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La face cachée du commerce des anguilles en Haïti

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L’exploitation des anguilles s’est accélérée en Haïti durant la dernière décennie

Un regroupement d’une vingtaine d’individus détient l’exclusivité de l’exportation des anguilles en Haïti.

Ces entrepreneurs, membres de l’Association nationale pour la protection des ressources aquatiques (ANAPRA), abusent de leur position dominante, dénoncent à AyiboPost des acteurs du secteur.

Selon des témoignages et des documents revus par AyiboPost, les adhérents de l’ANAPRA exploitent les pêcheurs en fixant des prix d’achat dérisoires pour ce poisson minuscule, très demandé dans certains pays.

Certains entrepreneurs, membres d’autres organisations comme l’Association nationale des fournisseurs d’anguilles de rivière d’Haïti (ANAFARH), voient leurs permis d’exploitation non renouvelés sans explication ou leur demande rejetée par l’État.

Une liste partielle communiquée à AyiboPost contient le nom d’au moins un proche de l’ancien président Michel Martelly.

Les démarches d’AyiboPost auprès des responsables du ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural (MARNDR) pour obtenir la liste complète des exportateurs n’ont pas abouti.

L’exploitation des anguilles s’est accélérée en Haïti durant la dernière décennie.

En août 2019, le MARNDR annonce des mesures pour régulariser le marché. Des frais d’exportation sont alors fixés à 1 500 gourdes par kilo, alors qu’ils s’élevaient autrefois à 40 gourdes.

Cette régularisation, effectuée sous la présidence de Jovenel Moïse, s’est accompagnée d’une « monopolisation » du secteur au profit de l’ANAPRA, critiquent plusieurs entrepreneurs.

Le « petit groupe de personnes » autorisé à exporter « fixe le prix des produits, ce qui reste désavantageux pour toute la chaîne », dénonce à AyiboPost Jésubon Nancy, présidente de l’ANAFARH.

Nancy avait une licence d’exportation en 2015, renouvelée chaque année à chaque saison de pêche. Mais en 2018, elle a été écartée du marché, ainsi que plusieurs autres exportateurs ne faisant pas partie de l’ANAPRA.

Pour obtenir le permis, le ministère demande au moins trois ans d’expérience dans l’exportation des anguilles, le matricule fiscal et la patente de l’entreprise dûment enregistrée au ministère du Commerce, ainsi que la carte d’identité professionnelle de l’entrepreneur.

« J’ai respecté tous les critères exigés, mais ma quête pour l’obtention d’une licence d’exportation reste vaine depuis », révèle Nancy à AyiboPost.

L’exclusion des exportateurs non membres de l’ANAPRA s’accompagne d’une baisse drastique du prix d’achat de l’anguille.

D’après le fournisseur Jameson Gustin, les petits pêcheurs vendaient un gramme d’anguilles entre 500 et 600 gourdes avant la présidence de Jovenel Moïse. Aujourd’hui, dit-il, le gramme de ce petit poisson s’écoule à 150, 200 gourdes.

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« Nous sommes obligés de nous plier aux prix des détenteurs de licence d’exportation, car il n’y a plus de diversité sur le marché », dénonce Nancy.

Elle accuse l’ANAPRA, soutenue par l’État haïtien, d’accaparer à elle seule les licences d’exportation du marché des anguilles.

Haïti a exporté 173,506 tonnes d’anguilles pour près de treize millions de dollars pour l’exercice 2022-2023, selon l’Administration générale des douanes (AGD). L’exercice fiscal précédent s’est bouclé à neuf millions de dollars pour 145,093 tonnes.

Un ancien secrétaire d’État à la production animale au sein du MARNDR n’écarte pas le concept de « monopole » pour décrire l’emprise du cartel ANAPRA sur le secteur de l’anguille.

Cet ancien cadre demande l’anonymat à cause de la dangerosité du sujet. Plusieurs acteurs évoquent des situations de blanchiment d’argent, notamment de la drogue, en lien avec l’exportation de l’anguille. Des allégations que l’ANAPRA rejette.

Depuis près de six ans, les individus ayant obtenu des permis d’exportation sont tous membres et rattachés à l’ANAPRA, selon l’ancien secrétaire d’État. Il n’est pas clair si ces individus travaillent en concertation ou si chacun détient une entreprise distincte.

D’après un ancien cadre, au courant du fonctionnement du secteur, l’État haïtien avait octroyé près de 30 à 35 licences d’exportation vers les années 2016 et 2017. Ce nombre vacille aujourd’hui entre dix-huit et vingt licences octroyées à chaque saison de pêche.

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Légalement, l’ANAPRA est une organisation à but non lucratif travaillant dans le domaine de la pêche.

D’après Damourude Lazarre, coordinatrice de l’initiative, l’association créée en 2018 comporte une vingtaine d’entreprises évoluant dans le secteur d’exploitation des anguilles depuis près de quinze ans.

« Ce sont les entrepreneurs, responsables d’entreprise au sein de l’association, qui ont collaboré pour structurer le marché en Haïti sans avoir aucun rapport avec l’ANAPRA », poursuit Lazarre à AyiboPost.

La structure compte aujourd’hui près d’une centaine de membres, dont 23 possédants leur licence d’exportation d’anguilles, révèle Lazarre. Interrogée sur l’identité de ces exportateurs, la coordinatrice a souhaité garder l’information confidentielle.

Les avantages accordés à l’ANAPRA par l’État continuent de créer de la tension auprès des intervenants dans la chaîne d’exploitation des anguilles, une espèce endémique à Haïti.

Les entrepreneurs frustrés de l’ANAFARH ont organisé plusieurs manifestations ces derniers mois à Jérémie pour dénoncer ce qu’ils appellent une « inégalité ».

« Un marché équitable pour tous, c’est simplement ce qu’on demande ! », déclare Elson Paul, propriétaire de l’entreprise C.S. Fruit et Mer à Port-de-Paix.

Depuis 2020, Paul cherche sans succès à obtenir une licence d’exportation. Il maintient avoir rempli toutes les procédures auprès du MARNDR chaque année.

Les demandes de commentaires d’AyiboPost auprès du MARNDR n’ont pas abouti.

« Un marché équitable pour tous, c’est simplement ce qu’on demande ! »

« Le secteur pourrait participer au développement du pays s’il n’était pas privatisé par le groupe restreint de l’ANAPRA au détriment de la grande majorité des acteurs investissant dans le secteur », déclare à AyiboPost Johnny Joseph, un fournisseur au Cap-Haïtien.

La saison de pêche du petit poisson transparent s’étend de septembre à mars.

Les pêcheurs investissent les côtes à la tombée de la nuit. Munis de leur tamis de pêche fait de bois et de morceaux de moustiquaire usagés, ils travaillent toute la nuit jusqu’à l’aube.

Les anguilles seront capturées, soigneusement préparées pour être rapidement expédiées vers des marchés étrangers.

Avant les décisions de l’État en faveur de l’ANAPRA, l’activité était rentable, témoignent plusieurs pêcheurs à AyiboPost.

Mais le marché s’avère ingrat depuis.

« Parfois, je ne peux rentrer chez moi avec 500 gourdes » après avoir risqué « ma vie en mer », se plaint à AyiboPost Casséus Lavaud, un jeune pêcheur de 26 ans de Jérémie.

Père de famille et chasseur d’anguilles depuis cinq ans, Lavaud se dit « exploité » par les exportateurs

Par Lucnise Duquereste

Image de couverture : | source : sciencepost 

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Journaliste à AyiboPost depuis mars 2023, Duquereste est étudiante finissante en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH).

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