », « sans histoire » ou « froides ».
À première vue, on pourrait s’empresser de se demander en quoi la typologie proposée par Jack Goody prend ses distances par rapport à cette anthropologie, puisqu’elle est formulée à partir du dualisme ou du manichéisme méthodologique qui divise les faits de culture en deux groupes diamétralement opposés, mus par des logiques et des visions du monde contraires.
Jack Goody reprend en apparence cette dichotomie pour la complexifier tout en la critiquant. Si on retrouve chez lui une division binaire pensée en termes d’oralité et d’écriture, de sociétés à oralité et de sociétés à écriture, il ne les enferme pas dans une nature immuable qui aurait rendu impossible le passage de la première à la seconde.
Certes, il reconnaît à chacune des caractéristiques propres, qui ne sont aucunement des substances, mais plutôt des modes de relation mis en place dans les dynamiques de symbolisation ou de formalisation au cours desquelles de nouvelles relations sociales s’imposent et contribuent à la constitution du monde. À ce titre, on a davantage affaire avec une dynamique, un mouvement de passage qui va de l’oralité à l’écriture en tenant compte des transformations qui se produisent d’un régime de symbolisation à l’autre et les technologies que fait advenir ce passage.
- Les sociétés orales
Avant même de restituer l’essentiel de la théorie de Jack Goody, il est utile de rappeler que le passage de l’ordre de la nature à l’ordre de la culture se fait par l’invention humaine d’une réalité nouvelle : le langage. Ce système symbolique fondamental s’institue comme un système de représentation, qui consiste à se représenter les choses par des signes ou symboles. Ce nouveau procédé dans la relation de l’homme aux choses de la nature permet de créer une nouvelle réalité faite de signes et de sens.
Par ailleurs, dans ce jeu de représentation, il faut prendre en compte deux moments qui sont autant de niveaux d’abstraction ou de généralisation, autant de manières de filtrer ou de passer d’un mode d’expression composé particulièrement d’émotions ou d’états affectifs à des abstractions conceptuelles qui se détachent de plus en plus des états expressifs émotionnels. Donc, et Goody reconnaît que le passage de l’oralité à l’écriture implique un changement dans l’ordre des représentations où les émotions, les affectivités sont orientées vers une plus grande exigence de généralisation.
Dans Phèdre, Platon fait soutenir à Socrate une thèse qui, en comprenant sur le contexte historique et anthropologique de son énonciation, traduit une nostalgie des périodes où les « maîtres de vérité » faisant usage d’une parole énonciation montrant l’aspect vivant et vivace de la parole.
Socrate théorise cette vivacité de la parole et la lie à la vie. La parole par opposition à l’écriture est vivante et propose une vitalité propre qui se manifeste dans le dialogue.
En effet, dans les dialogues de Platon, la mémoire psychologique joue un rôle capital. Elle y est présente sous la forme de paroles rapportées. Une croyance à la fidélité de la mémoire se fait souvent sentir lorsque celui qui doit rapporter le discours entendu assure d’avoir tout mémorisé. Donc, la parole est du côté de la « durée » immédiate, elle prend la forme des élans créatifs de la vie en se renouvelant à chaque fois. L’écriture est morte, muette, incapable de répondre d’elle-même. Elle fossilise la vivacité de la parole. Elle perd de sa vitalité et s’assèche dans l’absence du vivant qui l’a produite.
Socrate théorise cette vivacité de la parole et la lie à la vie. La parole par opposition à l’écriture est vivante et propose une vitalité propre qui se manifeste dans le dialogue.
La position de Goody ne consiste pas à contester la thèse de Socrate. En revanche, elle permet par inversion de certains arguments de comprendre que l’oralité, la parole orale est liée à l’élan de la vie, de la vie sociale marquée par la spontanéité, par les nécessités sociales présentes et la mémorisation. Une révolution est déjà en cours. Elle traduit l’institution d’un ordre symbolique qui appelle l’homme à développer des compétences, des technologies de mémorisation, des institutions généalogiques ou des récits qui éloignent l’homme de l’ordre de la nature en informant au fur et à mesure son ordre symbolique.
Si l’oralité s’ouvre aux expressions, extériorise les émotions, elle conduit l’homme déjà vers une mise à distance de soi et de la nature en rendant présentes les choses absentes. Cependant, l’expérience orale garde encore l’aspect fluctuant, changeant, instable et imprévisible des états affectifs. La dynamique sociale prend un ensemble d’allures que Goody présente en prenant en exemple les « procédures par lesquelles l’héritage culturel est transmis. »
En réalité, la caractéristique propre de l’ordre social, culturel institué concerne sa durée. Elle répond de cet ordre de ne pas plonger dans l’état naturel auquel l’homme a tourné le dos. Goody constate que quand une génération transmet son héritage culturel à la génération suivante trois éléments assez clairement séparés sont impliqués.
D’abord, la société transmet son appareil de production en même temps que les ressources naturelles disponibles. Ensuite, elle présente des modes d’action standardisés. Ces types de comportements qui relèvent de la coutume ne sont transmis que partiellement par le verbal. Il se peut par exemple que les façons de faire la cuisine, cultiver la terre, élever les enfants soient transmises par imitation directe. Enfin, il y a les éléments les plus significatifs de toute culture humaine qui, sans conteste, passent par le canal des mots et s’inscrivent dans des gammes de signifiés et des attitudes que les membres de toutes sociétés associent aux symboles verbaux qu’ils utilisent.
Si l’oralité s’ouvre aux expressions, extériorise les émotions, elle conduit l’homme déjà vers une mise à distance de soi et de la nature en rendant présentes les choses absentes.
Ces éléments incluent non seulement ce que nous considérons généralement comme étant un comportement normal, mais aussi les notions de temps et d’espace, des aspirations et des objectifs généraux, en bref la weltanschauung de tout groupe social.
Autrement dit, la transmission dans les sociétés orales se réalise par corps et par relations de « face à face », par les gestes imités et par mémorisation. Que ce soient les arts de cuisine, ceux de l’enfantement et des soins ou des conceptions du monde, tout procède de la verbalisation ou de la mémorisation, « la transmission d’une génération à l’autre est assurée en premier lieu par la langue ». Dans ce travail de transmission se dessine une « chaîne de conversations entrecroisées et imbriquées entre les membres d’un même groupe. » La transmission se fait donc par le « face à face » et la mémoire.
Celle qui s’effectue par la mémoire comporte «le caractère direct de la relation entre symbole et référent ». Ainsi, le sens de chaque mot se trouve validé par une succession de situations concrètes, renforcées par l’inflexion de la voix et une certaine gestuelle. En fin de compte, la « relation entre symbole et référent » est beaucoup plus immédiate. Une mise à distance des choses de la nature manque et une confusion s’installe entre symbole et référent.
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Une autre caractéristique des cultures orales est la relation entre le lexique et l’intérêt ou les besoins de la vie quotidienne. Par exemple, « les habitants de l’île de Lesu dans le Pacifique n’ont pas un mot pour désigner les porcs, en fonction de leur sexe, de leur couleur et de leur origine ». Goody commente ce fait par la « multiplication des termes » ou par « l’importance que les porcs peuvent avoir dans une économie domestique ». Plus précisément, la relation du symbole et du référent se manifeste plus globalement ou du moins est le reflet de l’imbrication entre les « représentations collectives et la morphologie sociale d’une société donnée ».
La transmission de cette relation fugace entre symbole et référent se fait au moyen de la mémoire. Mais cette mémoire s’inscrit, elle aussi, dans l’économie globale de la mémoire sociale: « l’individu se souvient de ce qui a une importance cruciale dans l’expérience qu’il a des relations sociales. En conséquence, à chaque génération la mémoire individuelle servira de relais au patrimoine culturel ». Une mémoire individuelle qui est une imbrication de la psychologie de l’individu se souvenant et de la dynamique des relations sociales. A fortiori, elle est modelée sur les besoins propres de la société qui génèrent les choses à se souvenir.
L’individu ne décide pas de sa propre initiative de ce dont il doit se souvenir. La société propose les matériaux qu’il doit se rappeler. Goody nomme cette procédure sociale du maintien de la mémoire, « l’organisation homéostatique de la tradition culturelle dans les sociétés sans écriture. » « La langue s’élabore en étroite association avec l’expérience vécue par la communauté et elle est apprise par l’individu dans un contact en face à face avec les autres membres de cette communauté. Ce qui garde une pertinence sociale est stocké dans la mémoire, alors que le reste tombe généralement dans l’oubli. » Cela vaut aussi pour la mémoire. La langue, la mémoire et les formes de transmission épousent le même mouvement homéostatique de la société, qui procède par « assimilation » et « élimination ». On peut « caractériser la transmission de la tradition culturelle dans les sociétés orales comme un phénomène homéostatique. » Les sociétés orales sont marquées par la labilité liée au changement propre de la vie sociale dont les institutions, particulièrement la langue et la mémoire, prennent la forme mouvante, homéostatique. Une révolution s’opère avec l’avènement de l’écriture, des « technologies de l’intellect » s’instituent et font advenir de nouvelles formes de représentation plus abstraites, plus autonomes à l’homéostasie sociale, et de nouvelles formes de relations sociales, d’artefacts, tels les livres, les bibliothèques, les éditions, etc.
L’individu ne décide pas de sa propre initiative de ce dont il doit se souvenir. La société propose les matériaux qu’il doit se rappeler. Goody nomme cette procédure sociale du maintien de la mémoire, « l’organisation homéostatique de la tradition culturelle dans les sociétés sans écriture. »
- Les sociétés à écriture
Le passage de l’oralité à l’écriture n’a pas été immédiat, spontané ou mécanique. Des systèmes de pictogrammes à l’invention de l’alphabet en passant par le système logographique, il y a eu plusieurs hésitations ou étapes dans l’institutionnalisation de l’écriture comme nouvelle façon de penser le monde. Cependant, Goody observe que de l’oralité à l’écriture une transformation structurelle est entreprise dans toutes les sociétés qui ont connu l’écriture. Éric Dagiral et Olivier Martin, présentant les travaux de Goody sur la « raison graphique » ont recensé avec l’arrivée de l’écriture « quatre ordres institutionnels », qui « distribuent du pouvoir et des capacités d’action. » Ces quatre ordres institutionnels sont les « systèmes religieux », les « systèmes économiques », les « systèmes politiques » et les « systèmes juridiques ».
L’invention de l’écriture apporte une plus grande stabilisation de la mémoire qui se renforce par l’existence des supports matériels, pierre, papiers ou papyrus. La stabilisation par laquelle les choses écrites deviennent disponibles développe en conséquence un nouveau corps de métier ou de professionnels. Ce sont les scribes.
En réalité, la première institution à bénéficier de cette nouvelle invention est l’institution religieuse. L’écriture lui apporte une plus grande fixité et rend en même temps les textes disponibles à la lecture. À ce premier moment de la naissance de l’écriture, où la propagation fut liée à un petit groupe, les clercs religieux ont développé un type de pouvoir lié à la capacité à lire les textes sacrés. Cette révolution a permis aussi aux autorités religieuses de tracer des frontières entre ce qui relève de la religion et ce qui n’en relève pas. Elle a créé aussi les conditions d’une nouvelle forme de diffusion (donnant lieu au « prosélytisme ») ou de « circulations des éléments religieux ». Diffusion, émergence d’une autorité liée à la capacité de déchiffrer la magie des pictogrammes ou des signes alphabétiques, l’écriture donne naissance à une activité d’un autre genre, la formation des prêtres. «La formation des prêtres devient un enjeu de contrôle majeur : elle exclut des individus et des groupes sociaux » tout en créant de nouveaux groupes liés aux compétences scripturales.
L’invention de l’écriture apporte une plus grande stabilisation de la mémoire qui se renforce par l’existence des supports matériels, pierre, papiers ou papyrus.
L’invention de l’écriture a pu permettre la fixation des « préceptes religieux » par-delà le temps et l’espace et fait émerger la prétention universaliste et la décontextualisation de l’expérience religieuse.
En fin de compte, l’introduction de l’écriture dans l’institution religieuse conduit à la « rationalisation » (sic). Elle produit un nouveau type de « contrôle des esprits, et le dressement d’une liste de fidèles. On assiste à une véritable forme de recensement » (sic). L’invention de l’écriture a pu permettre la fixation des « préceptes religieux » par-delà le temps et l’espace et fait émerger la prétention universaliste et la décontextualisation de l’expérience religieuse. Elle apporte un niveau important d’institutionnalisation des religions.
Ce même travail de rationalisation et d’institutionnalisation que l’écriture procure à la religion est présent dans les systèmes économiques, juridiques et politiques.
De l’avis de Goody, les anthropologues ont souvent reconnu au système de production une importance fondamentale dans la structuration des sociétés. Sans rejeter cette position, Goody soutient que l’invention de l’écriture ne doit pas être négligée dans la complexification de la structuration au cours de laquelle un ensemble de réalités ou d’expériences nouvelles participent à une grande évolution de l’ordre social. Goody constate que « les institutions sociales sont affectées par les limitations du canal oral. »
Par exemple, « les religions tendent à avoir une portée plus locale, à être mêlées à la vie quotidienne. » De manière plus générale, « les procédures légales sont moins gouvernées par des lois générales, par des procédures formelles »[1].
Par ailleurs, « l’introduction de l’écriture eut une importance cruciale pour les opérations de logique formelle… [2]» En réalité, il ne s’agit pas seulement de la « logique formelle » qui n’est qu’une discipline dégageant les formes de la pensée en contexte d’écriture. Le plus important est la montée en généralité conceptuelle à laquelle fait assister l’avènement de l’écriture. L’économie ou les activités économiques sont traversées par ce processus de formalisation abstraite et d’impersonnalisation des activités sociales.
L’invention de l’écriture a pu permettre la fixation des « préceptes religieux » par-delà le temps et l’espace et fait émerger la prétention universaliste et la décontextualisation de l’expérience religieuse.
Dans La logique de l’écriture, au chapitre 2 consacré aux transformations qu’ont connu les activités économiques par l’écriture, Goody ne fait que varier cette thèse selon laquelle l’écriture apporte une dimension d’« abstraction et de généralisation » dans les relations sociales. L’économie est marquée, à juste titre, par l’abstraction, l’impersonnalisation des échanges, des pratiques de production et de distribution. C’est le cas de « la tenue de livre et de listes [qui] permet la mise au point de preuves et d’une mémoire pour les échanges et les transferts. Le stockage de l’information, et la possibilité d’étendre les transactions dans un temps long — par-delà les limites — contribuent à garantir l’ensemble du processus économique. Comme pour la religion, l’influence de l’écrit ne se limite pas à la circulation et aux transactions[3]. » Un processus d’abstraction et de généralisation est « également à l’œuvre du côté des activités économiques et des échanges de marchands. L’écriture administrative en est ici indissociable : pour contrôler les poids et les mesures, collecter taxes et impôts, ou encore pour effectuer des recensements. [4]»
L’écriture et la formation des grandes activités administratives sont liées. Elle représente « l’un des instruments qui rendent possible la formation des États. » « L’écrit organise la société en rendant possibles les grandes communautés politiques. L’écriture augmente l’efficacité des organisations et des institutions et permet les communications entre États (…) L’autorité et le pouvoir des États seraient renforcés par la précision des ordres écrits, par l’existence et l’appui sur des constitutions et des contrats. Dans la perspective de Goody, là où l’oralité et la communication orale permettent à des groupes humains de tailles certes conséquentes de vivre selon les modalités collectives, l’écriture administrative, comptable et politique (plus que l’écriture religieuse) s’éloignent de l’oralité au point de permettre des formes de communication d’un autre ordre, et notamment entre les institutions et les infrastructures scripturales qu’elle contribue à rendre possibles. » La frontière entre affaires privées et publiques est également renforcée à travers l’écriture qui assigne des responsabilités, explique des rôles et clarifie un ensemble de limites (…). De façon plus générale, la communication indirecte et à distance, via un écrit médiatique, reconfigure la communication et les formes possibles d’organisation sociale, annonçant le rôle grandissant des médias dits de masse comme les grandes organisations. [5]»
L’écrit organise la société en rendant possibles les grandes communautés politiques. L’écriture augmente l’efficacité des organisations et des institutions et permet les communications entre États
Les activités administratives sont aussi transformées par la « logique de l’écriture ». J’ai déjà souligné la force de « décontextualisation » du savoir écrit, Goody note que cette décontextualisation a des conséquences sur les « organisations bureaucratiques ».
Par exemple, « les méthodes dépersonnalisées de recrutement des fonctionnaires [impliquant] souvent l’utilisation d’épreuves « objectives », c’est-à-dire d’examens écrits permettent de tester l’aptitude des candidats à manier le matériel essentiel de toute communication administrative : lettres, notes, dossiers, rapports.
Dans son précieux commentaire, Weber Bendix remarque que dans les premiers systèmes administratifs « les affaires publiques sont traitées oralement au cours d’entrevues personnelles ».
Autrement dit, l’écriture modifie non seulement les méthodes de recrutement et les aptitudes professionnelles requises, mais aussi la nature même des rôles dans les pratiques bureaucratiques. Les relations avec les supérieurs, comme avec les inférieurs, deviennent plus impersonnelles ; on y recourt davantage à des « règles » abstraites consignées dans un code écrit, ce qui conduit à une séparation tranchée entre les tâches officielles et les privées. [6]» Goody précise, afin d’éviter tout malentendu ou mésinterprétation, qu’il ne soutient aucunement l’idée que les « sociétés sans écriture » soient marquées par une absence de séparation totale entre le « privé » et le « public ».
Il reconnait toutefois que « l’adoption de formes écrites de communication fut une condition intrinsèque du développement d’États plus étendus, de systèmes de gouvernement plus impersonnels et plus abstraits et, en même temps, dès qu’on s’écarte d’une relation de simple échange verbal, on accorde moins d’importance à la présence face à face des partenaires. [7]» Cet aspect est d’une importance extrême. Il énonce en contrepoint les entraves de l’administration haïtienne, trop prise dans le face-à-face, dans la présence et l’«échange verbal » pour s’impersonnaliser et s’ouvrir aux exigences de l’«intérêt» commun.
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À côté de l’aspect de formalisation que produit l’écriture dans les champs d’activités comme la religion, l’économie, la politique et le droit, Goody aborde de manière plus diffuse, la dimension réflexive de l’écriture. Il s’agit de l’aspect le plus important dans la constitution du « règne de la critique[8] », de l’ « espace public[9] » de l’ « opinion publique » ou de la pensée réflexive. Goody précise qu’il est « important d’insister sur une propriété majeure de l’écriture, à savoir la possibilité qu’elle offre de communiquer non pas avec d’autres personnes, mais avec soi-même.[10] »
La possibilité offerte par l’écriture de revenir au texte écrit ne permet pas seulement de produire du sens nouveau et corriger celui déjà élaboré, ce retour sur le texte est à comprendre aussi comme retour sur soi. Le travail de lecture fait apparaître une forme de temporalité, qui porte la réflexivité, l’autoaffectation comme condition de l’épreuve de soi. La subjectivité est liée à cette forme scripturale, du moins elle est consolidée par l’expérience de l’écriture ayant favorisé le développement du « roman » ou des formes autobiographiques ou confessionnelles.
La disponibilité de l’écriture ne concerne pas seulement l’institution de l’expérience du soi, ou l’institution du soi comme auteur, mais par la possibilité d’y revenir à volonté au texte écrit, elle rend possible aussi la classification, la comparaison et la généralisation au niveau de la connaissance : « un enregistrement durable permet de relire comme de consigner ses pensées et ses annotations. De cette manière, on peut revoir et réorganiser son propre travail, reclassifier ce que l’on a déjà classifié, rectifier l’ordre des mots, des phrases et des paragraphes. »
La possibilité offerte par l’écriture de revenir au texte écrit ne permet pas seulement de produire du sens nouveau et corriger celui déjà élaboré, ce retour sur le texte est à comprendre aussi comme retour sur soi.
Ce travail d’organisation, de réorganisation, de classification et de reclassification sous-tend celui de formalisation et indique les activités expérimentales de la formalisation de la pensée, qui évacue de temps à autre les contradictions, les incohérences et développe le sens de la pertinence. Cette relation de l’écriture, de l’invention du soi, de l’esprit critique et du développement de la pensée formelle, concorde avec ma préoccupation, qui cherche à montrer la faible culture de la formalisation, de la généralisation, de la pensée (critique) dans la société haïtienne.
De la vie sociale dans une société à «oraliture»
Je dois porter quelques précisions qui ont rapport au passage de l’oralité à l’écriture, le propre des préoccupations théoriques mises en chantier par Jack Goody et dont j’ai exposé par grands traits les divers aspects explorés. Cependant, dans le cas de la société haïtienne, le phénomène observé ne porte pas sur l’observation de deux régimes de symbolisation et des effets culturels qui adviennent lorsqu’il s’agit de suivre le passage de l’oralité à l’écriture.
Goody a montré toutes les « technologies de l’intellect » qu’a générées la culture écrite : abstraction, généralisation, formalisation et accumulation de la mémoire, etc. Voulant déplacer la question des sociétés étudiées par Goody à la société haïtienne, un réaménagement fondamental s’impose, celui de la co-existence ou de la juxtaposition des deux types de symbolisation langagière au sein de la même société dans la même plage temporelle ou sociologique. Jusque-là, avec Goody, il a été question de savoir ce que l’écriture apporte comme artefacts nouveaux dans la structuration sociale.
À présent, la question qui se pose consiste de savoir comment fonctionne une société qui fait l’expérience de la juxtaposition de l’oralité et de l’écriture. Cette juxtaposition que le critique littéraire haïtien, Maximilien Laroche, a conceptualisée à travers les termes de l’« oraliture », dans cette confrontation de l’oralité et de l’écriture, appelle une anthropologie ou une sociologie propre, différente de l’anthropologie du passage de l’oralité à l’écriture.
À présent, la question qui se pose consiste de savoir comment fonctionne une société qui fait l’expérience de la juxtaposition de l’oralité et de l’écriture.
L’oraliture, telle que je l’entendrai sera donc d’une acceptation plus anthropologique ou sociologique que littéraire. Maximilien Laroche reprenant l’expression d’Ernst Mirville s’est adonné à étudier la littérature orale. Certainement, il a dû constater à un moment de la construction de son œuvre théorique l’embarras de parler de « littérature orale » et a voulu saisir ou maintenir ensemble la tension entre littérature et l’oralité.
En effet, la littérature appelle fondamentalement un rapport à la langue qui la place avant tout du côté de l’écriture. Ce qui porte à penser la littérature comme oxymore, sorte de rencontre tendue de signes contradictoires, complémentaires mettant en œuvre l’abstraction généralisante et l’émotivité singularisante. Je suis intéressé par un autre aspect, plus scientifique, à suivre cette tension de l’oralité et de l’écriture au sein des institutions politiques et dans l’institution de la pensée, entendue comme modalité de la généralité, de l’abstraction et de la logique formelle, mettant en avant le principe de la non-contradiction.
L’enjeu d’un tel questionnement qui s’apparente davantage à l’anthropologie qu’à la science politique consiste à savoir ce qui pourrait expliquer la difficulté haïtienne à instituer une communauté politique. Pensant à la relation de la politique et du commun et à l’aspect tout à fait conceptuel du commun, je propose de discuter l’hypothèse que la difficile institution de la communauté politique haïtienne est dans l’enchevêtrement de l’oralité et de l’écriture, dans l’oraliture. Je présente de manière hâtive, faute de terrains constitués et de recherches disponibles, quelques traits de description pour mieux saisir le sens du problème dans son versant anthropologico-politique.
- Sociologie de l’oraliture ou la dynamique tensionnelle des institutions haïtiennes
L’oraliture est dans ma perspective la juxtaposition de l’oralité et de l’écriture. Cette définition est présente chez Maximilien Laroche, qui place l’oralité du côté de la « voix » (os, oris, oratura) et la littérature du côté de l’« écriture »[11]. Sans restreindre l’oraliture à la simple tension de l’oralité et de la littérature, je retiens le sens plus large de la tension entre la « voix » vivante, spontanée, homéostatique et l’écriture sereine, froide, abstraite et réflexive au sein des pratiques institutionnelles. Cette tension que la sociologie de l’oraliture est appelée à décrire confère une logique souvent baroque, kaléidoscopique au fonctionnement des institutions sociopolitiques haïtiennes. Par fonctionnement baroque, je comprends l’absence de procédures régulières qu’organisent les expériences institutionnelles labiles, imprévisibles et mues le plus souvent par les affects des fonctionnaires. La prédominance des affects dans l’exécution des services publics proposés aux citoyens entache ces services de discriminations, de refus injustifiés, de mépris ouverts auxquels font souvent face les citoyens haïtiens « ordinaires ».
Si l’on tient compte des aspects centraux de l’oralité, les états affectifs ou émotionnels ; de l’écriture, le recul à soi, la réflexivité, la passion des règles, on peut constater que la prédominance de l’oralité se manifeste par la mise en avant des états affectifs, des relations sans médiation, nues. Cette dynamique sociopolitique de l’oralité entrave constamment l’application des procédures formelles, impersonnelles et générales. Elle conduit à un traitement différencié des citoyens, en les traitant selon les états émotionnels ou les humeurs des fonctionnaires. En agissant selon leurs humeurs, les fonctionnaires déroutent l’universalisme formel du droit, qui exige que tous les citoyens doivent être pris en charge indépendamment de leurs appartenances familiales, ethnohistoriques, et de leur genre.
Si l’on tient compte des aspects centraux de l’oralité, les états affectifs ou émotionnels ; de l’écriture, le recul à soi, la réflexivité, la passion des règles, on peut constater que la prédominance de l’oralité se manifeste par la mise en avant des états affectifs, des relations sans médiation, nues.
C’est un phénomène courant dans la vie institutionnelle haïtienne que le citoyen soit jugé par son apparence vestimentaire ou physiologique avant d’être reçu par un fonctionnaire de l’administration privée ou publique. Son apparence, témoignant souvent de son appartenance sociale, de sa lignée socioraciale, devient un marqueur négatif ou positif qui détermine la qualité du service à lui fournir : selon qu’il aborde le fonctionnaire en français ou en créole, qu’il soit « noir » ou « mulâtre », « étranger » ou haïtien, il jouira d’un traitement de faveur ou d’indifférence.
Dans de tels cas, le citoyen est saisi dans sa singularité physiologico-sociale de sujet « spécifique» (en créole, on parle de espès pour désigner un « spécimen», un être négativement rare et unique). La règle le produisant comme citoyen, sujet de droit, est reléguée au second plan pour être occultée par des perspectives affectives, émotionnelles. Les institutions sociopolitiques portées par le principe de la généralité sont détournées par des soucis personnels et ne cessent de produire de cas d’espèce. Cette déviation fait des institutions publiques haïtiennes particulièrement des lieux de tension entre la propension au traitement au cas par cas des demandes des citoyens suivant leur trajectoire sociale, familiale, alors que les institutions étant composées de règles générales de procédures formelles et impersonnelles, sont par essence sans états d’âme.
Goody a attiré l’attention sur la capacité de l’écriture, par la disponibilité des textes qu’elle facilite, à rendre possible le « souci de soi », l’invention de l’intériorité, de la retenue. L’influence de l’oralité dans sa dynamique psychologique homéostatique mine le bon fonctionnement des institutions qui prennent des rythmes discordants, imprévisibles ou irréguliers. Les procédures changent selon les humeurs du fonctionnaire. Hier, celui-ci avait exigé un nombre de documents pour fournir une prestation ; aujourd’hui, et souvent selon la personne qui se présente, celui-là exige de nouveaux documents sans aucune explication, sans qu’il y ait eu d’avertissement préalable. Dans une société de méfiance liée à la constitution anthropologique racialiste et aux violences de l’esclavage, les relations institutionnelles sont particulièrement minées par une susceptibilité qui constitue l’entrave principale au fonctionnement régulier ou rationnel de l’institution.
C’est un phénomène courant dans la vie institutionnelle haïtienne que le citoyen soit jugé par son apparence vestimentaire ou physiologique avant d’être reçu par un fonctionnaire de l’administration privée ou publique.
L’aspect sociologiquement le plus manifeste de cette oraliture demeure la gestion de la mémoire des institutions. Goody a permis de comprendre qu’avec l’invention de l’écriture, la mémoire cesse de subir le mouvement homéostatique de la société qui détermine les expériences à se remémorer ou à oublier. La mémoire cesse d’être seulement psychologique se manifestant verbatim ou par récitation. Elle est consignée dans des supports matériels durables, les papiers, les argiles, etc. Elle résiste alors au temps et au mouvement drastique de l’homéostasie sociale.
Les institutions haïtiennes font montre d’une grande insouciance de la gestion des documents qui sont rarement conservés, stockés au besoin d’éventuelles réclamations des usagers ou de recherches sur le mode de fonctionnement des institutions. La section des archives est souvent inexistante ou rudimentaire dans les institutions publiques. Cette absence explique bien le manque d’intérêt des institutions pour les documents, à la perspective critique qui vise l’amélioration des services. Il est difficile aussi de faire l’historicité des institutions, vu que les traces, susceptibles de donner à l’écriture de l’histoire, sont souvent lacunaires ou inexistantes.
Le sens paradoxal de l’écriture est observé dans ces deux institutions paradigmatiques qui font un usage privilégié de l’écrit : les Archives nationales et l’Université dans la société haïtienne. La première collecte les documents qui doivent témoigner des divers aspects de la vie sociale dans une société à écriture. La seconde traite, au moyen de l’écrit, de la vie sociale de l’écriture. Si l’enseignement se fait à l’«oral », il ne se déploie plus dans un contexte structurel d’oralité.
Pourtant l’«université haïtienne», privée ou publique, est traversée par l’oralité. Pour preuves, on peut prendre l’absence d’une véritable politique de la documentation. De surcroît, on doit être attentif à la manière dont certains universitaires haïtiens s’approprient des titres académiques venus d’institutions universitaires étrangères. Cette appropriation montre d’une part la facilité d’avoir recours à des titres administratifs qui n’ont aucun sens légal dans le système administratif haïtien. Ainsi, on se fait désigner « docteur », « PhD » en dehors de toute effectivité juridico-légale justifiant de tels grades ou titres dans l’univers académique haïtien. Tout récemment, un avis de soutenance présentait un jury composé de deux «maîtres de conférence», deux enseignants de l’Université d’État d’Haïti (UEH) qui s’affublent d’un statut inexistant au sein de l’Université d’État d’Haïti.
Ainsi, on se fait désigner « docteur », « PhD » en dehors de toute effectivité juridico-légale justifiant de tels grades ou titres dans l’univers académique haïtien.
Depuis plusieurs années, je m’intéresse à ce que le sociologue Lukinson Jean appelle, sans l’avoir véritablement conceptualisé, le «nominalisme» haïtien pour désigner cette tendance des Haïtiens à se contenter de nommer les choses en croyant leur donnant une force d’existence ou d’effectivité. Pour eux l’acte de nomination, performatif, crée effectivement la chose nommée indépendamment de toutes les procédures d’institution réfléchie ou de réalisation concrète. En vue de comprendre le sens de ce nominalisme, j’avais supposé que la structure magico-religieuse de la société haïtienne joue un rôle important dans l’insistance de cette disposition à lier dire (l’acte de langage) et faire (l’effectivité de cet acte de langage).. Il faut donc ajouter à cette première tentative de compréhension la force de l’oralité dans ce syncrétisme académique, qui consiste à se parer de titres qui n’ont aucun sens administratif dans la société haïtienne.
Dans les Archives nationales, ce qui parait très troublant est la gestion des registres où sont consignés les actes de naissance, de décès, de mariage, etc. Souvent les registres ne sont pas conservés. Même au sein des Archives nationales, il y a une négligence perceptible du traitement patient, rigoureux, scriptural des documents (écrits). Pareille négligence ne peut être mise uniquement au compte des faibles frais d’allocations de l’État. Il faut y voir le rapport à l’écrit tel qu’il se manifeste dans l’oraliture : on a souvent tendance à cacher l’écrit comme s’il s’agit de ces livres de rituels magiques, ces livres de pouvoir qui confèrent de l’«esprit» à ceux-là qui en sont les dépositaires, les nèg lespwi[12].
En réalité, Goody, encore une fois, livre la clé de ce rapport magique à l’écrit. L’institution qui a joui en tout premier lieu des privilèges de l’invention de l’écriture est la religion. Elle a bénéficié de l’écriture pour fixer les paroles des dieux. Cela a donné naissance à un nouveau groupe d’individus qui jouissent d’un pouvoir indéniable. Ce pouvoir que concède l’écriture s’étend à tous les lettrés qui semblent capables de pénétrer, aux yeux des illettrés, un monde mystérieux de pouvoir.
Dans la société haïtienne, l’écriture devient la chasse gardée des lettrés qui ne font rien pour étendre les compétences scripturales à l’ensemble des citoyens tandis qu’une fracture y est installée au nom de l’écriture. Plusieurs aspects de cette question méritent d’être explorés : la gestion secrète de l’écrit, la production des documents dans la langue française considérée comme langue « écrite », l’enfermement de la majorité de la population haïtienne dans le créole, pensé autrefois comme langue de l’oralité.
Pour eux l’acte de nomination, performatif, crée effectivement la chose nommée indépendamment de toutes les procédures d’institution réfléchie ou de réalisation concrète.
Plus de trois tiers de la population haïtienne ne savent ni lire ni écrire. Cette situation d’illettrisme prend la forme d’un dispositif d’exclusion du grand nombre d’un pan non négligeable de la réalité sociale. L’écrit leur étant inaccessible, cela conduit à l’émergence d’un groupe de « traducteurs », seuls capables de parler à la fois la langue de l’écrit et la langue du « peuple » ; ces traducteurs se dressent en interface entre le monde de l’oralité et celui de l’écriture. Seuls sont capables de circuler d’un monde à l’autre, transporter les secrets de l’un dans l’autre.
L’oraliture ainsi comprise prend la forme d’un fonds de commerce que se garantissent les « lettrés »— traducteurs. La mise en avant de la langue française, langue de la mystification coloniale, reconduit le dispositif colonial bestialisant. Il s’agit bien d’un dispositif de bestialisation en ce que ceux qui ne parlent pas français, qui ne « s’expriment » pas, ne parlent pas. Dans l’imaginaire des lettrés haïtiens — l’institutrice ou l’instituteur en est la figure typique — parler créole c’est simplement pousser des cris. Pourtant, le paradoxe est grand chez les « lettrés » qui parlent français en contexte l’oral.
Sur ce point, je reviens encore une fois à l’Université pour supposer que le véritable problème de l’enseignement ou de l’apprentissage universitaire réside dans cette juxtaposition d’un type de symbolisation mobilisant les registres du récit et d’un type de symbolisation exigeant l’abstraction du concept. Nombre de professeurs ou d’étudiants n’étant pas conscients de cette tension parviennent difficilement à répondre aux exigences logiques du discours universitaire. La difficulté n’est pas due à une défaillance des facultés intellectuelles, mais plutôt à l’absence de prise de conscience de cette tension, qui provoque un entremêlement du «narratif» et de l’«argumentatif».
Dans l’espace public de la discussion ou de l’argumentation, cette tension se manifeste plus perceptiblement par la manière de prendre la parole, de structurer les arguments pris entre le récit de vie et l’abstraction conceptuelle faisant appel à des syllogismes, des déductions rigoureuses. C’est l’importance dans la « voix » qui semble montrer avec plus de clarté où se situe pour nombre de lettrés haïtiens la force de l’argument : plus c’est tonitruant, plus cela a l’air convaincant.
L’écrit leur étant inaccessible, cela conduit à l’émergence d’un groupe de « traducteurs », seuls capables de parler à la fois la langue de l’écrit et la langue du « peuple » ; ces traducteurs se dressent en interface entre le monde de l’oralité et celui de l’écriture.
Le récit mythique est lié à l’oralité. Après l’invention du langage, le mythe constitue la première forme importante de la symbolisation. Il organise les expériences humaines et invente le monde autour de mythes ordonnateurs. Son style de mise à distance des choses fait appel aux référents perceptibles ou concrets, aux images, qui sont la représentation imagée, sensitive des choses. Avec l’invention de l’écriture, particulièrement l’écriture alphabétique, les mythes sont organisés dans les mythologies où un premier travail de généralisation, d’abstraction est réalisé.
Malgré tout ce travail, l’abstraction ne se détache pas tout à fait de référents plus ou moins perceptibles. Les mythologies renferment toujours des réalités qui, si elles sont des types, n’atteignent pas la prétention de généralité du discours argumenté de la philosophie. Ce sont ces deux types de formalisation qui sont en tension dans les débats des lettrés haïtiens où des types ou des exemples jouent office d’arguments. La difficulté à trouver du consensus dans les débats publics haïtiens est due à cette propension à se dire et à heurter les émotions les unes contre les autres. On se perd dans l’énumération des faits de vie qui, ne constituant aucunement des arguments, s’entrechoquent sur les amours-propres.
Lorsque la montée en généralité de l’argumentation est court-circuitée par des exemples de ces expériences vécues, les interlocuteurs ont tendance à opposer expériences contre expériences. En retour, l’ordre de généralité et du commun demeure difficile à se constituer. Un facteur moins psychologique que phénoménologique est à la base de cette difficulté à un ordre de généralité et de commun dans les « dialogues» haïtiens et dans les difficiles «concertations». Goody a montré la relation de l’écriture et de la constitution du « soi », il faut ajouter que ce soi qui se soucie de lui-même devient condition de l’esprit critique, de la disposition à s’instituer dans les bornes de la présence de l’autre.
- La « culture de soi » et Institution de la pensée
La «culture de soi» est un ensemble de manières de prendre soin de soi, de «se soucier de soi». Elle prend naissance dans la tradition grecque où s’est posée la question du gouvernement de soi comme condition du gouvernement des autres et la nécessité de savoir jusqu’où est-il possible d’être gouverné.
Il est intéressant de rencontrer l’écriture dans la mise en place de cette problématique. Foucault qui s’est particulièrement adonné à cette démarche montre que l’écriture a eu un rôle important dans les pratiques du « souci de soi ». Cette écriture était une technique de mémorisation d’un ensemble de règles de conduite qui doivent conduire à soi, à la maîtrise ou la connaissance de soi. À première vue, on peut vite remarquer que la mémoire reste centrale. Mais ce n’est plus la mémoire vivante de l’oralité, mais la mémorisation qui consiste à apprendre des choses par cœur. En quoi la « culture de soi [13]» est-elle indispensable pour faire advenir la vie institutionnelle et particulièrement donner naissance à la pensée ?
Deux concepts se révèlent fondamentaux, la «sincérité» et le «courage». À côté de l’ « âme » qui est centrale dans la problématique du « soi », ces deux concepts traduisent la vie interne du soi dans le « souci de soi ». Ils signalent la dynamique du « soi » dans les termes de la constance, du souci de vérité, de la transparence à soi. La « culture de soi » est donc un ensemble de techniques qui visent à prendre soin de soi. Elle renferme implicitement le souci d’une vie intérieure et d’une préoccupation éthique.
En conséquence, l’écriture comme condition de l’avènement du « souci de soi » permet de faire l’expérience délibérée et entretenue de la vie intérieure en termes de bien-être. Sans ignorer l’existence de préoccupation sur la vie bonne dans les sociétés orales, l’écriture par la réflexivité qu’elle génère et les échanges auxquels elle conduit met en œuvre une forme plus patiente, plus dialogique et réfléchie par-delà et entre les générations. Il serait intéressant de suivre la relation entre ce « souci de soi », l’invention de la « vie privée » et sa relation à la constitution psychologique de l’intimité[14].
Je ne pourrai mobiliser toutes ces recherches historiques et suivre leur formulation sociologique et philosophique dans le cadre de cette réflexion. Il est, par ailleurs, utile de souligner qu’une pensée philosophique de l’intimité comprise comme une conceptualisation de la vie intérieure aura à gagner à ne pas seulement s’intéresser aux formulations littéraires indépendamment des expériences sociales concrètes telles la vie privée, la constitution anthropologique de l’intime et la subjectivité comme attribut d’une citoyenneté autonome, capable de penser par elle-même du fait de son courage de penser, de sa propre épreuve de soi.
La «culture de soi» est un ensemble de manières de prendre soin de soi, de «se soucier de soi».
Toutefois, en filigrane, on peut supposer que l’absence de ce complexe socio-historico-anthropologique dans la mise en place de l’ « intime » dans les sociétés esclavagistes explique la défaillance de la constitution d’une sphère privée responsable de la « société civile ». Reinhart Koselleck commentant le livre de Locke sur la « réforme de l’entendement », montre comment l’expérience des « salons » dans les sociétés européennes a facilité la construction de l’« espace public » et la formation de l’« opinion publique ».
Donc, la société civile depuis laquelle est formulée la question de limitation du processus de « gouvernementalisation », pour faire signe en partie à Foucault, historico-philosophique constituée du « souci de soi », la critique de l’« Écriture » donnant lieu à l’esprit de la vérité dans le débat, la constitution d’une légalité civile s’opposant à l’autorité de l’État. Tout ce complexe théorico-pratique présuppose l’écriture comme expérience de l’institution du soi éthique, de l’expérience de la généralité abstraite ou formelle, de la construction du sens à plusieurs, de l’institution du commun et de la communauté politique fondée sur la preuve ou l’argumentation, sur l’invention des idées, telles que le commun, l’intérêt général, la citoyenneté comme fiction théorique, etc.
Plus clairement, il s’agit de comprendre que l’ordre politique se différenciant de l’ordre social ou culturel advient par l’émergence de ces réalités abstraites posées sur le fonds éthique du Bien, de la Justice, de la Liberté et de l’Égalité. Au fond de toute cette mise en place du monde politique, du monde symbolique complexe où s’entrecroisent les réalités sociales, économiques, historiques et culturelles, l’expérience du soi, la culture du soi se présente comme le nœud éthique de toute vie politique.
Pourtant, et c’est là que le problème peut être formulé depuis la société haïtienne, cette « culture de soi » n’a pas trouvé ni de formulation théorique, ni de fonds expérientiel dans des structures sociales haïtiennes d’expérimentation. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette absence. D’abord, théologiquement, aucune condition intellectuelle ou religieuse fondamentale ne permet à la société haïtienne dans sa formation de dégager une pensée du « soi » ou de l’« âme » comme réalité incommensurable. L’âme comme principe immatériel ou « imago dei » appelle un souci de soi, un besoin de soin de soi, une attention à soi que l’esclavage a entravé chez les Haïtiens.
Au fond de toute cette mise en place du monde politique, du monde symbolique complexe où s’entrecroisent les réalités sociales, économiques, historiques et culturelles, l’expérience du soi, la culture du soi se présente comme le nœud éthique de toute vie politique.
La vision de l’homme du vodou comme « chwal », découlée en partie de l’expérience stigmatisante de l’esclavage, n’a pas permis de tirer une individualité comparable à l’individualité moderne, qui a pu se greffer sur Dieu ou la Raison, pour se poser face au pouvoir du souverain et par conséquent inaugurer l’émergence d’un soi, d’une éthique et favoriser l’avènement d’une « société civile», susceptible de se poser en garant de la vie sociale contre les éventuels débordements des gouvernements. En fin de compte, l’impossible constitution historique d’une véritable opinion publique est liée, dans la société haïtienne historiquement constituée, à cette oraliture où l’écriture est forclose et a du mal à imposer sa propre rationalité indispensable à l’expérience du vivre à plusieurs.
Ce dispositif où le soi est phagocyté au profit de l’exploitation capitaliste, la capacité à se soucier de son soi devient l’affaire d’une minorité qui s’approprie tous les avantages de la vie sociale et politique : la visibilité, la distinction, les jouissances économiques, la parure des biens hautement symboliques. En contre-bas de la société, ce même dispositif place le grand nombre des individus dans l’« insouciance ».
Le sociologue Géraldo Saint-Armand a vu juste, mais seulement en partie. Certainement, une dynamique globale de l’« insouciance » travaille la société haïtienne, mais elle disparaît à une autre sphère de la société. Ce que l’on appelle sans précision dans la société haïtienne l’« élite » nourrit un souci de soi, une culture de soi, qui ne fait que renforcer la dynamique bestialisante. Cela prend la forme d’un souci de soi étant que ce soi se mire dans le soi du colon. C’est un soi dérivé, qui n’a pas l’intériorité intégrale. Il se forge dans le spéculaire auquel conduit le souci de reconnaissance dans la grammaire coloniale. Il s’agit d’une fausse conscience qui cherche à se fonder en singeant la manière du colon de se soucier de soi-même. Si une éthique s’institue, c’est une fausse éthique puisqu’elle prend forme à partir d’un malentendu : l’ « élite » se perdant dans l’imaginaire colonial s’imagine colon tout en étant valet du colon. L’éthique qui aurait pu donner lieu à l’opinion publique est constamment raturée par le souci d’être comme le colon : mystificateur, bourreau, brutal, supérieur, etc.
Ce que l’on appelle sans précision dans la société haïtienne l’« élite » nourrit un souci de soi, une culture de soi, qui ne fait que renforcer la dynamique bestialisante.
Foucault permet de suivre cette tension au sein du monde européen. Il l’a montré en liant le souci de soi à la double question du « gouvernement de soi » et du « gouvernement de l’autre ». Cette dyptique du souci de soi produit une ligne de fracture dans l’unité sociale sans la détruire. Deux ordres de question ou d’intérêt politique se forment : l’un concerne la gouvermentalisation, l’autre la limitation de la « gouvernementalité ». L’un pense aux modalités du gouvernement de l’autre qu’appelle le gouvernement de soi. L’autre met en place des formes de résistance à cette gouvernementalité qui vise à enfermer autrui dans des dispositifs disciplinaires.
Ce cadre général est repris dans les relations de l’Europe avec ses colonies, et dans les colonies des héritiers européens avec les non européens où il est possible d’observer la tension entre l’écriture-raison-généralité et l’oralité-passion-singularité. La nuance utile à prendre en compte dans le cas de la société haïtienne, ancienne colonie des puissances esclavagistes européennes, ce qui a été constitué comme dualité entre l’Europe et les autres peuples, prend la forme de la juxtaposition ou de la tension où personne ne détient exclusivement l’oralité ou l’écriture, mais se trouve emmêlée entre écriture et oralité.
L’oraliture constitue alors l’expérience de cette tension irréductible où la culture de soi est minée par la spontanéité de l’affectivité, l’éthique est mise en retrait par la vie fugace, par l’urgence de l’improvisation, que j’ai nommée ailleurs la « politique de la débandade[15] ». Plus fondamentalement, ce sont les technologies de l’intellect qu’apporte l’écriture qui y sont absentes et dont l’absence explique le difficile avènement d’une société civile, d’une véritable expérience de la politique.
Cette expérience de la politique ne peut se passer tout à fait de l’expérience de l’écriture qui, par les « technologies » qu’elle crée, apporte un ensemble d’artefacts dans la politique, particulièrement dans l’administration publique par la formalisation, l’impersonnalisation des procédures.
Plus fondamentalement, ce sont les technologies de l’intellect qu’apporte l’écriture qui y sont absentes et dont l’absence explique le difficile avènement d’une société civile, d’une véritable expérience de la politique.
L’écriture renforce la mémoire par l’apport de supports matériels qui complexifient la réalité de la communication dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, l’écriture permet de revenir sur les activités de parole et de les traiter à n’importe quel moment du temps historique. La reprise, la maléillabilité des textes font naître une littérature, des corpus liés aux générations, aux « époques » ou aux périodes. Ces corpus constitués ont engendré toute une nouvelle problématique herméneutique, celle de l’« herméneutique de la réception », qui montre comment les textes classiques se sont renouvelés par des appropriations diverses d’une génération à l’autre et comment les mémoires s’instituent pour former des imaginaires collectifs, des « épistémè » ou des « paradigmes ».
L’enchaînement des interprétations d’une génération à l’autre tisse au fur et à mesure une toile de significations qu’on peut considérer comme l’« habitus » culturel ou social. Un fond de tradition auquel on revient constamment dans la construction du sens et qui constitue le « lieu commun » des interlocuteurs. Toutes les activités sociales se structurent autour de cette rationalité dialogique entre les individus de même « époque » ou d’époques différentes.
On retrouve cette même logique dans la formation des institutions, qui doivent se constituer constamment des réflexions qui se nourrissent des réflexions antérieures. Instituer ne consiste pas seulement à installer, mais aussi de justifier de temps à autre l’acte d’institution en procédant à des tentatives répétées d’élucidation. Cela veut dire qu’une institution fait appel à la réflexivité, au souci de problématisation et de justification (de fondation). Instituer c’est justifier à chaque instant l’existence d’une institution dont la temporalité est la fragilité, le risque de l’effondrement. La réflexivité implique le dialogue, la possibilité du consensus et de l’élaboration des règles neutres ou générales.
Toutes ces considérations sont valables au regard de l’institution de la politique, qui comprend un ordre de pluralité, de conflictualité et de discussion. Ici, le « souci de soi » s’avère important dans la construction de la « généralisation », la mise en retrait des particuliers, la dissipation des états affectifs, des abstractions, l’élaboration d’un monde symbolique de signification.
L’écriture renforce la mémoire par l’apport de supports matériels qui complexifient la réalité de la communication dans le temps et dans l’espace.
Dans le cas de la société haïtienne, prenant en compte sa constitution anthropologico-historique, le problème s’énonce dans le sens de l’absence d’une véritable expérience de l’écriture et sa vertu d’invention de soi.
La société haïtienne a pris naissance dans un contexte de domination, d’exploitation et d’infériorisation, qui s’est constitué comme un moment d’usure de l’humain, de l’effacement de l’humain, condition éthique fondamentale sans laquelle la question de la limitation du dispositif du pouvoir comme « gouvernementalité » est impossible à être effective et l’institution d’une société civile convaincue de son rôle éthique de contre-pouvoir est minée par la « tentation à la tyrannie ».
La société haïtienne est constituée d’une double dépendance, celle de la métropole et celle des autorités coloniales, qui s’est transformée durant la période nationale en domination de l’État, occupé par des groupes ayant des liens de « famille ». Cette double soumission à deux types de pouvoir aux intérêts souvent divergents surplombe les velléités sociales de résistance. Double dépendance, double superposition des relations de soumission qui s’enchevêtrent, se renforcent au détriment de l’émergence du « règne de la critique » qui, étant conséquence de l’invention de l’imprimerie, est en relation indéfectible à l’écriture.
Il faut donc suivre les questions de l’alphabétisation, de la politique de l’éducation, de la politique de la culture et de l’université pour mieux prendre la mesure de cette indifférence à la question de la subjectivité politique, de l’expérience du « dialogue » entre les acteurs politiques, et le développement de la pensée académique, qui exige nécessairement les épreuves des pairs, le souci de vérité.
La société haïtienne est constituée d’une double dépendance, celle de la métropole et celle des autorités coloniales, qui s’est transformée durant la période nationale en domination de l’État, occupé par des groupes ayant des liens de « famille ».
La politique haïtienne est un dispositif de zombification et de bestialisation. Sa technique essentielle est de réduire ou diminuer les capacités ou les capabilités, lesquelles se renforcent au moyen de l’estime de soi, de la relation d’épreuve à soi, d’appréciations réciproques qui les nourrissent, les consolident. Prise dans l’imaginaire colonial de la réification des corps qui n’ont aucun lien au « pouvoir », de l’impossibilisation de l’expérience de soi au travers du souci de soi, la politique haïtienne déploie la machine à produire des corps-zombis, des morts-vivants, des êtres sans intériorité.
Frankétienne, dans Les Affres d’un défi, décrit clairement la figure de ce dispositif en mettant métaphoriquement en relief les champs d’exploitation de Saintil. Celui-ci est la figure du chef, du chef tout-puissant. La plantation de Saintil symbolise le territoire où tous les citoyens haïtiens se trouvent zombifiés. La nourriture, sans sel, qu’on procure aux zombis figure la condition de vie sans cette faculté fondamentale de l’action, de l’initiative ou rupture qu’est la volonté ou la liberté, entendue comme la disposition à commencer, à instituer du nouveau dans l’ordre politico-social. Les Affres d’un défi est donc une poétique de la politique comme mécanisme de réduction des capacités à prendre part à la vie politique, à la vie de la pluralité et de l’épreuve de soi comme capacité à se soucier de soi et des autres.
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Au regard de cette interprétation, Frankétienne peut être considéré comme celui qui permet d’apercevoir la raison pour laquelle l’éducation comme système est absente dans l’agenda politique et est réclamée rarement par les citoyens comme condition indispensable pour participer à la vie politique.
Certes, un rare cas a été recensé dans la l’histoire politique et sociale haïtienne ; Alix René[16] en a fait mention lorsqu’il analyse les thèmes des revendications de la « révolution » de 1843. La non systématicité des revendications au profit d’un système éducatif cohérent face à la politique misérabiliste montre la faible conviction sociale de l’éducation comme moyen de libération. En revanche, une autre forme d’éducation est mise en avant dans sa capacité à mobiliser les « savoirs locaux ».
La même tension revient entre une éducation formelle inaccessible à la majorité des citoyens et une éducation informelle obtenue à force de routine et « savoirs traditionnels ». L’État haïtien qui aurait dû créer les conditions sociales, économiques, de l’émergence d’un système d’éducation fondé sur l’accès général à l’écriture et la scripturarisation des pratiques orales, habité par l’imaginaire colonial des lettrés, sédimente la part négligeable de l’écriture en la réservant à un petit groupe, qui se fait gardien du secret de l’écriture et détenteur du pouvoir et des privilèges symboliques, culturels et sociaux. Ainsi le pouvoir politique haïtien ne se pare pas seulement du halo mystique dont tout pouvoir est revêtu, mais aussi de la force magique de l’écriture dans un contexte oral.
Le pari n’est pourtant pas gagné. Si l’écriture s’impose comme instrument de domination, d’occultation, d’invisibilisation, l’oralité entrave sa véritable institutionnalisation dans des pratiques d’improvisation, de non-conservation des documents, d’absence de relations hiérarchisées et impersonnalisées. L’oralité, en fin de compte, des relations qui auraient dû être des relations argumentées en conflit ad hominem, sorte de joute dans laquelle la force de l’homme sert d’arguments.
Instituer la pensée et la communauté politique
Qu’est-ce qu’instituer ? En quoi l’institution et la communauté politique ont quelque chose de contemporain ? D’abord, instituer c’est sortir d’un ordre d’affectivités qui a donné une relation d’immédiateté aux choses de la nature. Instituer à ce niveau, ce n’est pas encore fonder, mais créer un ordre de représentation, un ordre symbolique par où passent les affectivités dans les relations de l’homme, qui cessent d’être immédiates, pour devenir médiates. L’institution est un dispositif de médiation. La première institution que l’homme a mis en place est le langage, grâce auquel l’environnement naturel devient proprement monde humain.
La complexification des institutions comme formes symboliques se réalise en même temps que la réflexivité qui permet à celles-ci de se diviser. Ainsi, la mythologie dérive des mythes. Elle s’est multipliée par le retour répété sur les mythes. La mythologie elle-même donne lieu aux interprétations qui exigent une posture de justification ou d’argumentation. Si l’on prend la société grecque en paradigme de ce schéma, on peut constater que la mythologie se trouve interprétée dans la tragédie qui ouvre déjà la voie à la philosophie, au souci de justifier, de fonder et de faire appel à la raison afin de rendre son point de vue juste. De manière générale, la pensée scripturaire engendre un ensemble de postures d’écriture qui sont des formes symboliques de production de sens ou du monde.
La pensée scripturaire, dans sa forme argumentative, déploie une dialectique au sein de la parole, une joute dialectique arbitrée par la seule puissance de la raison, qui est découverte et renforcée par l’usage de l’écriture. Goody insiste sur le fait que des sociétés orales aient développé la logique. Mais ce sont les Grecs, selon lui, qui ont développé la logique syllogistique mise en forme par Aristote. La découverte de ces lois de la pensée traduit l’attention qui est portée à la pensée, qui se fait réflexion, et en même temps découvre les lois qui régissent la pensée humaine rationnelle.
La première institution que l’homme a mis en place est le langage, grâce auquel l’environnement naturel devient proprement monde humain.
Ces lois doivent être les préalables de la discussion et de l’entente. La rigueur ne s’étend pas seulement à la simple activité de la pensée. Elles régissent toutes les activités de production de sens à plusieurs où seule la logique du raisonnement ou de la preuve doit triompher. Certes, il n’est pas seulement question de convaincre, il faut persuader. La logique à elle seule ne suffit pas.
La rhétorique doit venir en aide en vue de rappeler l’enracinement de l’homme dans l’affectivité. Toutefois, cette fonction décorative dont jouit la rhétorique ne réduit pas la fonction de la logique à la seule fabrication des généralités et à la possibilité de discussion comme moment de la construction à plusieurs des idéaux de la communauté. L’écriture rencontre la politique par la pratique d’une nouvelle forme de pensée, dialogique ou dialectique, hautement abstraite, qui se multiplie en débat autour de la « volonté de savoir » et du « souci de la vérité », contrôlée par une autorité de contrôle ou d’évaluation, la raison. Cette fonction dialogique de l’écriture favorise la rencontre de l’abstraction formelle de la logique et de la vivacité affective de la rhétorique.
Dans ce grand cadre qui structure politiquement, méthodologiquement et épistémologiquement, la parole écrite prennent forme diverses pratiques scripturaires, par exemple, la science, l’art, la philosophie, la religion, etc., qui s’instituent en autant de « champs » avec des règles qui régissent l’économie interne de chacune. Bourdieu apporte des éléments importants dans sa théorie du « champ » pour comprendre l’« économie symbolique » qui fait fonctionner les pratiques scripturaires. Il ne s’agit pas seulement de penser aux droits d’entrée qui montrent comment les procédures d’intégration d’un champ sont mobilisées, en son sein, il faut être attentif aux relations sociales qui comprennent les relations internes entre les usagers et les relations externes entre les diverses modalités du champ.
Au regard de ces considérations, je tiens à prendre, en plus de ce que j’ai dit de l’université et de sa relation à l’écriture, l’exemple de l’absence dans la société haïtienne de la littérature comme institution. Cette absence illustre bien ce à quoi j’ai déjà fait allusion, l’absence de pensée dans la société haïtienne.
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La littérature est un bon exemple de la manifestation de la pensée. En principe, la littérature comme institution est constituée d’un ensemble de pratiques allant des activités d’écriture de l’écrivain aux pratiques de sanction par les critiques littéraires et les instances de récompense ou de reconnaissance, les institutions des prix en passant par les maisons d’édition qui, elles-mêmes, sont composées de nombreuses activités d’appréciation, de sanction et de promotions sociales, commerciales, etc.
La littérature donc ne s’institue pas parce que quelques individus s’autoproclamant « écrivains » ou écrivent. Cela est si vrai que le grand nombre des « écrivains » haïtiens sont ceux qui écrivent dans d’autres cadres sociaux et éditoriaux ou sont appréciés par des critiques étrangers. Comprendre les carences du « métier » de critique littéraire dans la société haïtienne, c’est aussi être attentif au faible déploiement de la littérature comme institution qui est régie par un ensemble de règles dans ladite société. Dans la société haïtienne, quiconque peut se déclarer « écrivain » sans aucune sanction institutionnelle.
Le champ, s’il existe, n’est que la chasse gardée de quelques individus s’autoproclamant, pour avoir eu l’approbation de quelques critiques étrangers, papes ès consécrations littéraires. Faiseurs de rois sans royaume. Ce souci d’être ce qui consacre en Haïti inspire la quête effrénée de consécration dans un cadre social et culturel d’existence de véritable « champ » littéraire. La consécration dans un magazine étranger, particulièrement français ou francophone, habilite à juger ce qui se fait en Haïti comme littérature ou non-littérature. À qui s’adresse ce contentement souvent affiché, dans une société où la littérature n’existe pas, lorsque le critique étranger consacre un « écrivain» haïtien ?
Ce souci d’être ce qui consacre en Haïti inspire la quête effrénée de consécration dans un cadre social et culturel d’existence de véritable «champ» littéraire.
En réalité, le contentement affiché porte le nom de cette absence et le plaisir de partager un entre soi haïtiano-français ou francophone. Il faut prendre le sens entier de cet entre-soi dans l’idée qui se demanderait pourquoi ces « écrivains » confirmés ne jugent-ils pas bon d’instituer la littérature dans la vie sociale haïtienne ? Pourquoi se complaisent-ils à se contenter des prix venus d’ailleurs ? L’entre-soi en question, figure d’une communauté d’individus dont le seul intérêt commun est de se réjouir d’être consacré en « mère patrie intellectuelle », peut-il instituer la littérature dans un jeu pluriel de procédures impersonnelles, du talent ou du génie, sans tenir compte de la provenance familiale, etc. ?
Dans une société nourrie de la « passion d’égalité », l’institution, cadre hiérarchisé, ne serait-elle pas impossible ? L’entre-soi est la condition de survivance de l’expérience orale fondée sur les affectivités dans les pratiques de la littérature, de la politique, de l’économie rend difficile l’avènement de véritables institutions de règles impersonnelles de vie littéraire, politique et économique. L’émotionnalisme qui gît dans ces pratiques, atavisme de l’oralité, entrave l’expérience authentique de la pensée et de l’action, qui appellent toutes les deux la « raison graphique », la politique de l’écriture et non la mystification par l’écriture. Il faut rompre, dans l’entre-soi, avec la logique des relations sociales de la promiscuité, source de toutes les complicités malsaines entre gens lettrés.
En fin de compte, c’est la politique qui accuse cet entre-soi. Ce que l’on appelle souvent sans précision conceptuelle la « classe politique », dans la société haïtienne, est la forme de manifestation de l’entre-soi dans la politique. Dans cet état d’esprit, la politique est loin d’être une institution marquée par de véritables règles impersonnelles de jeu auxquelles doivent souscrire les acteurs politiques indépendamment de leurs humeurs ou intérêts conjoncturels. Au contraire, reposant sur l’entre-soi où les questions les plus fondamentalement politiques, celles de la citoyenneté, du bien commun, de la justice, etc., sont négligées au profit du corps à corps, du « face à face » de la promiscuité, elle prend la forme du jeu de copains de vieilles dates.
Toutes ces remarques sur la littérature, l’université et la politique consistent à dire que l’oraliture, comme fond de la promiscuité et du refus d’instituer un ordre de généralité, est à re-définir dans l’objectif d’instituer une expérience véritable d’un ordre social marqué par des règles générales qui exigent des procédures impersonnelles. Les catégories de l’entre-soi et de la promiscuité qui semblent exprimer la prédominance de l’oraliture doivent être décrites et déconstruites dans le projet d’une refonte de la politique dans la perspective de l’universalité des droits.
Par Dr. Edelyn Dorismond
Professeur de Philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade — UEH | Directeur du comité scientifique de CAEC Directeur Adjoint de LADIREP
[1] Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, p. 49, Paris, La Dispute, 2007, p. 49.
[2] Op. cit, p. 24.
[3] « Logique de Jack Goody : écriture, abstraction et communication dans la vie sociale » préface d’Éric Dagiral et Olivier Martin de Jack Goody, La logique de l’écriture. L’écrit et l’organisation de la société, Paris, Armand colin, 2018, p.15.
[4] Olivier Martin de Jack Goody, art. cit, p. 15.
[5] Olivier Martin de Jack Goody, art. cit, p. 16.
[6] Jack Goody, La raison graphique, Paris, Éditions Minuit, 1977, p. 56-57.
[7] Jack Goody, La raison graphique, ibid.
[8] Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Paris, Éditions Minuit, 1979.
[9] Jürgen Habermas, Espace public, Paris, Payot, 1988.
[10] Jack Goody, La logique de l’écriture, p. 129.
[11] Voir, Sara Del Rossi, «Entre Haï et Québec. La conceptualisation de l’oraliture et de l’homme américain dans la position exotopique de Maximilien Laroche”, Dalhousie French Studies (116), 127–137, 2020.
[12] Voir Laënnec Hurbon, Pour comprendre Haïti, en ligne Uqac.
[13] Voir Michel Foucault, Discours et vérité précédé de La parrêsia, Paris, Vrin, 2016 ; L’origine de l’herméneutique de soi, Paris, Vrin, 2013.
[14] Les idées que je discute ici ne me permettent pas de suivre ce réseau de relations entre «vie privée» et institution de l’intimité dans la constitution du sujet politique ou philosophique. Ce travail qui aurait exigé que je mobilise l’histoire des mentalités, les expériences politiques liées à cette histoire et leur manière d’engendrer une expérience de la subjectivité et une idée d’un sujet détenteur d’une intériorité, d’une épaisseur affective propre m’aurait éloigné de ce qui constitue la thématique centrale de la présente réflexion, même si sa présence en arrière-fond s’avère indispensable.
[15] Voir Edelyn Dorismond, Le problème haïtien, Port-au-Prince, Éditons Etoile Polaire, 2020.
[16] Alix René, Haïti après l’esclavage, Port-au-Prince, SHGG, 2019.
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