SOCIÉTÉ

La pêche aux anguilles rapporte de l’argent, mais tue des jeunes à Jérémie

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De nombreux habitants de la commune de Jérémie s’adonnent à la pêche à l’anguille. C’est une activité à la fois juteuse et dangereuse pour les pêcheurs

Il est 8 h du soir à Jérémie. Dans la plupart des localités de la ville, le calme s’installe. Dans d’autres, des bars et des églises fonctionnent, mais la zone où il y a le plus de mouvement est l’embouchure que les riverains appellent « Nan Bouchi ».

En empruntant la voie qui mène à l’embouchure (point de rencontre entre la rivière Grand-Anse et la mer), l’on aperçoit de loin de petites lumières qui scintillent. Comme si la mer faisait place à un ciel étoilé, l’éclat que projette la plage s’impose de sorte qu’on n’a d’yeux que pour la voir. Au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’eau, l’on aperçoit des pêcheurs qui attachent à leur front des torches conçues expressément pour la pêche à l’anguille. C’est un véritable marché nocturne qui existe dans le milieu.

Au bord de la mer, les gens profitent pleinement de la vie nocturne. D’un côté, il y a des vendeurs de sandwichs, de fritures, de thé gingembre et de cigarettes. De l’autre, il y a un club qui vend des boissons alcoolisées et passe des tubes qui font danser les occupants de la plage. « Il y a des filles ici pour les hommes qui nécessitent de petits services utiles », murmure d’un sourire moqueur, l’homme de la zone qui nous accompagne.

Parallèlement à ces activités, la plupart des pêcheurs se retrouvent dans la mer, l’eau arrivant à leur genou et le dos courbé. Ils sont occupés à plonger leur tamis en quête de la précieuse marchandise. Le tamis préparé par les pêcheurs eux-mêmes est un instrument rectangulaire fait de bois et de tissu de moustiquaire usagé. Un autre matériel appelé cahier, conçu avec les mêmes matériaux, permet d’attraper beaucoup plus d’anguilles que le tamis. « Un gramme d’anguilles qui est de 4 anguilles se vend à 150 gourdes », lance Jefferson Brunache, un pêcheur de 19 ans qui porte un chandail et un bonnet parce qu’il fait froid. Il a commencé cette aventure à 14 ans avec ses amis.

Durant trois nuits, le jeune pêcheur peut rattraper jusqu’à un kilo d’anguilles qui est de 1000 g, ce qui équivaut à 150 000 gourdes. « Les anguilles, dit-il, sont une aubaine pour les pêcheurs de la Grand-Anse. De Corail à Les Irois, tout le monde bénéficie des bienfaits de ce petit poisson. »

« Un seul plongeon du cahier peut remonter 100 grammes d’anguilles. À ce rythme, imaginez donc ce que rapporte toute une nuit de pêche », confie Elony Germain, âgé de 38 ans qui pêche la nuit et vend du sable de mer le jour.

Un petit animal spécial

En effet, l’anguille est un minuscule poisson de couleur transparente. Selon ce que nous racontent les pêcheurs, il semblerait que les déchets organiques attirent ces poissons. « Ces petites bêtes n’ont rien à faire de la propreté, souligne en souriant Elony Germain. Après une averse, on trouve dans la mer de la paille, des morceaux de bois couverts de moisissures et surtout beaucoup d’anguilles. »

À Jérémie, la pêche à l’anguille débute en automne et prend fin en hiver. Les pêcheurs parlent de « dekou » pour désigner la période de pêche la plus fructueuse. Généralement, quand la lune s’éclipse totalement, les anguilles sortent de leur cachette. « Nous commençons à nous ravitailler depuis le mois de septembre. Là maintenant la mère des anguilles est enceinte, elle accouchera en décembre », ajoute cette fois, Jefferson Brunache.

Pendant cette période, des gens viennent de toutes parts pour la pêche. Comme c’est le cas d’un jeune homme qui vit à Port-au-Prince que nous avons rencontré non loin de la plage. « Quand je suis dans la capitale, je dépanne des cellulaires et d’autres trucs dans le genre, mais je me libère toujours durant la fin de l’année. C’est un rendez-vous à ne pas manquer », se réjouit-il.

La mort est un jeu ici sur la plage

Comme la plupart des guetteurs d’anguilles, Brunache dispose de sa propre tente sur la plage. Pourtant, il habite à Ste Hélène, un quartier populaire de Jérémie. « Généralement, lance-t-il, nous travaillons toutes les nuits, mais il nous arrive de nous reposer un peu. »

Ce soir, il tarde à rentrer dans la mer à cause d’un vent impétueux qui souffle. Le jeune homme connaît les risques du métier et a déjà vu se noyer d’autres collègues pêcheurs. Donc, il redouble de vigilance. « Il n’y a pas un mois depuis qu’un pêcheur s’est noyé ici », se rappelle-t-il avant d’ajouter : « Ici, la mort est un jeu. Vous perdez la vie au moment où vous ne vous y attendez pas. »

Quand il y a une noyade, les pêcheurs disent que la personne décédée part pour le Chili. « L al Chili », disent en chœur un groupe de pêcheurs d’un ton sarcastique. Car pour eux, certains confrères usent de la magie pour faire marcher leur besogne. « Le joueur (comme ils s’appellent entre pêcheurs) peut utiliser des manœuvres mystiques pour pêcher. Dans ce cas, il nous empêche d’évoluer puisque nous ne pouvons pas nous mesurer à quelqu’un qui est lié aux forces mystiques. Quand une telle personne perd la vie, évidemment on se sent triste, mais parfois on se dit bien que le joueur a eu ce qu’il voulait. »

« Certains pêcheurs avares font des excès en essayant de gagner beaucoup plus. Pour cela, ils peuvent aller très loin  dans l’océan, ce qui finit souvent par une noyade », raconte cette fois un autre pêcheur du groupe.

Pour sa part, Elony Germain affirme que les meilleures anguilles se trouvent au fond de la mer. « Ce n’est un secret pour personne, plus vous vous éloignez du rivage, plus vous faites de bonnes affaires. C’est là aussi que le danger est le plus grand », avoue-t-il.

Les pêcheurs sont livrés à eux-mêmes

La pêche des anguilles est une activité informelle qui génère beaucoup de profits. Nicole, une dame d’une trentaine d’années, s’assoit au bord de la mer avec son chandail pour ne pas attraper froid. Devant elle sont alignés des récipients en plastique pour conserver les anguilles qu’elle achète des pêcheurs.

« Je suis une agence, comme beaucoup d’autres personnes qui sont ici. Les compagnies nous payent pour leur livrer les anguilles. C’est une affaire qui rapporte beaucoup », explique Nicole qui dit ne pas se rappeler le nom des entreprises pour lesquelles elles travaillent.

En août 2019, le Ministère de l’Agriculture a pris des mesures en vue de régulariser l’exportation des anguilles et de protéger l’espèce qui serait en voie d’extinction. Cependant, rien n’est dit sur les conditions dans lesquelles les pêcheurs œuvrent sans contrôle et souvent au péril de leur vie.

Laura Louis

Photos : Estaïlove St-Val

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

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