Une anecdote probablement entre la fable et le fait historique rapporte qu’un compagnon de lutte demanda un jour à Che Guevara vers la fin des années 50 après la révolution cubaine s’il comptait amorcer une révolution en Haïti, située juste à quelques encablures de Cuba.
Entre deux bouffées de cigare, le guérillero de la Sierra Maestra au sommet de sa gloire déclara avec assurance : « Haïti n’est pas encore prête pour une révolution ! » Aurait-il tenu le même langage de nos jours ?
Haïti est à la croisée des chemins de son histoire. Le président Jovenel Moïse, héritier et gardien du système politique traditionnel, est un homme traqué, son régime politique est décrié, son bilan est lamentable, le pays est « lòk », les manifestations sont incessantes et de plus en plus violentes, la crise économique est aiguë, le désespoir du peuple est à son comble.
La communauté internationale paraît indifférente, pour ne pas dire irresponsable, comme elle l’était à la veille du génocide rwandais envers un prévisible chaos social. Dans ce cocktail Molotov politique, avons-nous réuni tous les ingrédients pour enclencher une révolution ? Celle-ci serait-elle la meilleure alternative pour fournir le changement tant désiré ?
Toute révolution a un thème…
Le site Wiki How nous dévoile comment commence une révolution. Il faut tout d’abord unir la majorité de la population autour d’un thème commun. Ce thème peut en un simple leitmotiv énoncer le desideratum principal englobant une multitude de revendications. Ici, un nombre effarant de manifestants n’ont cessé de crier à tue-tête durant plus de huit semaines : « Nou vle chanje sistèm politik la ! »
Les leaders politiques, les acteurs des organisations populaires, les chantres de la société civile et autres devront s’accorder sur une signification exacte de ce qu’exprime cette demande. Toutefois, ce n’est nullement un message creux à prendre à la légère. Pour la grande majorité de la population, le système politique actuel, producteur de pauvreté extrême, est caduc et à sa fin. Il ne reste plus qu’à l’éliminer. Mais il ne s’agit nullement de changer de gouvernement, d’expérimenter une énième transition politique pour arriver à une élection présidentielle et retourner au statu quo ante. Si une révolution est en marche, elle a déjà un thème et se doit de formuler des réformes.
Toute révolution exige des réformes drastiques…
Pour beaucoup d’observateurs, il faut une refondation de l’État et de ses institutions qui s’identifient clairement à un besoin de réformes. Tous les indicateurs pour une nation socialement équilibrée sont au rouge. La misère insoutenable condamne la grande majorité des 11 millions d’habitants à ne connaitre de la vie que souffrances et malheurs. L’impunité qui règne en maitresse des lieux, telle symbolisée par la débâcle des fonds PetroCaribe ne peut être abordée par et avec les tenants actuels du pouvoir qui sont eux-mêmes compromis dans ce scandale — « Chat pa ka veye mantèg ! »
La misère insoutenable condamne la grande majorité des 11 millions d’habitants à ne connaitre de la vie que souffrances et malheurs.
Les réformes paraissent être clairement énoncées. Parmi elles : une assistance humanitaire immédiate pour assouvir la faim du peuple, une nouvelle constitution, une justice saine et transparente pour juger les corrompus, les dilapidateurs, les intouchables. La paix sociale est à ce prix ! Si une révolution est en marche, elle connaît déjà les réformes qu’elle exige et se doit de planifier des objectifs concrets.
Toute révolution ambitionne la prise du pouvoir…
Les différentes branches de l’opposition se sont démenées comme « Mèt Jan-Jak » pour proposer des objectifs concrets pour la démission du président et la prise du pouvoir. Et cela est à féliciter, surtout quand les critiques exigeaient de telles pistes de solutions.
Cependant, l’opposition plurielle doit à mon avis, converger ses différentes alternatives en une seule proposition politique qui présentera un projet unique de gouvernance, car « se kolòn ki bat ! ».
Le gouvernement en toute évidence ne gouverne rien. Le président ne préside plus, mais gère simplement les intérêts immédiats de sa propre sécurité et de son avenir personnel. Le pouvoir prêt à basculer dans l’autoritarisme le plus total ne tient plus qu’à la létalité des armes légales et illégales. Il est soupçonné de cautionner des crimes commandités en haute sphère ou dans la fange des gangs, et se conforte dans les serres de l’aigle américain. Je présente mes condoléances à toutes les familles éplorées.
D’un pays en feu et en flammes, le géographe haïtien Jean-Marie Théodat déclarait dans une tribune du journal français « Libération » : « La révolution est en marche. Comme elle n’a pas de chef, personne ne l’a reconnue » (2). Cette déclaration est peut-être rhétorique. Car si la révolution est en marche, les objectifs sont déjà établis, les leaders sont connus et pérorent à longueur de manifestations dans les médias, le lumpen prolétariat semble être conscientisé. Il ne manque plus qu’à établir ce que peut être la lutte finale pour un dénouement à cette crise.
Assauter le pouvoir ou négocier la transition…
Il est indéniable que l’opposition a gagné du terrain politique. Sa force sur l’échiquier social est reconnue. Le pays est effectivement verrouillé à double tour et rien ne va plus comme à la roulette russe. Mais également, comme à cette roulette tout peut arriver. La majorité des analystes, des politologues et sociologues s’accordent pour s’entendre qu’il ne peut y avoir d’autres alternatives que la transition politique. Le président s’accroche désespérément à son pouvoir et le retenir est la seule finalité en soi. Les forces de l’opposition sont galvanisées et tiennent à tout barricader jusqu’aux portes du palais national. Le rapport de forces est donc établi.
D’un côté le pouvoir qui brandit son mandat constitutionnel et la force des armes de la police. De l’autre, l’opposition qui manifeste souvent dans la violence, est infiltrée d’éléments armés, bloque tous les rouages de l’administration publique dans son « poze sele », amène la nation à son point mort. Sans être prophète de malheur, je tends à croire que si les protagonistes ne se rencontrent pour négocier, la dialectique des armes sera inéluctable — « Tout bèt jennen mòde ! »
C’est bien cette considération qu’a faite l’historien Michel Soukar aux micros de Radio-Télé Métropole le 20 octobre 2019 déclarant qu’il n’est qu’une question de temps et de maturité politique à acquérir pour que les armes entre les mains des gangs ne se retournent contre le pouvoir en place (3). Il souligne que c’est un modèle classique qui s’est répandu dans l’Amérique latine. Mais d’autres analyses vont encore plus loin.
L’ancien diplomate Edwige Lalanne préconise la force brutale pour prendre le pouvoir. « Il faut assauter le pouvoir ! » croit-il sans ambages pour trancher le nœud gordien de l’impasse politique entre le pouvoir et l’opposition (4). Historiquement, les gènes de la révolution sont dans notre ADN de peuple. Cependant, choisir une telle voie entrainera assurément une multitude de dangereuses possibilités : une guerre civile, un bain de sang, une somalisation du territoire, une nouvelle occupation étrangère entre autres. Toutes des alternatives que l’on ne saurait souhaiter.
Le pouvoir doit soupeser prestement l’alternative de la confrontation armée versus la négociation politique et faire le meilleur choix qui s’impose. La révolution s’annonce à ceux qui ne sont ni aveugles ni sourds. La cause de l’opposition et de notre peuple désespéré est juste. Le pouvoir est assis sur un baril de poudre. Notre maison brûle, mais les meubles peuvent être encore sauvés. Nul doute dans mon esprit que la paix se négocie et que la raison et la sagesse peuvent toujours l’emporter sur la folie.
Patrick André
Références :
- com : « Comment commencer une révolution »
- Libération. Fr : « Lettre de Port-au-Prince, sur fond de guerre civile » — 10 octobre 2019
- Radio-Télé Métropole : Le Point, YouTube — 10 octobre 2019
- Radio-Télé Métropole : Le Point, YouTube — 2 octobre 2019
Photo couverture: HECTOR RETAMAL / AFP / GETTY IMAGES
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