Le renforcement des forces de sécurité nationale à elles seules ne semble pas envisageable en raison de leurs faiblesses actuelles et des dysfonctionnements reconnus au sein de la Police nationale d’Haïti
« La meilleure façon de prédire l’avenir est de le créer. »
— Abraham Lincoln
En juin 2024, sur ce même média, j’avais averti qu’Haïti était au bord d’un effondrement total. Au regard des développements politiques et sécuritaire actuels, je pense que nous avons atteint ce stade. Malheureusement, il ne reste plus aujourd’hui que quelques options pour remédier à cette situation : i) le renforcement des forces nationales de sécurité, ce qui comprendrait les forces armées d’Haïti (FAd’H) ; ii) le soutien à la Mission multinationale de soutien à la sécurité (MSSM) dirigée par le Kenya, iii) ou le déploiement d’une opération de maintien de la paix (OMP) à part entière des Nations unies.
Le seul renforcement des forces nationales de sécurité ne semble pas envisageable en raison de la faiblesse de leurs effectifs et des dysfonctionnements constatés, notamment au sein de la Police nationale d’Haïti (PNH). De plus, des tensions palpables auraient été signalées entre le commandant en chef de la police, Rameau Normil, et le Premier ministre Alix Didier Fils-Aimé. Le renforcement de la MSSM s’avère également illusoire, au regard de l’absence de succès tangibles de cette mission dans son appui à la PNH depuis son autorisation en octobre 2023. Ne reste donc plus que la possibilité de déployer une opération de maintien de la paix de l’ONU, dont la nécessité est désormais reconnue par des militants des droits de l’homme qui s’y opposaient auparavant. Cette option est loin d’être idéale, surtout si l’on considère les expériences passées avec les missions des Nations unies en Haïti, mais elle pourrait s’avérer être la moins problématique.
La stabilisation de l’environnement sécuritaire s’avère cruciale pour assurer le retour des personnes déplacées, mais aussi pour les quelque 500.000 Haïtiens qui devraient perdre leur statut de protection temporaire (TPS) en août prochain. Ceci est également essentiel en vue de créer un environnement propice pour relever les défis socio-économiques, et ce après six années de récession. Cela l’est aussi afin de renouer avec la normalité constitutionnelle, qui passe nécessairement par la tenue d’élections.
Afin que les efforts internationaux soient rentables et axés cette fois-ci sur des résultats tangibles, une nouvelle approche de la gouvernance doit enfin être adoptée afin de pouvoir répondre efficacement au caractère complexe de la crise actuelle.
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Le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) à la croisée de chemins : « To be or not to be » ?
En avril 2024, un conseil présidentiel composé de neuf membres a été mis en place à la suite de la signature de l’accord du 3 avril entre différents secteurs politiques et de la société civile. Ces secteurs comprennent EDE/RED/Compromis Historique (qui comprend les jovenelistes de Claude Joseph), Lavalas, Pitit Dessalin, certains pans du secteur privé, les signataires de l’accord du 21 décembre, le collectif du 30 janvier (qui comprend l’ancien parti présidentiel, PHTK) et le groupe du Montana. Des représentants de certaines organisations religieuses, ainsi que des organisations de la société civile principalement alignées sur l’accord du 21 décembre, sont également impliqués.
L’accord du 3 avril a été négocié par la CARICOM. Il a bénéficié d’un appui temporaire de Jonathan Powell, ancien chef de cabinet de Tony Blair et président d’Inter Mediate, et de Patrick Gaspard, membre éminent du Center for American Progress, ancien directeur du Bureau des Affaires Politiques de la Maison Blanche sous la présidence d’Obama. Il a assuré la liaison avec certains groupes de la diaspora haïtienne basée aux États-Unis. Le Nonce apostolique à Port-au-Prince a, quant à lui, mis à disposition des différents acteurs, lorsqu’il était absent, une salle de réunion au sein de sa résidence.
Bien que l’accord se voulait inclusif, le groupe du Montana, Lavalas et le collectif du 30 janvier ont estimé illégitimes et artificiels certains des autres secteurs. Compte tenu de leur opposition à l’ancien Premier ministre Ariel Henry., ils estimaient que ces autres secteurs avaient été instrumentalisés par une partie de ce qu’on appelle communément la communauté internationale, afin de servir de contrepoids politique à leur encontre. Cette lecture a facilité les critiques au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, de la part de la Chine et de la Russie ; et c’est l’un des facteurs de leur opposition à la transformation de la MSSM en une OMP des Nations unies. La Chine et la Russie n’étaient pas disposées à soutenir cette transformation durant une période de tensions accrues avec l’administration Biden au sujet de l’Ukraine et de Taïwan ; ils craignaient notamment l’établissement d’un gouvernement subordonné aux seuls intérêts des États-Unis à la suite des élections programmées en Haïti.
Dix mois après sa formation, la quasi-totalité des signataires de l’accord du 3 avril (2024) – Fanmi Lavalas, le collectif du 30 janvier, EDE/RED/Compromis Historique, et les principaux signataires de l’accord du 21 décembre comme le SDP et les représentants du secteur privé – ont exprimé leur mécontentement à l’égard du CPT. Fritz Alphonse Jean, qui représente le groupe Montana au sein du conseil, connaît lui-même une relation tendue avec le Bureau de Suivi de l’Accord du Montana (BSA). Il est désormais à la tête du CPT depuis le 7 mars, ayant succédé à Leslie Voltaire, le représentant de Lavalas – et ce, conformément au principe d’une présidence tournante tous les six mois, qui a été adopté par le conseil.
Ce mécontentement est principalement lié à l’incapacité de l’exécutif à résoudre la crise sécuritaire, humanitaire et économique, et à son intention d’organiser un référendum et des élections générales sans prendre en compte la réalité sécuritaire ni procéder à des consultations nationales auprès des différents secteurs que les membres du CPT sont censés représenter. De surcroît, trois membres titulaires du CPT ont fait l’objet d’un scandale de corruption. Alors que la Cour d’appel de Port-au-Prince a récemment statué que les membres par intérim du conseil ne pouvaient pas être convoqués par un tribunal ordinaire en raison de leur statut présidentiel, cette affaire porte ombrage au CPT et à ses décisions, en particulier en ce qui concerne les nominations auxquels ils ont procédées.
Si l’accord du 3 avril sert de base politique à la transition actuelle, il n’a pas été publié dans le Monitor officiel. De plus, la feuille de route détaillant les étapes de la transition jusqu’à la passation de pouvoir à des autorités élues en février 2026, n’est pas véritablement mise en œuvre. Le Comité de surveillance des actions gouvernementales (OCAG), tel que proposé dans l’accord, n’a, de ce fait, pas été mis en place, ce qui amplifie les critiques quant au manque de transparence et de la légitimité du CPT.
Un référendum et des élections irréalisables dans l’état actuel
Le CPT a instruit le Conseil électoral provisoire (CEP) d’accélérer le processus électoral, et d’après le Premier ministre, 55 millions USD ont été alloués à un fonds fiduciaire géré par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement). Lors de sa visite en France fin janvier/début février 2025, Leslie Voltaire, le président du CPT d’alors, a annoncé la tenue d’un référendum le 11 mai 2025, suivi d’élections générales vers la mi-novembre 2025. Néanmoins, le calendrier électoral officiel du CEP n’a pas encore été publié, bien qu’il aurait déjà été transmis au CPT.
En février 2025, l’Office national d’identification (ONI) rapportait que 6.048 millions de citoyens haïtiens étaient enregistrés. Ce chiffre comprenait 93.062 inscriptions pour la région des Caraïbes et 26.824 pour celle des Amériques. Toutefois, aucun audit officiel n’a été réalisé pour vérifier les données d’enregistrement et s’assurer que le registre des cartes d’identité est fiable. Cet audit n’a, de ce fait, pas été réalisé pendant le mandat d’Ariel Henry en tant que Premier ministre, alors que c’était une demande d’un certain nombre d’acteurs politiques, dont les signataires de l’accord du 11 septembre. Il y avait, en effet, de graves suspicions à la suite des pressions exercées par le feu président Jovenel Moïse en faveur d’un référendum constitutionnel, notamment sur le fait que la base de l’ONI avait été artificiellement gonflé de centaines de milliers de noms. Cette manipulation aurait eu pour objectif de créer une masse critique d’électeurs potentiels afin de donner de la crédibilité au référendum constitutionnel qui avait déjà été prévu pour 2021.
Des sources au sein du CEP actuel ont indiqué que seulement 5,4 millions de cartes d’identité avaient été délivrées fin février aux citoyens inscrits à ce jour, ce qui représente une différence de 650.000 entre le nombre de personnes enregistrées (6.048 millions) affiché par l’ONI et le nombre de cartes d’identité livrées. Toutefois, selon les procédures de l’ONI, les enregistrements ne sont validés que si les bénéficiaires retirent personnellement leurs cartes d’identité, en s’authentifiant à l’aide de leurs données biométriques précédemment enregistrées. Par conséquent, le nombre validé de citoyens enregistrés dans la base de données de l’ONI devrait correspondre au nombre de cartes d’identité distribuées. Le chiffre de 6.048 millions se réfère sans doute à un nombre de personnes enregistrées, dont une partie en attente de cartes d’identité. Mais il faut préciser que seules les personnes correctement enregistrées et pouvant se présenter avec une carte d’identité pourront logiquement voter.
En outre, des sources de l’ONI ont indiqué que les procédures standards n’avaient pas été suivies à la fin de la présidence de Jovenel Moïse. Il y aurait eu, dès lors, plusieurs cas où des personnes se seraient inscrites plusieurs fois, notamment parce qu’elles n’avaient pas encore reçu leurs cartes d’identité, et il n’est pas clair si l’ensemble des doublons ont été correctement supprimés. Enfin, des sources au sein de l’ONI ont signalé que des tierces personnes auraient été autorisées à collecter des cartes d’identité.
Compte tenu de la gravité de ces allégations, il est crucial que la base de données de l’ONI soit soumise à un audit afin de s’assurer de l’intégrité du registre des électeurs, dont les données dérivent de cette base.
Une telle opération nécessaire pour établir la confiance dans le processus prend beaucoup de temps, ce qui rend techniquement impossible la tenue du référendum dans les mois à venir, surtout pas en mai, comme annoncé précédemment par le CPT. Il faudrait, en effet, plusieurs semaines pour effectuer un audit en bonne et due forme. Une fois cela terminé, subsisteront les défis logistiques concernant la distribution et la récupération des cartes d’identité.
Un autre point de préoccupation concerne l’assistance technique internationale financée par l’USAID au CEP, qui pourrait être interrompue en raison de la décision de l’administration Trump de couper la majeure partie des financements de l’USAID. Par exemple, selon le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), la Fondation internationale pour les systèmes électoraux (IFES), un partenaire de mise en œuvre de l’USAID, a appuyé notamment le CEP lors de discussions portant sur le décret référendaire et sur d’autres questions connexes, en décembre 2024.
Si le CEP a obtenu un financement du gouvernement pour organiser le référendum annoncé par Voltaire pour le 11 mai et les élections législatives plus tard cette année, il lui reste cependant à prendre plusieurs mesures importantes. Il en va de la publication du calendrier officiel et du décret référendaire, de la finalisation de la cartographie des centres de vote et de la publication d’une liste électorale provisoire bien avant le jour officiel du scrutin. Ce dernier point permettrait de régler les questions contentieuses éventuelles liées à la liste électorale, et donnerait suffisamment de temps aux électeurs pour identifier leurs centres de vote ou éventuellement de pouvoir en changer, à l’instar de ce qui a été fait lors du cycle électoral précédent.
Le CEP doit également recruter et former le personnel électoral, ainsi que se procurer et distribuer le matériel électoral vers les centres de vote. Ce processus risque de prendre beaucoup de temps en raison de l’insécurité persistante et du nombre insuffisant des forces de l’ordre et des effectifs de la MSSM.
Lors d’entretiens avec des médias français le 29 janvier 2025, Voltaire a suggéré que le référendum constitutionnel pourrait avoir lieu dans 8 des 10 départements du pays. Il a assuré que les électeurs déplacés de la capitale (département de l’Ouest) et de l’Artibonite, deux régions principalement touchées par la violence des gangs, pourraient voter dans des lieux sûrs. Mais ce plan semble illusoire compte tenu du grand nombre de personnes déplacées, estimé à environ un million selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), et du nombre limité des forces de l’ordre. Il est bon de rappeler qu’au cours des cycles électoraux précédents, en 2005/06, 2010 et 2015/16, la MINUSTAH avait assuré la sécurité du transport du matériel électoral et la sécurisation des centres de vote qui se trouvaient dans les zones sensibles.
On peut noter, que lors d’une récente rencontre avec le CEP, le Premier ministre Fils-Aimé a souligné de son côté que la sécurité du processus électoral devait être une priorité absolue. Cette position contraste avec les déclarations précédentes de Voltaire à ce sujet. Cela signifie également qu’il n’y aura pas d’élections tant que les conditions minimales ne seront pas réunies. Certains acteurs politiques y voient déjà les prémices d’une tactique dilatoire, similaire, pour de nombreux acteurs, à celle qui avait prévalu sous Ariel Henry, et qui pourrait dès lors conduire à une période de transition indéfinie. Dans le cadre de ce scénario, la communauté internationale pourrait alors être accusée de ne pas avoir fourni une aide suffisante à Haïti.
Le dernier rapport trimestriel du BINUH, présenté au Conseil de sécurité des Nations unies en janvier 2025, indique que, le 13 novembre 2024, le BINUH et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) avaient « fourni un soutien logistique pour le lancement de la Conférence nationale (sur les réformes électorales). Ce même rapport indique que « du 13 au 19 novembre, le groupe de travail sur la révision constitutionnelle s’est entretenu avec des représentants du secteur privé, des syndicats et des organisations de la société civile pour recueillir des perspectives sur la gouvernance, les réformes économiques, les droits des travailleurs, la cohésion sociale et les valeurs démocratiques. »
Pourtant, bien que ce lancement ait reçu un appui de l’ONU, des personnalités politiques de divers partis et des représentants de la société civile, y compris ceux associés au CPT, ont affirmé qu’ils n’étaient pas au courant des discussions et des résultats de ces réunions. Le groupe de défense des droits de l’homme, RNDDH, a, par exemple, affirmé que personne n’avait été en mesure d’accéder aux documents qui auraient été discutés au niveau local. Le parti Lavalas, représenté par Voltaire au CPT, rejette également l’idée d’organiser un référendum et des élections législatives cette année, invoquant la situation sécuritaire actuelle.
Un document en provenance du Comité de Pilotage de la Conférence Nationale circule depuis la mi-mars, et fait état d’ateliers organisés au Brésil, Canada, France, États-Unis (à Miami et à New York), République Dominicaine, mais plusieurs secteurs censés être représentés au CPT confirment qu’ils n’ont pas été impliqués dans ce processus de consultations. Plus inquiétant encore pour ces secteurs, certaines conclusions de ces ateliers reprennent des éléments clefs du projet de constitution de Jovenel Moïse de 2021, comme la proposition d’un exécutif monocéphale.
Il existe, de ce fait, un désaccord patent avec le CPT quant à la manière de procéder avec la réforme constitutionnelle, en dépit de l’accord du 3 avril dont l’un des objectifs était de favoriser un consensus sur cette question.
Le CEP créé en décembre 2024, que le BINUH considère comme un signe de progrès politique dans son dernier rapport trimestriel, suscite déjà des inquiétudes. De nombreux acteurs politiques sont sceptiques quant à son potentiel de succès, en particulier à la lumière des dépenses déjà encourues en matière d’ateliers (jugés peu efficaces) et de l’annonce de l’embauche du personnel électoral pour le prochain référendum. Ces acteurs notent que les différents secteurs représentés au CEP n’ont pas nommé de personnes influentes capables de diriger efficacement le processus électoral et anticipent que le CPT actuel sera bientôt dissous ou remanié. Des tensions subsistent de surcroît au sein du secteur des droits de l’Homme et du secteur Femme quant à la sélection de leurs représentants respectifs au sein du CEP.
La Commission européenne pour la démocratie par le droit, communément appelée Commission de Venise, est associée au Conseil de l’Europe. Elle a été consultée par l’Organisation des États américains (OEA) au sujet du référendum et du processus électoral, et j’ai participé à l’une de leurs réunions d’experts organisées l’année dernière. Cette commission a exprimé des inquiétudes claires quant à la faisabilité de la tenue d’un référendum constitutionnel en raison de l’environnement politique et sécuritaire délétère actuel. De telles préoccupations ont également été partagées lors de réunions du Conseil de sécurité des Nations unies.
Ce 17 mars, le président du CEP, Patrick Saint-Hilaire, a reconnu qu’il ne serait pas possible de d’organiser le référendum en mai. Ceci compromet de fait la tenue des élections générales qui avaient été prévues pour la fin de cette année. Il devient dès lors évident que le CPT ne sera capable de mettre en œuvre l’accord du 3 avril. Or, selon les termes de cet accord, le mandat du CPT doit expirer le 7 février 2026, indépendamment de la tenue ou non d’élections (art. 13).
La nécessité de repenser la gouvernance
La plupart des secteurs représentés au CPT, que ce soit le Collectif du 30 janvier, des acteurs-clés de l’Accord du 21 décembre, EDE/RED/Compromis Historique, le groupe du Montana et Lavalas, militent déjà en faveur d’un nouveau mode de gouvernance. Jusqu’à présent, les propositions qui ont déjà été énoncées sont les suivantes :
- Un exécutif bicéphale, avec un juge de la Cour de cassation comme président, selon une formule de transition inspirée des dispositions de la version originale non-amendée de la Constitution de 1987.
- Un conseil présidentiel composé de trois membres.
- Un conseil présidentiel de trois membres, présidé par un juge de la Cour de cassation.
- Le CPT actuel réduit à quatre membres votants, à l’exclusion des trois cités dans une affaire de corruption, avec un juge de la Cour de cassation comme président.
La proposition de nommer un juge comme président de transition a déjà été avancée par un certain nombre de personnalités telles que Steven Benoit, Camille Leblanc, Jacky Lumarque, Samuel Madistin, mais aussi par le Collectif du 4 décembre et celui du 30 janvier (qui comprend le parti PHTK, mais sans l’OPL désormais). Parmi les autres partisans de cette proposition figurent le parti EDE et t le SDP, l’un des signataires de l’Accord du 21 décembre. En outre, Lavalas a prôné un gouvernement de salut public composé d’individus crédibles, dévoués à la lutte contre l’exclusion et la corruption et qui partagent une même vision d’un nouveau mode de gouvernance. Le groupe du Montana, enfin, soutient l’idée d’un conseil présidentiel de trois membres pour diriger un gouvernement technique ; toutefois, certains de ses membres appartenant à la société civile seraient ouverts à la possibilité qu’un juge de la Cour de cassation exerce les fonctions de président de la Transition.
Il est donc possible qu’un accord politique et une gouvernance efficace émergent rapidement, compte tenu de l’urgence de la situation. Un cadre de gouvernance solide demeure essentiel pour lutter contre la corruption, prélever et répartir efficacement les impôts, rétablir un système judiciaire fonctionnel et indépendant, mettre fin à l’impunité et assurer un contrôle et des mécanismes d’habilitation adéquats (« vetting ») des forces de la police et des forces armées (FAd’H) en Haïti.
Au cours des dernières années, il est devenu de plus en plus évident qu’Haïti souffre d’un manque à gagner fiscal important au niveau de ses douanes. Des économistes nationaux et internationaux ont estimé que ces pertes avaient pu atteindre jusqu’à un milliard de dollars américains chaque année, dont environ 600 millions de dollars au niveau des douanes portuaires et aéroportuaires et 400 millions de dollars au niveau des douanes terrestres le long de sa frontière avec la République dominicaine. En bénéficiant de ressources financières aussi importantes, Haïti pourrait se reconstruire et prospérer, notamment avec le soutien de sa diaspora, dont les transferts de fonds représentent 27 % du PIB du pays (en 2024) et s’avèrent cruciaux pour éviter un effondrement économique total.
La capitale est sur le point de tomber
La situation en Haïti s’est considérablement détériorée depuis la création du CPT. Les récentes tueries de masse et les graves violations des droits humains, en particulier à Wharf Jérémie, Kenscoff et Chateaublond, et les attaques répétées dans la capitale et ses environs, contribue à accentuer la crise. L’aéroport international de la capitale est fermé depuis le 11 novembre 2024, sans aucune indication réelle quant à la date de sa réouverture, ce qui rend presque impossible tout départ de la ville. La direction générale de l’aviation civile américaine (FAA) a ainsi prolongé jusqu’au 8 septembre 2025, l’interdiction des vols américains à destination de Port-au-Prince.
Les accès aux régions du sud, qui ont été touchées par un tremblement de terre en 2021, du nord du pays, sur la route de laquelle se trouve la zone touristique de la Côte des Arcadins, et vers le principal passage frontalier de la République dominicaine, sont presque entièrement bloqués. Cette situation restreint fortement l’accès humanitaire aux départements du sud, y compris les routes maritimes, car des gangs opèrent également autour des ports.
Les événements récents à Kenscoff sont particulièrement alarmants, car ils constituent une menace directe pour Pétion-Ville, l’une des rares banlieues de la capitale qui a été relativement épargnée, l’exposant à des attaques potentielles sur les flancs nord et sud, compliquant les efforts éventuels en matière d’évacuation. De fait, l’activité des gangs affecte maintenant jusqu’à 85 % de la capitale. Si, au départ, les gangs ciblaient les commissariats de police et les prisons, ils ont récemment commencé à attaquer les hôpitaux, puis plusieurs média, démontrant leur intention de détruire systématiquement toutes les infrastructures sociales.
Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), deux millions de personnes sont désormais confrontées à des niveaux d’insécurité alimentaire d’urgence.
La Police nationale d’Haïti (PNH), appuyée par les forces armées, est chargée de contenir l’activité des gangs. Voltaire estime que l’effectif total de la police est d’environ 8.000 personnes, alors que les forces armées n’en comprendraient que 1.000. Cela porte le total des forces de sécurité à 9.000, ce qui est nettement inférieur à l’estimation officielle de l’ONU sur les effectifs des seules forces de police, soit 11.286 policiers. Les militants des droits de l’homme affirment que le nombre réel d’agents opérationnels pourrait être encore plus faible, autour d’environ 6.000. La MSSM dirigée par le Kenya, quant à elle, ne compte actuellement que 1.000 agents depuis le début de son déploiement, ce qui est bien en deçà de l’effectif de 2.500 autorisé par le Conseil de sécurité des Nations unies en octobre 2023.
La PNH est marquée par la fragmentation et la politisation, ce qui se traduit par un contrôle insuffisant de ses opérations. Cette fragmentation est particulièrement évidente à la lumière des défis rencontrés dans la gestion de la situation sécuritaire à Kenscoff. Ces difficultés expliquent probablement les critiques adressées à la PNH, notamment lors des récentes déclarations du Premier ministre, ainsi que l’incapacité des forces de police à fournir des statistiques précises sur son personnel. Il y a, en outre, des allégations persistantes concernant la collaboration de certains policiers avec des gangs. Si ces questions ne sont pas traitées efficacement, cela ne pourra que saper les options stratégiques prises par le Conseil de sécurité des Nations unies en vue de soutenir, former et renforcer la lutte des forces de police contre les gangs.
Cette situation met en lumière le défi plus large auquel la communauté internationale est confrontée en Haïti et dans d’autres zones de conflit, comme en Afghanistan. Dans ce pays, des millions, voire des milliards de dollars américains, ont été investis jusqu’à la chute de Kaboul à la mi-août 2021 ; pourtant, des forces de sécurité efficaces et résilientes n’ont jamais été mises en place pour assurer la sécurité sur le terrain. La principale leçon à tirer de cette expérience est que la communauté internationale, y compris l’ONU et les pays donateurs, finira par échouer si la bonne gouvernance n’est pas considérée comme une priorité et traitée comme une condition préalable sine qua non pour la stabilité d’un pays.
La MSSM : les chroniques d’un échec annoncé
En réponse à une demande du Conseil de sécurité des Nations unies en octobre 2024 concernant la transformation potentielle de la MSS en OMP, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a déclaré que les conditions nécessaires à une telle mission ne sont actuellement pas réunies, car il n’y a pas de paix à maintenir. Ce point de vue fait écho à celui exprimé par la Chine lors des précédentes réunions du Conseil de sécurité des Nations unies. Au lieu de cela, António Guterres recommande de renforcer le MSSM dirigé par le Kenya en augmentant son personnel et en renforçant ses règles d’engagement. Il suggère également que le mandat de la mission actuelle de l’ONU soit révisé afin qu’elle fournisse un soutien structurel et logistique à la MSSM par le biais du budget de maintien de la paix actuel de l’ONU.
Cette proposition n’aborde malheureusement pas des questions clés et maintiendra essentiellement la structure existante en Haïti. La MSSM reste une mission non-onusienne dirigée par le Kenya, qui a eu du mal à obtenir le soutien d’autres pays. Plusieurs pays, en particulier en Amérique latine, ont exprimé en privé leur malaise face à cette mission perçue comme dirigée depuis Washington et menée par le Kenya, un pays accusé de violations des droits de l’homme par ses forces de police. De telles préoccupations peut expliquer l’hésitation du Bénin à déployer des effectifs militaires, car il a fait valoir que la MSSM devait être dirigée par un commandant militaire plutôt qu’un commandant de police, compte tenu de la nature offensive de certaines opérations contre les gangs. Cela explique également la raison pour laquelle les pays des Amériques ont plaidé en faveur de la transformation de cette mission en une OMP à part entière de l’ONU.
Pour atteindre la stabilité sécuritaire en Haïti, il faut déployer suffisamment de troupes, que ce soit des forces mobiles d’intervention rapide, ou des forces statiques pour éviter un vide de pouvoir qui pourrait être rapidement comblé par les gangs. Naturellement, peu de pays sont enclins à vouloir rejoindre une force qui se trouvera charger d’affronter les gangs en première ligne, compte tenu de l’armement lourd de ces derniers, de leur mobilité et du recrutement d’adolescents et d’enfants.
L’approche proposée par le Secrétaire général de l’ONU apparaît d’autant plus vouée à l’échec si l’ONU n’est pas capable d’agir sur le financement et l’approvisionnement des gangs. Pour atteindre un tel objectif, il est essentiel d’appliquer un embargo sur les armes et des sanctions effectives. Jusqu’à présent, seules sept personnes ont été sanctionnées, dont six chefs de gangs, mais qui ne sont pas touchés par les sanctions internationales parce qu’ils ne jouissent pas d’actifs connus à l’extérieur du pays. Enfin, les sanctions de l’ONU resteront inefficaces si elles ne sont pas appliquées au niveau national. Cela nécessite, par conséquent, le rétablissement d’une chaîne pénale, ce qui implique l’établissement d’un système judiciaire pleinement opérationnel et indépendant.
L’autre option de l’ONU : une opération de maintien de la paix à part entière ?
L’ONU a correctement qualifié la crise en Haïti de multidimensionnelle, ce qui nécessite d’apporter logiquement une réponse globale à cette crise. Dans ce contexte, une OMP à part entière est une option plus appropriée que l’actuelle MSSM. Premièrement, cela renforcerait la coordination au sein de la mission et du système onusien, tout en permettant le dépassement de l’effectif de 2.500 policiers. Deuxièmement, cela permettrait de traiter plus efficacement les aspects humanitaires et socio-économiques liés à la crise, qui s’est considérablement aggravée après six ans de récession (avec une baisse moyenne de 2,3 % par an).
Bien que les OMP de l’ONU en Haïti, en particulier la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), aient connu des lacunes, la situation sécuritaire lors de son déploiement était nettement plus stable qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il est maintenant largement reconnu que depuis le départ de la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH) en 2017, qui a été la dernière opération dirigée par le Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (anciennement DOMP, maintenant connue sous l’acronyme de DOP) en Haïti, la sécurité a continué de se détériorer.
Ce recours n’est peut-être pas parfait, mais il est préconisé par certains segments de la société civile autrefois réticents à une telle intervention, et par des organisations de défense des droits humains comme Human Rights Watch, qui soutiennent qu’il s’agit de la seule option viable pour rétablir la sécurité. On peut rappeler que depuis la fin de la guerre froide, les deux tiers des OMP, soit un total de onze opérations, se sont terminés avec succès. Pourtant, d’importantes leçons doivent être tirées des missions passées de l’ONU en Haïti, d’autant plus que de nombreux critiques rappellent que ces missions n’ont pas été à même de rétablir des institutions résilientes, telles que des forces de police efficaces et un système judiciaire indépendant. Ceci reste paradoxal, étant donné que deux missions, la Mission de Police Civile des Nations Unies en Haïti (MIPONUH) et la MINUJUSTH, avaient été spécifiquement chargées de cela.
Malgré les milliards de dollars investis par les pays donateurs en Haïti pour la reconstruction après le tremblement de terre de 2010, relativement peu de ressources ont effectivement bénéficié au pays et à sa population. Cela s’est soldé par un manque de projets et d’institutions durables, Haïti ne disposant pas à ce jour d’un conseil électoral permanent, d’une cour constitutionnelle, de pénitenciers fonctionnels et d’infrastructures adéquates. Les services de base tels qu’un réseau d’assainissement fiable, des installations de recyclage et des centrales énergétiques capables de fournir de l’électricité 24 heures sur 24 font cruellement défaut, malgré les promesses faites par l’ancien président Jovenel Moïse dans ce domaine. De nombreuses routes et ponts sont en mauvais état, et les services publics sont pratiquement inexistants. Dans la capitale, les enfants ne peuvent pas aller à l’école en raison de l’insécurité. De plus, Haïti ne dispose pas d’un cadastre et d’un véritable registre d’état civil, ce qui soulève des inquiétudes quant à sa capacité d’attirer des investisseurs étrangers sans un système d’archivage fiable.
Le renforcement de la MSSM et l’établissement de règles d’engagement claires, comme l’a proposé le Secrétaire général de l’ONU, pourraient néanmoins faciliter une transition à court terme vers une OMP de l’ONU à part entière. Cette transition permettrait à la MSSM de mener des opérations ciblées visant à contrer les gangs, à rouvrir les principales routes d’accès et à rouvrir l’aéroport international aux opérations commerciales. L’ONU a l’expérience de précédents pour de telles interventions ciblées, notamment l’opération Artemis dirigée par l’UE en 2002 en République démocratique du Congo, que j’avais contribué à appuyer avec les Nations unies, ainsi que l’intervention de la Force Multinationale Intérimaire en Haïti de février à juillet 2004, qui a permis le déploiement de la MINUSTAH. Cependant, une telle option nécessite une réévaluation complète de la direction actuelle de la MSSM, ainsi qu’une révision des concepts opérationnels existants et de la collaboration avec les forces de sécurité nationales. Pour soutenir une telle initiative, le Conseil de sécurité des Nations unies devrait déployer une mission d’évaluation en Haïti afin d’apprécier l’urgence de la situation sur le terrain, et engager un dialogue avec un large éventail d’acteurs politiques et de la société civile.
Dynamique du Conseil de sécurité des Nations unies : à la recherche d’une solution gagnant-gagnant
La Chine et la Russie devraient envisager de soutenir une OMP de l’ONU en Haïti, et cela d’autant plus que le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a suggéré d’ utiliser le budget des OMP de l’ONU pour appuyer en partie la MSSM. Si le Conseil de sécurité des Nations unies approuve un tel plan, cela signifiera que la Chine et la Russie contribueront financièrement à une telle mission, car une partie du financement proviendra des contributions obligatoires des États membres de l’ONU.
Les pays d’Amérique latine se sont ensuite exprimés nettement en faveur d’une OMP onusienne en Haïti. Il apparaît dès lors difficile pour la Chine de ne pas être à leur écoute, alors qu’ils souhaitent résoudre l’instabilité qui prévaut Haïti. De fait, la Chine est l’un des principaux partenaires commerciaux des pays d’Amérique Latine, et ne peut ignorer l’impact des troubles en Haïti sur l’ensemble de la région, en particulier compte tenu de son objectif de renforcer ses alliances aux dépens de Taïwan.
Le 13 novembre 2024, l’Organisation des États américains (OEA) a d’ailleurs adopté à l’unanimité une résolution soutenant la demande du gouvernement haïtien en faveur d’une OMP de l’ONU. Cette action a également été soutenue par le Vatican. Lors du XXIXe Sommet ibéro-américain qui s’est tenu en Équateur en novembre 2024, des pays comme la Bolivie, le Brésil, Cuba et le Venezuela – des nations qui ne sont pas connus pour s’aligner mécaniquement sur les intérêts de Washington – se sont aussi exprimés en faveur de la transformation de la MSSM en une OMP de l’ONU.
L’instabilité en Haïti est de plus en plus considérée comme une menace pour la paix et la stabilité régionales. Cette préoccupation est partagée par la République dominicaine et d’autres pays qui s’inquiètent de la migration haïtienne, des cartels de la drogue et des organisations de trafic d’armes. En témoignent les déclarations récentes du président colombien Gustavo Petro, qui a déclaré que le territoire haïtien était utilisé par les cartels de drogue colombiens et les groupes armés du Catatumbo, une région troublée du nord-est de la Colombie près de la frontière avec le Venezuela. Ces groupes utiliserait Haïti comme route du trafic de drogue vers Miami. Les autorités de la République dominicaine ont, par ailleurs, annoncé, le 4 mars 2025, la saisie de 36.000 cartouches, 23 armes à feu et plus de deux douzaines de chargeurs de fusils et de pistolets provenant d’une cargaison destinée à Haïti en provenance de Miami.
La Russie devrait, quant à elle, probablement être moins opposée à une OMP de l’ONU en Haïti, se concentrant logiquement sur le renforcement de ses relations avec les États-Unis afin d’obtenir un accord de paix favorable avec l’Ukraine. Cette nouvelle donne pourrait amener la Chine à faire preuve de prudence quant à un éventuel isolement, alors qu’elle cherche à préserver son partenariat avec Moscou.
Du côté des Européens, la France a publiquement plaidé en faveur d’une OMP de l’ONU en Haïti. Elle s’est engagée à sensibiliser les autres pays de l’Union européenne et les autres membres du Conseil de sécurité des Nations unies pour une telle opération. Le Royaume-Uni a aussi exprimé également son soutien à une telle démarche.
L’administration Trump a, désormais, de fortes incitations à stabiliser Haïti, en particulier après la décision de mettre fin au programme de statut de protection temporaire (TPS) en août 2025, ce qui devrait affecter environ 500.000 Haïtiens vivant actuellement aux États-Unis. Le président Trump a été élu en partie en raison de son engagement à lutter contre l’immigration illégale et contre le trafic de drogue. Ce contexte pourrait l’amener, ainsi que son secrétaire d’État américain, Marco Rubio, à se pencher sur l’urgence de la situation en Haïti.
Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’option de la MSSM n’est pas adaptée et son format actuel entrave la possibilité d’une montée en puissance, une préoccupation que Marco Rubio a partagée lors de son discours de confirmation devant la commission des Affaires Étrangères du Sénat américain en janvier dernier. Si des rapports font état de tentatives de lobbying aux États-Unis de la part d’entreprises de sécurité privées, il est bon de rappeler que de telles interventions, en particulier en Afghanistan et en Irak, ont échoué et sapé les actions entreprises du département d’État américain. Le président Trump et Marco Rubio, qui gardent des liens étroits avec la Floride, peuvent naturellement s’inquiéter du chaos politique et sécuritaire qui pourrait découler d’une telle option, et qui pourrait résulter en un afflux d’immigrants illégaux sur les côtes de Floride. Une situation qui pourrait se ressentir politiquement lors des élections de mi-mandat.
In fine, Haïti offre aux membres du Conseil de sécurité des Nations unies une opportunité unique de promouvoir une approche multilatérale collaborative de la résolution des conflits. En tirant les leçons de cette situation, une issue positive, bénéfique pour l’avenir de l’ONU, peut émerger. Il faut saisir cette chance avant qu’elle ne soit définitivement perdue.
Couverture | Photo d’une rue de la capitale haïtienne engloutie par des tas de débris, avec des gens qui circulent. Photo : crisisgroup
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