À Pacot, Père Denis a traversé les gouvernements et bouleversements institutionnels
Denis Jean Charles est né en 1937 à Bois Sec, dans la Grand’Anse. Mais il préfère dire qu’il est venu au monde sous la présidence de Sténo Vincent.
Comme plusieurs personnes de sa génération, Jean Charles se rappelle les évènements suivant les chefs d’État sous lesquels ils ont eu lieu. Par exemple, lorsqu’il parle du pont de Jérémie il préfère l’appellation Pont Estimé. Dumarsais Estimé est d’ailleurs le président haïtien qui l’a le plus marqué.
Sous ce chef d’État, Jean Charles qu’on appelle familièrement Père Denis était déjà un solide bonhomme. « J’ai connu les calamités des Jérémiens pour traverser l’eau de la ville, raconte-t-il. En 1949, le président a donc construit un pont pour faciliter le passage. Un an plus tard, il est parti en exil à la suite d’un coup d’État de Paul E. Magloire », explique Père Denis.
Depuis quarante ans, il se rend tous les matins, à l’ancienne résidence de Simone Ovide Duvalier à Pacot pour passer sa journée. Avec un autre homme âgé du quartier, il cultive du maïs, des cerises et d’autres cultures dans la cour de la grande propriété. Père Denis élève aussi des poules dans l’enceinte du bâtiment. L’homme raconte qu’il a vécu presque la moitié de sa vie au service de cette maison. Entré en tant que jardinier, il est aujourd’hui le gardien de la propriété.
Un jeune sans formation qui erre dans la capitale
Au cours de sa vie, Père Denis n’a pas pu poursuivre des études avancées. « Je n’ai lu que deux livres à l’école : le syllabaire et la méthode de lecture. Mon père priorisait les tâches domestiques sur l’académique. Une semaine, il me permettait d’aller à l’école, une autre, il m’envoyait faire des courses en ville. Je ne sais pas lire correctement, mais avec des lunettes, je peux bégayer certaines écritures ».
Père Denis a dû migrer très jeune à Port-au-Prince en quête d’une vie meilleure. Cordonnier, artisan, auxiliaire de maçon, coiffeur, sont autant de métiers qu’il a exercés avant de se charger des plantes chez la veuve du dictateur brutal François Duvalier. « J’ai toujours voulu être mon propre employeur afin de n’avoir de compte à rendre à personne, mais c’était finalement impossible. J’ai laissé tous les métiers les uns après les autres et je suis resté sous le solde de mon épouse commerçante pendant longtemps. J’ai mangé tous les bénéfices de son petit commerce. »
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Un jour, lors d’une partie de domino un lieutenant propose un petit job chez Simone O. Duvalier à Père Denis. Il se rappelle l’émotion ressentie à la suite de cette offre.
Dans son nouvel emploi, Jean Charles a été témoin de beaucoup de choses. Des soirées festives, mais aussi une bagarre. « Une fois, l’épouse du président [Jean Claude Duvalier], Michèle Bennett Duvalier est venue à la maison sans y être invitée. Marie Denise Duvalier, la sœur du président, était présente et une engueulade a toute de suite commencé. Marie Denise a tiré la Première dame par les cheveux en lui questionnant sur les motifs de sa venue. Michèle Bennett qui était enceinte à l’époque a perdu le bébé. »
Père Denis explique qu’il n’a jamais revu la Première dame mettre les pieds à la résidence de sa belle-mère, depuis ce jour.
Michèle Bennett Duvalier a été contactée. Cet article sera mis à jour si elle réagit.
Une vie consacrée à la résidence de Simone O. Duvalier
Après le départ des Duvalier en 1987, les autres employés de la maison sont partis sauf Père Denis.
Les Forces armées d’Haïti sont venues occuper l’espace. « Les militaires ne me payaient pas, dit-il. Parfois, ils me donnaient 500 gourdes. Étant donné que j’étais là, on ne me chassait pas, mais l’on me conseillait toujours de trouver un autre travail. »
Quand la Police nationale d’Haïti s’est installée dans le bâtiment en 1994, le Directeur général Pierre Denizé a proposé à Père Denis de devenir agent de sécurité de la maison. « Je lui ai dit que je devrais donc porter une arme. Il m’a remis un revolver de calibre 38 que je garde encore chez moi avec un badge de l’institution policière. »
Grand fan de la sélection brésilienne de football, Père Denis vide souvent son chargeur après les matchs en tirant en l’air pour chaque but marqué. « J’aime jouir de la vie. Les 24 et 31 décembre, lorsque je bois avec des amis parfois, je tire en l’air. Mais, il y a bien longtemps que je ne refais plus ça », dit-il.
Pourtant, il révèle s’être servi de son arme il y a de cela deux semaines lors d’un voyage à Jérémie pour les funérailles d’un proche. « En rentrant dans la ville, j’ai tiré une cartouche. En laissant la ville, j’en ai tiré une autre. » Pour Jean Charles, le chef de la ville doit se démontrer lorsqu’il est présent. C’est aussi pour lui une façon d’honorer son grand-père, ancien chef de section de Bois sec.
Après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, l’ancien quartier général de la PNH a été gravement touché et n’est plus qu’une vieille baraque. « Depuis le séisme, raconte Père Denis, je vis dans un abri provisoire faite en tôle. »
La PNH n’a plus son siège dans le bâtiment, mais Père Denis continue ses collaborations avec l’institution qui lui paie un salaire mensuel de 13 000 gourdes.
Laura Louis
Les photos sont de Laura Louis et de Frantz Cinéus / Ayibopost
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