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Opinion | Sérieusement ! Qui n’est pas pauvre en Haïti ?

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En Haïti, la pauvreté est encore taboue

Depuis que le président a annoncé une allocation modeste de 3000 gourdes aux citoyens en difficulté pour les aider à faire face à la pandémie, la twittosphère haïtienne regorge de blagues et de prévisions sur la façon dont des internautes comptent dépenser cet argent. Reste à savoir si ces derniers figurent sur la base de données des citoyens vulnérables du Ministère des Affaires sociales qui sera utilisée pour faire la distribution du montant via MonCash.

En attendant de savoir qui va vraiment recevoir cet argent, on peut se demander qui mérite le plus une aide du gouvernement haïtien en ce moment. Qui n’a pas les moyens de se confiner en Haïti ? De qui parle-t-on quand on parle des pauvres ?

La pauvreté est un de ces concepts qui traverse les disciplines. On la traite en philosophie comme en économie, en sociologie comme en médecine. On a déjà analysé la pauvreté sous tous ces angles et on continue à le faire. Le dernier prix Nobel d’économie vient d’être décerné aux économistes Esther Duflo et Abhijit Banerjee qui y ont consacré une majeure partie de leur travail.

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Les intellectuels sont partagés sur comment mesurer et lutter contre la pauvreté, mais en général on admet qu’une personne pauvre vit dans des conditions inacceptables : incapacité de manger, se loger et s’habiller convenablement, même si pour certains la pauvreté ne doit pas se limiter à une question de consommation.

Le seuil de pauvreté international est fixé à 1,90 dollar américain, le montant minimal qui permettrait de satisfaire partiellement des besoins primaires, dont une alimentation suffisante en apport calorifique, pour survivre.

Pour Armatya Sen, économiste de renom, le pauvre est celui à qui il manque des ressources qui le privent de certaines capacités, qui ne peut pas se présenter avec dignité dans la société. Sen a contribué à développer une définition, une mesure de la pauvreté qui sert de base pour l’indice multidimensionnel de la pauvreté et qui va au-delà du seuil monétaire. Cette mesure comprend 7 dimensions : la santé, le logement, l’éducation, l’assainissement amélioré, l’accès à l’eau, à l’énergie et la sécurité alimentaire.

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La pauvreté en Haïti est encore taboue. Par fierté on refuse d’admettre cette réalité pourtant implacable, on s’interdit de la décrire, d’en parler pour maintenir une image. Comme si être pauvre serait une faute, un déshonneur. L’expression «Ayiti pa m lan diferan», illustre bien le déni collectif de l’état de pauvreté de notre Ayiti Cheri.

Pour se convaincre qu’ils vivent dans un pays non pauvre, certains clament qu’Haïti est trop riche pour être pauvre alors que le pays reste le plus pauvre de l’hémisphère ouest, et figure à la 20e place des 25 pays les plus pauvres du monde. On ne peut pas embellir encore moins camoufler ce qui fait depuis des années partie de notre quotidien, une épithète qui nous colle au dos.

Dans le même ordre d’idée, la majorité des jeunes haïtiens s’identifient à une classe moyenne fourre-tout. Certains ont beaucoup de mal à accepter qu’ils soient pauvres et contestent la matérialité de ce fait. Il existe à la fois un déni et une incompréhension de ce qu’est la pauvreté qui alimente la stigmatisation dans un pays où les pauvres sont pourtant si nombreux.

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Les chiffres sur la pauvreté en Haïti tout comme les chiffres sur la population haïtienne en général méritent d’être mis à jour. Depuis 2012, de nombreux événements ont affecté le pays et le nombre de pauvres a pu évoluer entretemps, même s’il est évident qu’il n’y a eu aucun miracle. Le déni ne permet malheureusement pas de tirer de la pauvreté les millions d’Haïtiens qui y pataugent.

S’il suffisait de peindre les bidonvilles pour donner accès à des logements décents aux 74 % de la population urbaine vivant dans des baraquements. S’il suffisait d’imprimer les belles photos de nos mets ô combien délicieux pour nourrir les 4 millions de personnes menacées d’insécurité alimentaire. Si nos belles plages pouvaient étancher la soif de 33,5 % de la population qui n’a pas accès à l’eau potable… Il n’y aurait pas lieu de parler de pauvreté en Haïti. Notre Haïti serait différent, en effet.

Malheureusement, environ 6 millions d’Haïtiens soit plus de 58 % de la population sont considérés comme pauvres, car ils vivent avec moins de 2,41 dollars par jour, le seuil de pauvreté national. 2.6 millions sont extrêmement pauvres, car ils vivent avec moins de 1,90 dollar américain par jour, le seuil de pauvreté international. Ces données datent de 2012, la projection la plus récente fait état de 57 % de pauvres en 2017 (Banque mondiale). 68 % de la population n’a pas accès aux services d’assainissement même limité, Plus de 50 % de la population n’a pas accès à l’électricité. Un triste constat !

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Le président veut cibler 1,5 million de personnes à qui il donnera 3 000 gourdes. Aussi modeste que soit le montant de l’aide, il ne lui permet pas de toucher tous ceux qui sont vulnérables. Pour une personne en situation d’extrême pauvreté, c’est quand même une aide. Cependant, comment procèderont-ils pour identifier 1,5 million parmi 2,6 millions de citoyens extrêmement pauvres.

Serait-ce une aide pour les pauvres ayant accès à MonCash ? Le ciblage sera-t-il fait de façon juste ? Une chose est sûre, ce ne sont pas des récipiendaires d’assistance sociale qu’on manque. Il nous manque de la vision et une méthode pour tirer des millions de citoyens de la pauvreté et faciliter l’avènement d’un Ayiti diferan pour tous.

Emmanuela Douyon

Emmanuela Douyon est une spécialiste en politique et projets de développement. Elle a étudié à Paris-1 Sorbonne en France et à l’université National Tsing Hua de Taïwan. Emmanuela a travaillé dans plusieurs secteurs en Haïti. Elle est fondatrice du thinktank Policité et offre des consultations stratégiques en gestion et évaluation de projets. Outre ses activités professionnelles, Emmanuela est une activiste luttant contre les inégalités et la corruption. Elle intervient souvent dans les médias pour commenter l’actualité et analyser des questions économiques.

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