ART & LITERATURE

«Ni Pays ni Exil», de Ricardo Boucher : ensemencer demain

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Salaires-tuberculose et jour suivant pour les mieux lotis. Assécher ensemble le funeste terreau qui laisse les espèces carnivores et mutantes mener, ici, sur la terre des poètes, orgies sanglantes en toute impunité : ainsi murmure le bourgeon-poème

«Ni Pays ni Exil» de Ricardo Boucher : écrin de tendresse inattendue, tribune révoltée qui invite à la résistance des âmes, manifeste rouge qui rappelle que « Je » peut se faire « Nous » et dépasser en nombre – toujours – les piétineurs de rêves. 

Un bourgeon s’ouvre vers la timide lumière en pleine saison des cendres, plante insulaire aux racines profondes se fichant comme d’une guigne des oiseaux de mauvais augure qui ne prédisent que chaos, cercueils. 

Salaires-tuberculose et jour suivant pour les mieux lotis. Assécher ensemble le funeste terreau qui laisse les espèces carnivores et mutantes mener, ici, sur la terre des poètes, orgies sanglantes en toute impunité : ainsi murmure le bourgeon-poème. 

Ni pays ni exil

Evelyne Sincère. Tchadensky Jean-Baptiste. 

Combien de fleurs innocentes encore demain empêchées ? 

Les balles pleuvent et demain chute.

« Aucun lendemain n’est possible 

Là où le jour est englouti dans le jardin semé de vieilles ronces

où les feuilles mortes emplissent la bouche de l’océan des années-lumière 

Pour asséner la raison aussitôt comptable 

de douleurs anonymes 

À suivre les enfilades de mouches 

Où fourmille la mort comme invitée suprême 

Pour recueillir un printemps goguenard portant la beauté en œuvre posthume 

À peine visible des yeux fertiles 

La pauvre vie tombant sur la voie publique 

En chanson de circonstance 

Un lambeau de soleil brûle là-haut au lointain 

L’espoir devenu cadavre »

[extrait d’ « Ode à Port-au-Prince »]

    « La poésie ! La poésie ! La poésie ! »

Cri-signature du poète des rues Ricardo Boucher. La poésie pour tenir. La poésie pour unir, lier les ultimes traces d’espoir éparpillées au sein d’une population à cran.

Artiviste, militant au sein du mouvement MOLEGHAF ( Mouvement de Liberté, d’Égalité des Haïtiens pour la Fraternité, nldr), performeur et fidèle transcripteur des plus grandes plumes caribéennes sur les murs martyrisés de la capitale depuis 2019, dans le cadre de la campagne de sensibilisation contre les violences de toutes formes, intitulée « Pòtoprens Vil Powetin Pa Nan Vyolans » (« Le Poème tué’ ») lancée par Guy Régis Jr.

Sortie simultanée en Haïti et en France), après plusieurs collaborations avec divers festivals tel Quatre Chemins et revues comme Davertige.

Véritable défi à ceux qui ne jurent que par le déterminisme social ou le réseautage littéraire. Pied-de-nez définitif aux langues trop pendues qui parlaient « passion dévorante » en souriant, incrédules, quand en réalité chaque graffiti du poète s’approchant de la trentaine était une graine supplémentaire plantée à même un support minéral blessé par le plomb. 

Un onguent médicinal pour penser. Un geste politique aussi modeste dans sa forme que puissant dans sa portée, dans son intention. 

Garder les consciences éveillées d’un peuple de plus en plus privé d’accès à ses livres (voir l’appel de Yanick Lahens pour soutenir le centre Araka) par une guerre civile qui cache son nom, publiquement lorsque la nuit et sa sœur la peur à présent atteignent les moindres recoins. 

  « Où sommes-nous ?

Nous traversons la grande nuit

tout ce qu’elle porte de paupières meurtries sur tant de vies confisquées 

avec la même violence aveugle des vomissements de chiens

Nous traversons la grande nuit en instance 

de la vie rebelle qui ne se rend pas »

      [extrait de « Je m’appelle massacre »]

Louis Drouin Jr. Marcel Numa. Jean-Marie Vincent. Antoinette Duclaire.

Combien de voix bâillonnées, à jamais rendues au silence de la terre, à cette discipline des masses tétanisées tant prisée des tyrans au petit pied ?

Esthétisme de la douleur ? Maîtrise pudique de la rage, plutôt. De la rage face au non-sens de tant de corps qui roulent, qui terminent – pour un regard ou un méchant hasard – sans plus de respect pour la vie humaine, sur les fatras livrés aux porcs.

Dire l’indicible via l’image. Décrire l’impensable, métaphore alliée. Rappeler les noms des combattants tombés.

L’argent n’a pas d’odeur ? Lignes rouges de la dignité franchies, lignes blanches de la déchéance snifées : celles de l’avidité et de la toute-puissance illusoire étouffent la cité oubliée. Effluves prégnantes de la désespérance entretenue. Survivre est le seul but quotidien. L’unique projet – à peine atteignable. Que peuvent les vers des poètes face aux promesses des tueurs mandatés ? Les brutes se saoulent au mauvais clairin ou aux grands crus importés – selon leur distance d’avec les palais. Selon leur place sur le grand échiquier. L’avenir, les jours légers, sont les seuls frappés d’abstinence. D’aucuns les croient déjà en état avancé de décomposition.

  « Il y a dans l’ombre lointaine quelque chose d’un mélange de trouble 

Des images déformées

Une lamentation née par la force d’un cri 

Cri à croix de bouquets 

Cher camarade 

Dans une telle volée de pierres

assez grosses pour casser les vitres de l’usine 

J’ai longtemps fixé le soleil

J’ai vu une foule debout 

En quête de ce bien-être interdit 

Pour que naisse la beauté 

Pour que toute la vie s’endimanche de printemps 

Pour accueillir l’espoir 

La dignité humaine 

que demain doit porter à bout de bras »

       [extrait de « Tchadensky Jean-Baptiste »]

Que peuvent les vers des poètes face aux promesses des tueurs mandatés ? Les brutes se saoulent au mauvais clairin ou aux grands crus importés – selon leur distance d’avec les palais.

Mais si Ricardo Boucher ne prétend à aucune solution miracle, il se souvient que ledit « bas peuple » – tout déplacé qu’il est – est le plus nombreux et la fraternité, une arme galvanisante intemporelle. Face au pire possible chez l’humain, brandir le tendre. L’amour et l’amitié. Les rêves communs d’une plèbe anoblie. Rendue à sa beauté oubliée. À sa force en sommeil. Ses chers poètes illustres en ont justement tant parlé. D’où l’exécration des adeptes de la terre brûlée pour les livres ?

  Armure. Bouclier. Pour ne pas sombrer. 

« Une écriture de révolte, une poésie militante qui prend le parti-pris des pauvres, des exploités et des défavorisés. ‘Ni Pays ni Exil’ se veut une poésie de l’action, de revendication au droit à la vie, au bien-être collectif, à l’accès au pain pour tous et la venue d’un monde juste » de souligner son éditeur Dieulermesson Petit Frère.

Utopie ? C’est pourtant bien en aspirant au meilleur commun que les consciences évitent de se souiller au quotidien avec les bas arrangements. Les politiciens insulaires et les grandes puissances qui parlent fort de l’avoir certainement oublié. 

 « Ici

Trois camarades debout 

Avec des yeux blessés encore pleins de rêves 

Même leur tombe ne portera pas leur nom

Entre les roses déterrées 

Par les gouttes de sang

Il convient à la mémoire d’exister »

      [extrait de « Pays sans chapeau »]

Ni Pays ni Exil’ se veut une poésie de l’action, de revendication au droit à la vie, au bien-être collectif, à l’accès au pain pour tous et la venue d’un monde juste

Un texte amoureux (« Guirlande rose ») et un hommage à sa mère (« Telle mère »), une salutation amicale à la regrettée Jessica Nazaire (« car la chanson a besoin de respirer »), avant de lever haut le stylo à nouveau, invitation lancée à « Une poétesse arabe », élargissant la lutte pour la justice au-delà d’Haïti. 

   « Je me parle de tenir par un souffle 

Mon corps accuse ses dépouilles en grève de faim 

aux yeux de la lune fantôme 

à peine perceptible dans la nuit menaçante 

Dans la nuit difficile à vaincre 

Pas une silhouette d’étoile 

Pas de beauté dans le miroir 

Mais l’image que forme le vacarme imaginaire 

dans ce dialogue avec la mort 

Le silence des lueurs de tendresse 

Sous un ciel irréfléchi 

Il y a ma chute dans les ténèbres »

Des pneumatiques chargés coulent dans les flots déchaînés sous les yeux d’une Europe indifférente. Une femme pleure ses enfants annihilés par les bombes à Gaza. Une poétesse yéménite se fait traîner par les cheveux vers sa geôle. Un journaliste turc bastonné.

Et un jeune poète haïtien humaniste lui-même cerné par l’esprit de destruction de penser à elles. À eux tous. Convaincu plus que jamais du pouvoir des mots. Des possibles qu’ils ouvrent lorsque tout – autour – semble prêt à basculer. À s’écrouler.

Tant que survivront les roses. Tant qu’écloront  les poètes. 

Que passeront les mots. 

— ‘Ni Pays ni Exil’. Ricardo Boucher. Legs Editions —

Par

Image de couverture |Photo en noir et blanc de l’artiste Ricardo Boucher

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Frédéric L’Helgoualch vit à Paris. Il écrit des critiques littéraires et a découvert la riche histoire et la foisonnante littérature d’Haïti à partir d’un livre de Makenzy Orcel, ‘Maître Minuit’. Depuis il tire le fil sans fin des œuvres haïtiennes. Il a publié un recueil de nouvelles, ‘Deci-Delà, puisque rien ne se passe comme prévu’ et un ebook érotique photos-textes, ‘Pierre Guerot & I’ avec Pierre Guerot.

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