AyiboPost a obtenu l’enregistrement d’une réunion et les photos de messages WhatsApp où Elysée Cadet négociait le transfert d’une voiture en son nom en échange de la levée de l’interdiction de départ contre un homme d’affaires accusé dans l’assassinat
Elysée Cadet avait des complaintes. Greffier auprès du juge Garry Orélien pour l’enquête sur l’assassinat de Jovenel Moïse, il se plaint de marcher à pied, lui, gardien des archives d’un dossier de portée internationale, alors que le magistrat roulait en voiture blindée.
Les choses devaient changer.
C’est ainsi qu’il contacte l’avocat d’un des suspects à la fin de 2021 pour négocier le transfert d’une voiture « pickup ou Jeep » à son nom, selon des messages WhatsApp qu’il a envoyés.
Le Réseau national de défense des droits humains a rendu public les stratagèmes qu’auraient utilisés le juge et son greffier pour bénéficier économiquement de l’affaire de la décennie. C’est la première fois cependant que les messages échangés, et le son de la réunion sont rendus public.
Le 9 décembre dernier, Elysée Cadet débarque à RJ Rent a Car. Il y rencontre le représentant légal de l’entreprise, Edmée Remy et des employés de l’institution de location ayant prêté contre paiement quatre voitures dont deux ont été utilisés pendant l’assassinat par Joseph Felix Badio, un des principaux mis en cause dans le magnicide.
Un proche d’Elysée Cadet dans le système judiciaire a authentifié son numéro de téléphone pour AyiboPost. Ce même numéro a aussi été utilisé pour interviewer le greffier.
Cadet confirme avoir pris contact avec l’avocat. Il ne nie pas avoir demandé la voiture, en se plaignant « que les greffiers sont traités en parents pauvres ».
Estime-t-il avoir commis une faute administrative en floutant les règles éthiques ? Elysée Cadet ne le pense pas. « Les avocats et les greffiers sont condamnés à travailler ensemble », déclare-t-il à AyiboPost, un jour avant sa convocation au Ministère de la Justice le 3 février 2022, dans le cadre de ce scandale.
Oly Damus, l’un des copropriétaires de RJ Rent a Car a déposé une plainte au Conseil supérieur de la police judiciaire contre le magistrat et son greffier, pour tentative d’extorsion. Il nie toute implication dans l’assassinat et dit être prêt à donner sa version des faits à un juge impartial. Il révèle toutefois que le juge Garry Orélien a affirmé à son avocat que le greffier officiait en son nom.
Le transfert de la voiture serait un paiement pour la suppression d’une interdiction de départ émis contre l’homme d’affaires. Selon ses dires, il aurait par la suite à payer une forte somme d’argent pour l’annulation d’un mandat d’amener lancé contre lui par le juge après son défaut de comparution en décembre.
« Ce juge ne cherchait pas justice pour Jovenel Moïse, déclare Oly Damus. Il abusait de son pouvoir ».
Garry Orélien, sous enquête du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire dans cette affaire, n’a pas répondu aux multiples sollicitations téléphoniques d’AyiboPost. L’interdiction de départ qu’il aurait émis contre Oly Damus n’a jamais été transférée à l’immigration haïtienne, selon un procès-verbal signé d’un juge de paix, obtenu par AyiboPost. Il a rejeté fin janvier les allégations de corruption.
L’avocat Edmée Remy n’était pas disponible à son numéro habituel avant la publication de cet article.
L’enquête sur l’assassinat brutal de l’ancien président Jovenel Moïse le 7 juillet 2021 stagne. Le doyen du tribunal civil, Me Bernard Saint Vil a refusé mi-janvier 2022 d’étendre le mandat du juge Garry Orélien, dont le cabinet se trouve noyé dans un scandale de corruption potentielle.
Selon une source bien au courant de l’enquête contactée par AyiboPost, l’inventaire du travail réalisé par le cabinet révèle plus de 240 actes d’instruction. « Des aveux ont été recueillis en présence d’avocats », confirme la source. « Ces procès-verbaux seront très importants pour un éventuel procès. »
Une quarantaine de suspects ont été appréhendés par les autorités, après l’assassinat. Trois d’entre eux ont été libérés par Garry Orélien. Un autre est mort dans des circonstances troublantes, alors que trois autres, arretés à l’étranger, sont hors de portée de la justice haïtienne.
Les États-Unis, dont le nom d’une des agences a été utilisé par les assaillants, jouent un rôle de plus en plus important dans l’enquête. Mi-janvier, le Sénat américain a donné trois mois au département d’État pour produire un rapport devant fournir une description détaillée des circonstances autour de l’assassinat.
Deux inculpés répondent aux questions de la justice américaine. Le département d’État des États-Unis a nié par le passé toute implication dans le meurtre.
En Haïti, le doute persiste sur la capacité du système judiciaire à résoudre cette affaire.
« Garry Orélien est un juge décrié dans le système judiciaire », dénonce Aîné Martin, président de l’association nationale des greffiers haïtiens. Il s’insurge contre de graves fautes commises par le magistrat, susceptibles de rendre difficile la conduite d’un procès. « J’espère que le prochain juge aura les moyens pour investiguer », dit-il.
Le 21 juin 2021, Joseph Felix Badio et ses chauffeurs se rendent à RJ Rent a Car pour louer deux pickups Nissan Frontier et deux Nissan Patrol. Il dit aux responsables, selon Oly Damus, que les voitures serviront des « missionnaires dans leurs tours aux environs de la zone métropolitaine ».
Deux des voitures sont retournées à l’entreprise dans la nuit précédant l’assassinat, déclare Oly Damus.
Les relations entre l’entrepreneur et le suspect remontent au moins à 2010, lorsque le premier était, selon ses dires, conseiller du ministre de la Justice Paul Denis, et le second, officiait dans le renseignement avec l’ancien directeur de la Police nationale d’Haïti, Léon Charles. Contacté, ce dernier n’a pas répondu aux questions d’AyiboPost sur ses liens avec le présumé assassin avant et après le meurtre, comme rapporté par le RNDDH dans un rapport sorti le 6 janvier dernier.
La relation se renoue en 2018, un 29 septembre. À cette date, Damus reconnait avoir donné au très connecté politiquement Joseph Félix Badio la carte de son entreprise, RJ Rent a car. Il travaillait alors à l’Unité de lutte contre la Corruption.
« Il doit me dédommager pour les deux voitures endommagées dans l’assassinat », maintient Damus.
Dans cette affaire le greffier Elysée Cadet dit avoir agi seul, sans consulter le juge Orélien. Il rejette les accusations d’extorsions et explique avoir demandé à l’avocat de lui « prêter » l’une des voitures de son client.
Elysée Cadet se présente comme un proche de l’avocat à qui il a prodigué des conseils sur l’affaire. « Il m’a demandé s’il doit amener son client, l’entrepreneur, devant le juge, déclare Elysée Cadet. Je lui ai répondu, si j’étais à ta place, je ne le ferais pas », continue le greffier, dont le rôle était d’aider à trouver justice pour l’ancien président. « Ce n’est pas bon pour toi, ce n’est pas bon pour ta carrière quand un juge appréhende ton client », dit le greffier, parlant de l’avocat comme son « ami ».
L’auxiliaire de la justice avait promis de transmettre à AyiboPost des documents censés l’absoudre de toute faute dans cette affaire, après son audition au ministère de la Justice. Contacté après le rendez-vous, il n’a pas honoré sa promesse.
Elysée Cadet a cependant transféré à AyiboPost deux notes vocales non datées attribuées à l’avocat Remy Edmée. Dans la première, non authentifiée de façon indépendante par la rédaction, un homme déclare : « J’ai parlé aux messieurs. Ils m’ont dit de leur donner jusqu’à demain matin pour qu’ils puissent vous donner réponse à propos de ce dont on a parlé. »
Dans la seconde voicenote, le même homme se présente comme maître Edmée. « J’ai planifié avec les gens et ils m’ont dit qu’on prendra rendez-vous mardi matin pour se rencontrer au bureau du directeur afin de finaliser ce dont on a parlé. »
Il n’est pas clair comment ces messages peuvent aider dans la défense du greffier.
Image de couverture : Enterrement de Jovenel Moïse. Photo : Valérie Baeriswyl / AyiboPost
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