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Perspective | A qui appartient la littérature haïtienne ?

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Si la littérature haïtienne est à son âge d’or, nous ne pouvons pas dire la même chose des entreprises de la chaine du livre, principalement des maisons d’édition

Les lecteurs, en se fiant au titre, peuvent penser qu’il est question ici d’un article sur un quelconque cartel littéraire où des écrivains s’érigent en barons ou maîtres et seigneurs de la littérature haïtienne. Bien que de jeunes écrivains aient toujours dénoncé le fait qu’il existerait des petits monopoles d’écrivains qui se réunissent autour d’un verre tous les soirs pour décider de qui est écrivain et qui ne l’est pas, ce n’est pas là notre propos.

Il est plutôt question de la production littéraire entant que patrimoine, non de l’attribution du statut d’écrivains par d’autres écrivains. Il ne fait aucun doute pour personne que la publication d’un livre confère à l’auteur mais aussi à son éditeur des droits sur l’œuvre. Pour l’auteur, il est question de droits d’auteur et de droits moraux ; et pour les éditeurs de droits d’exploitation de manière générale.

En publiant un livre chez un éditeur, un écrivain lui cède les droits d’exploitation de son œuvre. Les contrats diffèrent d’un éditeur à un autre, et parfois, les écrivains arrivent à négocier une exploitation moins contraignante, en fonction, bien sûr, de leur pouvoir de négociation.  Ces droits d’auteur varient entre 8 % à 12 % du prix de vente du livre, en fonction de l’auteur et de l’éditeur.

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Ce que le lecteur lambda ne voit pas, et parfois l’auteur ne le voit pas non plus, c’est qu’en publiant un livre chez un éditeur, dans la plupart des cas, l’auteur fait un transfert de propriété. Le livre ne lui « appartient » plus. Il ne peut plus le rééditer, le traduire, publier un long extrait dans une revue, le confier à un autre éditeur… Le livre devient en quelque sorte la « propriété » de l’éditeur.

Des écrivains haïtiens de plus en plus publiés à l’étranger

La littérature haïtienne est très appréciée dans l’espace francophone et continue à y renforcer sa présence. En effet, depuis le début du 20e siècle, la littérature haïtienne commence à s’installer en France et les auteurs haïtiens sont lus et reconnus très tôt dans la métropole française.

Par exemple, les textes des auteurs haïtiens, principalement des écrivains de 1836, sont publiés dans la revue des colonies et sont lus en France. En 1912, le poète haïtien de Jérémie Etzer Vilaire reçoit une distinction remarquable de l’Académie française.

Aujourd’hui, la littérature haïtienne semble être à son âge d’or au vu de la reconnaissance des écrivains haïtiens à l’international. Les publications, les reconnaissances, les prix littéraires pleuvent ces dernières années. Et après le séisme du 12 janvier, une diversité générationnelle constatée sur la scène internationale a contribué à une transformation de la littérature haïtienne. Force est de constater que cette reconnaissance de la littérature haïtienne s’explique notamment par la circulation des œuvres haïtiennes dans le milieu littéraire français et francophone de manière générale. Cette « disponibilité des œuvres » est mise en œuvre grâce (?) aux éditeurs français et canadiens qui publient régulièrement nos compatriotes ces vingt dernières années.

Un empiétement sur la fonction de la DNL l’empêcherait de jouer son rôle moteur dans l’exécution d’une politique du livre et de la lecture

Si nous considérons les vingt auteurs haïtiens les plus connus de la littérature contemporaine, nous constaterons que près de 80% des romans haïtiens sont édités en France (majoritairement), au Canada et à New York. Dans certains cas, les romans édités en Haïti sont soit des romans écrits en créole, soit publiés à compte d’auteur, soit publiés en co-édition avec une édition étrangère.

Dans certains cas, les éditeurs haïtiens doivent racheter les droits ou établir un contrat d’édition gagnant-gagnant avec l’éditeur d’origine. C’est ce que nous a révélé, par exemple, le conflit sur l’entrée ou pas dans le domaine public de l’œuvre de Jacques Stephen Alexis, dont les éditions C3 détiennent des droits de Gallimard.  Dans cette situation, vous comprenez clairement que des éditeurs, majoritairement français et canadiens, détiennent une grande part du patrimoine littéraire haïtien. 

Absence d’une politique du livre

Si la littérature haïtienne est à son âge d’or, nous ne pouvons pas dire la même chose des entreprises de la chaine du livre, principalement des maisons d’édition.

En effet, la floraison de la littérature haïtienne à l’international devait s’accompagner d’une dynamisation du marché du livre haïtien. Ce n’est malheureusement pas le cas, puisque le marché du livre souffre de plusieurs maux : manque d’attractivité des maisons d’édition, faiblesse de la demande, manque de moyens des industries de la chaine du livre (imprimeurs, libraires, diffuseurs etc.).

Cependant, tous ces maux convergent vers une absence totale d’une politique autour du livre et de la lecture Haïti. Depuis sa création, la Direction Nationale du Livre (DNL) essaye de doter le pays d’une politique du livre, avec des difficultés d’ordre administratif et financier. Auguste D’meza a affirmé en 2011 dans un article du Nouvelliste qu’un « empiétement sur la fonction de la DNL l’empêcherait de jouer son rôle moteur dans l’exécution d’une politique du livre et de la lecture ».

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Il faut toutefois signaler qu’en 2014, la DNL a publié un document de politique nationale du livre et de la lecture très critiquée par les professionnels du livre en Haïti et dont la mise en œuvre est loin d’être réalisée, en raison notamment de ses failles mais aussi du manque d’adhésion des professionnels de la chaine du livre à ce brouillon de politique du livre et de la lecture.

Malgré la fuite des droits patrimoniaux de la littérature haïtienne vers des éditeurs étrangers, que des maisons d’édition comme C3 et LEGS ÉDITION se battent pour rapatrier la littérature haïtienne en rachetant des droits ou en se valorisant grâce à des projets de coédition. Ce travail de rapatriement de la littérature haïtienne devra être accompagné d’un effort soutenu de l’état haïtien.

Wébert Charles est critique littéraire et co-fondateur de la revue Legs et Littérature et de la maison d’édition LEGS ÉDITION.

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