ART & LITERATURE

Dans Masi, Gary Victor soutient la communauté « Masisi, Madivin, Monkonpè, Makomè, Miks »

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Masi est un roman incontournable dans la lutte contre l’intolérance et pour l’acceptation des citoyennes et citoyens qui entendent vivre leur vie comme elles et ils l’entendent, aimer sans crainte ni justifications à donner

Publié en 2018, ce roman du très populaire et engagé écrivain est une réponse à l’interdiction du festival LGBTQ Massimadi en 2016, cerné par les menaces homophobes, les cris d’orfraie des religieux et des virilistes (plus drama-queens que lascars). Et aussi un réquisitoire impitoyable contre une certaine élite avide de passe-droits, prête à toutes les compromissions. Le livre met en exergue la déchéance morale d’une cour de décideurs au petit-pied alors même que le pays aspire plus que jamais à retrouver des figures inspirantes et courageuses réellement dévouées au bien commun.

La première de couverture du roman.

Avoir l’échine souple est une nécessité en politique, entendu, mais de là à se retrouver genoux à terre dans le bureau présidentiel, prêt à avaler ses couleuvres dès la prise de contact avec le Prince : même Machiavel ne l’avait pas vu venir !

Le livre met en exergue la déchéance morale d’une cour de décideurs au petit-pied…

«Dieuseul Lapénuri», sous ses airs de fonctionnaire sans éclats aux épaules rentrées, avait bien caché son jeu.

Sont-ce la pression exercée par son ambitieuse épouse, les injonctions de son politicien d’oncle par alliance (bien décidé à pousser ses pions jusqu’au Palais), les quolibets de son méchant père lui assurant qu’il n’aurait jamais aucun destin qui ont décuplé le moment venu sa motivation et l’ont poussé à trahir sa nature ?

Ou peut-être des désirs secrets trop longtemps enfouis qui ont refait surface (nature plus trouble qu’affichée), boostés par l’attitude décomplexée du dirigeant, obsédé sexuel et toxicomane notoire connu pour mener ses hommes à la baguette ?

Toujours est-il que «Dieuseul Lapénuri» n’a pas hésité longtemps avant de saisir la perche sans plus de formalités. Que sont quelques minutes de respiration entravée, de mâchoire désarticulée quand un portefeuille ministériel et son corollaire de bénéfices pécuniaires et autres signes extérieurs de pouvoir sont en jeu ?

L’échelle sociale ne se gravit pas facilement en Haïti, il faut savoir prendre langue avec les maîtres du jeu quand ceux-ci daignent se pencher vers vous. Savoir détourner, aussi, et pas que le regard.

L’échelle sociale ne se gravit pas facilement en Haïti, il faut savoir prendre langue avec les maîtres du jeu…

Furieux contempteur des abus et lâchetés d’une classe politique qui ne se lasse pas de se moquer de son peuple et de ses espoirs, l’auteur de « Saison de porcs », de « La corruption expliquée aux enfants » et d’« Un homme dangereux» ne pouvait laisser passer cette occasion pour encore une fois trancher à sec et dans le vif.

Si le comptable hétérosexuel du ministère des Finances, époux et père de famille, n’a jamais brillé ni par l’acuité de son intelligence ni par la pertinence de ses analyses sur l’état du pays, sa dextérité cachée, sa souplesse idéologique dans le domaine de la sexualité une fois collé au pied du mur deviennent une révélation pour lui comme pour le ministre de l’Intérieur.

Féroce huile et yeux du régime, ce dernier a en effet placé ses caméras jusque dans le bureau du premier citoyen. Il n’ignore donc rien des compromissions de ceux qui se rêvent un avenir public et ne craignent pas de s’étendre sur le canapé.

[…] un réquisitoire impitoyable contre une certaine élite avide de passe-droits, prête à toutes les compromissions.

«Dieuseul Lapénuri» aurait bien entendu préféré garder secrètes ces quelques minutes embarrassantes qui ont abouti et à un lâcher de vers poétiques (côté présidentiel) et à l’obtention du convoité nouveau poste de « ministre aux Valeurs morales et citoyennes » (« nouvellement créé par le président — une promesse de campagne — pour raviver les valeurs morales et citoyennes et mettre ainsi un frein à la corruption qui ravageait la société »).

Mais la cour des favoris et autres pique-assiettes qui encombrent les couloirs des bâtiments officiels est vite tenue au jus de l’irruption d’un nouveau concurrent dans son atypique partie de «pike kole» grandeur nature.

« — Il y a une règle implicite dans l’entourage du président. Tout le monde sur un pied d’égalité. On s’entretue à armes égales. Voici que vous arrivez. Grâce à votre femme avec un oncle politiquement fort, vous êtes à deux doigts de devenir ministre.

Il prit une pose comme un acteur créant son effet.

— Vous faites une pipe au président. Vous êtes toujours dans les règles du jeu.

Il n’osa protester. Ce serait plus avilissant. À quoi cela servirait-il ? Le ministre de l’Intérieur devait disposer d’enregistrements vidéo.

 — Mais vous le faites jouir. Là, vous violez les règles du jeu. Personne n’y est arrivé avant vous.

La question lui brûlait les lèvres. Entre dignitaires de la République, on avait le droit de se faire des confidences, se dit-il pour se donner du courage.

— Même pas vous ?

Le ministre de l’Intérieur le fusilla du regard.

— Votre carrière ne tient qu’à un fil, Monsieur le Ministre aux Valeurs morales et citoyennes. On fera tout pour avoir votre peau. Personne ne vous permettra de devenir le favori du président sur une simple question de technicité. »

Ce roman […] est une réponse à l’interdiction du festival LGBTQ Massimadi en 2016…

Voici donc notre personnage principal doté d’un savoir-faire, d’un tour de main, que grands dieux il ignorait posséder et doute de pouvoir un jour reproduire ! Il lui faudra bien renouveler l’exploit pourtant s’il veut conserver attention et largesses du lubrique Président, le temps au moins d’effectuer quelques virements au nom de la patrie reconnaissante vers la République Dominicaine ou la Floride, retraite dorée constituée à la va-vite, mais somme toute bien méritée pour qui a tant sué pour le bien, la grandeur, de la nation !

Tandis que sa femme arriviste qui ne le nomme plus que « Ministre » s’assoit sur sa bigoterie dans les soirées échangistes de la haute, ses adversaires sabotent son bureau et dégainent le vaudou, lancent un limier jusqu’au Canada sur les traces de son passé, en quête de la fameuse « technique » buccale qu’ils ont hâte d’expérimenter sur le chibre d’abondance. Des queues se forment devant son domicile, non-désirées celles-ci puisque constituées de quêteurs de privilèges, de promotions express et d’autres renvois d’ascenseur espérés.

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«Dieuseul Lapénuri» découvre ainsi les inconvénients d’être devenu l’homme en vue. L’homme à presser tel un citron. Ou à mettre à (en) terre.

Mais ces tracas ne le détournent pas de sa préoccupation première. S’occuper des dossiers de son nouveau ministère, chercher solutions aux innombrables maux sociaux, économiques et politiques qui immobilisent la nation ? Restons sérieux.

Non, il préfère courir les cimetières à la recherche du secret de la fellation parfaite, de la « pipe finale. La pipe ultime. L’arme de destruction massive. » Celle qui fit un jour chuter Guillermo, le major-jonc (fable burlesque qui trouverait toute sa place dans « Treize nouvelles vaudou » ou dans « Histoires absurdes entendues ou vécues dans un tap-tap ») et lui permettrait ainsi de se garantir durablement l’amitié du grand leader capricieux (auquel d’ailleurs il se surprend à rêver dans de bien peu protocolaires positions). Apprendre tempo, prises et mouvements, vite ! Sinon, la mort sociale.

Tel un cheveu sur la soupe, le premier et seul dossier transmis à son ministère lui rappelle qu’il est tout de même supposé travailler, justifier ses statut et salaire, et pas seulement s’exercer à la flûte.

Un festival gay porté par une association LGBTQ, encouragé par les chancelleries étrangères, qui souhaite organiser trois jours de projections de films et de tables rondes à Port-au-Prince. Marotte des Blancs qui croient pouvoir importer leurs mœurs dissolues en profitant de l’état de faiblesse des finances nationales ! Et pourquoi pas le mariage gay, aussi ?!

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Le premier titulaire du ministère aux Valeurs morales et citoyennes, mais également Mozart de la turlutte s’est vite fait une idée du dossier après l’avoir pourtant à peine survolé : sur la même ligne que le Président, que ses collègues et que les autres membres de la cour, il fera semblant de rencontrer les représentants du festival puis leurs plus acharnés adversaires, ceux du culte (comme toujours), pour ne point froisser le Canada, la France, l’ONU et tous les autres fâcheux intrusifs, colonialistes à peine cachés derrière les masques du progressisme, avant de malheureusement devoir interdire l’événement, « par crainte de troubles à l’ordre public & tutti quanti etc etc… »

Affaire pliée, le pays n’est pas prêt. «Dieuseul Lapénuri» non plus, homophobe commun ne dissimulant même pas son mépris pour la communauté M (Masisi, Madivin, Makomè, Miks), pour les natures différentes de la sienne. La sienne, de nature, pourtant loin d’être limpide et ferme…

Mais ces rencontres forcées avec un jeune homme assumant ouvertement son orientation et n’aspirant qu’à aimer sans se cacher, une collègue lesbienne qui sera la seule à le mettre en garde lors de sa nomination (« Il te manque beaucoup de saletés et de boue pour ce job») et à ne rien lui demander, un chef de gang amoureux blessé par un amant infidèle, un journaliste lassé d’accepter les pots-de-vin et d’autres encore, discrets visages, mais parts entières de la société haïtienne, finiront par ébranler les certitudes de ce petit homme gris sans envergure ni colonne vertébrale nommé «Dieuseul Lapénuri» qui, peu à peu, dégoûté par les coulisses dégoulinantes du pouvoir d’un côté et décillé de l’autre, commencera à se déployer, à ressentir sa vérité, ses réelles envies.

Cette prise de conscience de la complexité humaine, des sexualités et des aspirations tues, loin des slogans et des discussions de comptoir, suffira-t-elle à sauver le si modeste festival ? M. le Ministre sera-t-il à la hauteur, défenseur inattendu d’une minorité rabrouée, moquée voire battue ou se contentera-t-il de son rôle de catin honteuse auprès d’un autocrate déglingué, porte-voix d’un pouvoir déconnecté, discrédité ?

Avec «Masi», Gary Victor livre une fable hallucinée qui fait rire jaune et crisper les poings. Soutien aux membres de la communauté M, retournement de l’argument homophobe et démagogue des « mœurs corrompues » avec retour à l’expéditeur tel un boomerang : la charge est lourde, la colère incarnée et menée de main de maître.

L’outrance et la satire deviennent des armes pour dénoncer la corruption et la noirceur des âmes. L’obscénité parfois un moyen de souligner la véritable vulgarité des assoiffés de titres.

La finesse des portraits psychologiques de ceux qui évitent le pouvoir et cherchent leurs propres voies, tel celui de Patrick Chardavoine, en est un également, pour encourager chacun à chasser la peur de l’autre, apprendre à écouter et entendre avant de juger par mimétisme sot, par reproduction paresseuse.

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Masi est un roman incontournable dans la lutte contre l’intolérance et pour l’acceptation des citoyennes et citoyens qui entendent vivre leur vie comme elles et ils l’entendent, aimer sans crainte ni justifications à donner. Un ouvrage définitif, aussi, sur la force du non. Qui démolit les préjugés et enjoint à ne pas ajouter encore division et catégories de fer dans une société déjà suffisamment éprouvée. Un ouvrage qui ouvre une porte, un écrivain qui se fait allié de poids en attendant, bientôt, espérons, un festival paisible et enrichissant pour tous.

«Masi», de Gary Victor [Mémoire d’encrier ed.]

Frédéric L’Helgoualch vit à Paris. Il écrit des critiques littéraires et a découvert la riche histoire et la foisonnante littérature d’Haïti à partir d’un livre de Makenzy Orcel, ‘Maître Minuit’. Depuis il tire le fil sans fin des œuvres haïtiennes. Il a publié un recueil de nouvelles, ‘Deci-Delà, puisque rien ne se passe comme prévu’ et un ebook érotique photos-textes, ‘Pierre Guerot & I’ avec Pierre Guerot.

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