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Opinion | Le Rwanda a-t-il véritablement des leçons à enseigner à Haïti en matière de résilience collective ?

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Pour pouvoir véritablement cheminer vers la transformation sociale en Haïti, faut-il pour autant s’ouvrir au monde en absorbant toutes les propagandes que la pensée dominante néocoloniale nous impose comme modèle de réussite et de progrès ?

Dans le cadre d’une série de réflexions que mes collègues et moi du « Haitian Well-Being Working Group » (Groupe de travail sur le bien être-haïtien composé de professionnel.les Haïtiens. nes des 4 coins du monde, dont une en mission à Kigali, Rwanda), avons initiées sur la gestion locale de la pandémie du Coronavirus-2019 (Covid-19) par certains pays à faibles revenus ; le parallèle entre Haïti et le Rwanda a retenu notre attention, compte tenu des similitudes d’ordre psychotraumatique et démographique entre ces 2 pays noirs.

À souligner que bien avant l’arrivée de la pandémie, je constatais avec prudence un engouement des jeunes leaders et personnalités médiatiques en Haïti pour le fameux miracle rwandais, qu’ils souhaitent vendre comme modèle de développement économique au pays. Ainsi, dans cet article, j’essaye de décortiquer la fabrique historique et psychosociale de ce miracle apparent et, la manière qu’il se serait incarné pendant cette période pandémique. En concluant sur les controverses et contradictions statistiques qui rendent ce « success story » problématique comme modèle de progrès à imiter en Haïti.

D’abord, et si nous commencions par une rapide comparaison de la performance des deux pays en matière d’indice potentiel de développement humain (tableau 1) ? 

Tableau 1 : Bref aperçu de la performance d’Haïti et du Rwanda en matière d’indice potentiel de développement humain (IDH)

Rang Haïti Rwanda
Indices de développement humain (IDH) 169 158
Espérance de vie à la naissance en 2018 63,5 ans 69
Ratio de mortalité maternelle pour 100 000 naissances vivantes 359 290
Pourcentage de sièges occupés par les femmes au parlement 2,7 % 55 %
Indice de pauvreté multidimensionnelle 41,3 % 54,4 %

Source : UNDP (2019)

Comme nous pouvons le constater dans le tableau ci-dessus, le Rwanda semblerait devancer Haïti à bien des égards.

Le contexte sociohistorique rwandais 

Thompson (2018) note que les visiteurs trouvent au Rwanda un endroit attrayant, paisible après le génocide et la guerre civile de 1994 qui ont décimé près d’un demi-million de Rwandais (particulièrement le groupe des Tutsis et certains Hutus). Les visiteurs remarquent que les rues de la capitale sont propres et bordées d’arbres. Un contraste frappant avec son passé sombre, le Rwanda d’aujourd’hui est salué par certains comme l’un des pays les mieux organisés de l’Afrique subsaharienne.

Certains Occidentaux ressentent de la sympathie, voire de la responsabilité, pour les horreurs du régime génocidaire des extrémistes du groupe hutu. En conséquence, le Rwanda bénéficie d’une quantité excessive de bonne volonté, car les visiteurs — touristes, étudiants, travailleurs humanitaires, journalistes et diplomates — tombent amoureux des rues propres de Kigali, des restaurants rénovés, des nouveaux hôtels, des points d’accès WiFi, des bars à expresso servant les meilleures bières des brasseries rwandaises.

De nouveaux gratte-ciel, devantures de magasins, hôtels, banques, centres de congrès et centres commerciaux ont transformé la capitale. Les hôpitaux et les écoles ainsi que les routes et les ponts ont été reconstruits et de nouveau ont été ajoutés. Au milieu de Kigali se trouve le principal rond-point du quartier central des affaires rénové. Les piétons et les automobilistes partagent le rond-point, avec ses six routes de connexion menant à différentes parties de la ville et, éventuellement, à tous les coins du pays — le réseau routier du Rwanda est parmi les meilleurs en Afrique.

Kigali abrite 34 universités privées et publiques fonctionnant toute l’année. Elles proposent également des cours du soir pour les écoles techniques chargées de former la prochaine génération de leaders et l’élite éduquée ambitieuse : l’oisiveté et le manque de motivation sont des faux pas sociaux depuis le génocide de 1994. Discipline et concentration définissent le Rwanda contemporain, où les bons citoyens travaillent sans relâche pour promouvoir le développement national. La position officielle est que grâce aux initiatives dirigées par le gouvernement pour promouvoir l’unité nationale, les Rwandais vivent maintenant en harmonie. Les étiquettes ethniques – Hutu, tutsi ou Twa — sont reléguées au passé, une relique des régimes précédents qui manipulaient l’ethnicité à des fins politiques égoïstes. Le Rwanda est un pays en mouvement et Kigali son épicentre (Thomson, 2018).

Au fait, quelles seraient les valeurs culturelles propres à la société rwandaise à l’origine de ce fameux miracle? 

Selon l’ancien premier ministre rwandais, le docteur Pierre-Damien Habumuremy (2015), la réponse à cette question témoigne de la résilience Rwandaise. À l’en croire, les Rwandais sont uniques dans leurs façons de penser, de ressentir et d’agir. Ce seraient ces manières d’être au monde qui auraient prévalu chez les Rwandais après le génocide de 1994. Ces valeurs culturelles rwandaises produisent un peuple capable de s’adapter à une situation complexe et de trouver des solutions locales communes avant de recourir à un soutien extérieur.

Habumuremy (2015) décrit 4 valeurs culturelles locales qui ont contribué aux réalisations du Rwanda au cours des deux dernières décennies à savoir :

1) un haut niveau de patriotisme et d’attachement à la patrie ;

2) une quête permanente de succès et de sacrifice de soi ;

3) un haut niveau de discipline et d’intégrité et ;

4) un sens de coopération et d’entraide. Il indique que ces 4 valeurs culturelles rwandaises ont été efficacement mises à profit par les dirigeants post-génocides comme Paul Kagame pour impliquer la population dans le processus de transformation sociopolitique et économique du pays.

Quid de cette résilience rwandaise légendaire durant la pandémie de Covid-19?

 Au 19 juillet 2020, parmi 207 022 personnes testées, seulement 1539 sont infectées du Covid-19 dont 5 ont décédé (Rwanda Biomedical Centre, 2020). En Haïti, les chiffres officiels du MSPP confirment qu’actuellement 7053 personnes ont été infectées au covid-19, pour 146 décès et 16 957 cas ont été déclarés suspects (Ministère de la Santé publique et de la Population-MSPP, 2020).

Au Rwanda, compte tenu des leçons apprises de la gestion de la maladie à virus Ebola, le Ministère de la Santé (MOH) a implémenté des mesures préventives rapides et transparentes, et mis en œuvre des protocoles de recherche de traçage de cas suspects de Convid-19.

Actuellement, le Rwanda a les moyens d’effectuer plus de 1000 tests par jour (Ministry of Health-MOH, 2020). Il s’est également tourné de manière efficace vers le numérique via des téléphones portables qui saisissent des données pouvant retracer les personnes qui ont été en contact avec des patients atteints de COVID-19 (MOH, 2020). Les dons de plus de 25 000 kits de test, 100 000 masques, 1000 combinaisons de protection médicale et écrans faciaux de donateurs tels que C&D Pink Mange (une industrie textile locale) et la Fondation Jack Ma ont comblé l’écart de la pénurie mondiale d’équipements et de ressources de protection (MOH, 2020).

En ce qui a trait à la mobilisation des facteurs de résilience, ils sont manifestes durant la pandémie grâce aux efforts du gouvernement et de la population locale pour se soutenir mutuellement en promouvant la résilience psychologique et le recours aux dispositifs de santé préexistantes, tout en s’ajustant à la nouvelle normalité (Louis et al., 2020).

Au cours des deux dernières décennies, les valeurs culturelles locales auraient contribué aux réalisations du Rwanda (par exemple, le système de soins de santé globale est dit décentralisé, le leadership gouvernemental serait soutenu, la réconciliation et la guérison sont des priorités nationales). En ce moment, ce sont ces attributs culturels rwandais qui irrigueraient les efforts concertés de mobilisation de la population en vue de sa participation active au développement communautaire (par exemple l’umuganda) (MOH, 2020 ; Habumuremyi, 2015).

Du génocide à une paix précaire? Pourquoi serait-il problématique pour Haïti d’imiter le modèle rwandais? 

Certes le Rwanda contemporain jouit d’une image plutôt positive à l’échelle internationale. Toutefois, Susan Thomson (2018) dans son ouvrage sur le génocide et la précarité de la paix au Rwanda, montre clairement que la réalité est différente : la majorité des Rwandais.ses vivent en zones rurales démunies et ne bénéficient pas des progrès concentrés à Kigali ; pour moins de 20 % de la population qui vit à Kigali, le maintien d’un certain niveau de vie se fait au prix d’un soutien inconditionnel au parti au pouvoir.

Thompson (ibid) retrace l’histoire de la période précoloniale à nos jours et nous apprend que la minorité tutsie exploitait la majorité hutue dénuée de terre. Ces faits sociaux ont conduit à un modèle historique d’oppression et de mécontentement qui s’est soldé par des épisodes ultraviolents.

Le problème à l’ère moderne est qu’au lieu d’essayer de créer une société plus juste, le Rwanda Patriotic Front (RPF), le parti au pouvoir, perpétue les mêmes anciennes structures oppressives qui ont débouché sur le génocide de 1994. Au lieu d’essayer d’aider la société à surmonter les souvenirs douloureux, le RPF instrumentalise l’histoire rapporte l’auteure.

Le débat politique et la dissidence ne sont pas tolérés, et le gouvernement assimile tout type de critique à lui-même au déni du génocide. Grâce à un réseau étroit de hiérarchies nationales des partis, ainsi qu’à un vaste service de renseignement, ils exercent un contrôle strict sur l’expression politique dans toutes les couches de la société. Il est pratiquement impossible de garder un emploi en dérogeant à la ligne du parti. Cette ingérence généralisée dans la vie des gens aboutit à de longues peines de prison pour les dissidents politiques ou même à des meurtres à forfait (Thompson, 2018).

Pour l’auteure, l’ironie de l’engagement du RPF à l’autosuffisance nationale cache la dépendance du Rwanda à l’égard de l’aide étrangère. La dépendance à l’égard de l’aide existe lorsqu’un pays n’est pas en mesure de remplir les fonctions et services gouvernementaux de base sans financement ou expertise étrangère. Rien qu’en 2013, le Rwanda a reçu gratuitement plus d’un milliard de dollars d’aide nette au développement, dont plus de la moitié était consacrée à des projets d’infrastructure (Thomson, 2018). Ceci met en évidence la dépendance historique et contemporaine du Rwanda à l’aide au financement du développement et nous oblige à nous interroger sur le caractère mythique du miracle rwandais propulsé dans les médias internationaux.

Il n’existe aucune démocratie universelle ! Haïti a certainement des enseignements à apprendre de ce pays africain qu’est le Rwanda, en termes de résilience psychologique, de parité homme/femme, de gestion des crises sanitaires, de protection de l’environnement et des rapports avec la communauté internationale. Cependant, n’est-ce pas un leurre et un danger en Haïti de vouloir imiter ce modèle mythique de progrès rwandais, produit d’un génocide, que le sentiment de culpabilité de la communauté internationale finance gracieusement ; et probablement amplifié par la propagande d’un gouvernement jugé élitiste et autoritaire ?

À titre illustratif, alors que 54,4 % des Rwandais.ses contre 41,4 % d’Haïtiens. nes vivent en situation de pauvreté multidimensionnelle (UNDP, 2019), la communauté internationale perçoit le premier pays comme un « success story », tandis que le second est étiqueté d’État en faillite. Tout compte fait, pour pouvoir véritablement cheminer vers la transformation sociale en Haïti, faut-il pour autant s’ouvrir au monde en absorbant toutes les propagandes que la pensée dominante néocoloniale nous impose comme modèle de réussite et de progrès ? À mon avis, l’urgence serait plutôt à l’introspection, et au travail de guérison profonde des traumatismes historiques issus de l’esclavage et de la colonisation qui inhibent le génie créateur haïtien !

 

Judite Blanc, PhD, New York University
Psychologue, chercheure, enseignante et spécialiste des questions liées aux traumatismes historiques et aux disparités raciales en santé

Notes : Mes chaleureux remerciements à l’économiste Etzer Émile pour la relecture de ce texte.

Photo couverture: Le Président du Rwanda Paul Kagame rencontre le Président Jovenel Moïse d’Haïti en marge du sommet du G7 | Québec, le 9 juin 2018

Références

Habumuremyi, PD. (2015, October 7). The secret behind Rwanda’s resilience. The New Times.

Louis, E. F., Ingabire, W., Isano, S., Eugene, D., & Blanc, J. (2020). Rwanda’s response during COVID-19. Psychological Trauma: Theory, Research, Practice, and Policy, 12(5), 565–566.

Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP). (2020). Covid-19 : situation en Haïti.

Ministry of Health (MOH) (2020). Coronavirus disease COVID 19: Rwanda’s preparedness and response. Consulté le 15 Avril 2020

Rwanda Biomedical Centre (RBC) (2020). COVID 19 infection treatment guidelines for Rwanda. Consulté le 25 Mars 2020

 Rwanda Biomedical Centre. (2020). Update on COVID-19 19 July 2020.

Thomson, S. (2018). Rwanda: from genocide to precarious peace. New Haven: Yale University Press. 

United Nations Development Program (UNDP) (2019). Human Development Report 2019. Beyond income, beyond averages, beyond today: Empowered lives. Resilient nations. Inequalities in human development in the 21st century. Consulté le 19 juillet 2020.

 

A Haitian daughter who traveled to three countries and five cities with a baby girl, in pursuit of knowledge. A sister, aunt, behavioral scientist, teacher, and knowledge seeker.

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