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Comment des blessés par balle finissent en prison en Haïti

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Plusieurs habitants des quartiers populaires affirment être réticents à se rendre à l’hôpital en cas de blessure par balle

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Un jeune homme déclare s’être fait blesser le 27 juillet 2023 avec l’arme à feu d’un de ses amis à la 5e avenue Bolosse à Martissant.

Lorsqu’il arrive à l’hôpital La Paix pour se faire soigner, il raconte avoir été questionné par le personnel médical sur les circonstances entourant sa blessure avant son admission.

L’homme qui craignait de se faire arrêter appelle un ami policier à la rescousse. Arrivé sur les lieux, l’agent raconte aux médecins que le jeune avait été touché par balle parce que des bandits ont tiré sur un bus dans lequel il se trouvait à Martissant.

«Dès qu’on reçoit un blessé par balle, le principe veut qu’on informe la police», confie à AyiboPost le docteur Paul Junior Fontilus, directeur général de l’hôpital la Paix.

Plusieurs autres institutions hospitalières mettent en place une politique similaire.

Dès qu’on reçoit un blessé par balle, le principe veut qu’on informe la police.

La coopération entre les hôpitaux et les forces de l’ordre permet de mettre hors d’état de nuire des bandits ou anciens prisonniers en cavale, disent des policiers. Elle permet aussi de protéger le personnel médical dans un contexte d’attaques directes d’hôpitaux par les gangs.

Dans la nuit du 6 au 7 juillet 2023 par exemple, une vingtaine d’hommes armés s’introduisent à l’hôpital Traumatologie de Médecins Sans Frontières (MSF) à Tabarre pour sortir un patient blessé par balle alors qu’il était encore au bloc opératoire, selon une note de l’organisation.

Cependant, la coopération policier-hôpital vient aussi avec ses conséquences.

Plusieurs habitants des quartiers populaires affirment être réticents à se rendre à l’hôpital en cas de blessure par balle. Le jeune homme mentionné au début de ce reportage déclare qu’il n’a pas voulu se rendre à l’hôpital par crainte d’être arrêté. Il demande l’anonymat pour des raisons de sécurité.

La coopération entre les hôpitaux et les forces de l’ordre permet de mettre hors d’état de nuire des bandits ou anciens prisonniers en cavale.

Dans les cas extrêmes, l’individu blessé par balle peut être emprisonné, sans que des preuves établissent sa culpabilité dans aucun fait répréhensible précis.

«C’est ce qui m’est arrivé», déclare à AyiboPost Patrice Sully, un jeune carreleur de Cité Soleil.

Le 13 novembre 2013, Sully assistait à une fête à Cité Soleil lorsqu’il reçoit un projectile au niveau de sa cuisse. Arrivé à un hôpital de la capitale, il est arrêté par la police, et près de dix ans après, il croupit encore au pénitencier national, en attendant de savoir ce qui lui est reproché lors d’un procès.

Lire aussi : Les hôpitaux doivent-ils signaler les cas suspects à la police ?

«La prison est très violente», déclare Sully à AyiboPost en s’agrippant à une grille du Pénitencier national. «Les détenus sont blessés régulièrement», poursuit-il. «Parfois, je vois des prisonniers dans ma cellule être libérées alors que je n’ai rien fait de mal, et je suis toujours là.»

Le pénitencier prend la réputation d’un centre où les droits humains des détenus sont régulièrement violés. «Parfois, ils ne me laissent même pas sortir de la cellule», témoigne Sully. «Je reste à l’intérieur pour pleurer et me tourmenter. C’est vraiment une injustice», conclut le père d’une petite fille qui va avoir 12 ans cette année.

La délivrance d’une ordonnance déclarant la détention de Sully illégale le 3 septembre 2021 n’a pas entraîné la libération du professionnel, qui est actuellement assisté gratuitement par le Bureau des droits humains en Haïti (BDHH).

Le pénitencier prend la réputation d’un centre où les droits humains des détenus sont régulièrement violés.

«On dit que la liberté n’a pas de prix; moi, je pense que si», déclare Sully, vêtu d’une chemise blanche. «Pourquoi suis-je encore en prison, se demande-t-il ? Parce que je n’ai pas une gourde. Et c’est ainsi que je sais que la liberté a un prix ».

Certaines structures hospitalières comme MSF mettent en places des règles, pour éviter les dérives. En août 2012, la structure a signé un protocole en ce sens avec le ministère de la Justice et de la Sécurité publique. Selon ce document dont une copie a été transférée à AyiboPost, les forces de l’ordre doivent se munir d’un mandat légal valide ou se faire accompagner d’un magistrat pour avoir accès aux infrastructures du MSF.

Interviewé par AyiboPost, le Dr Benoît Chabaud, coordonnateur du Projet de Centre d’urgence de Turgeau pour MSF, fait savoir que l’hôpital travaille dans «la neutralité et dans l’impartialité».

Le Centre de Turgeau reçoit en moyenne 30 000 patients par an, y compris des malades et blessés graves.

«Quand un patient arrive chez nous, on ne lui demande pas son état civil ou s’il vient d’un groupe armé ou de la police : on s’intéresse plutôt à son problème médical», explique le Dr Chabaud.

Cependant, selon le responsable, cela arrive que des policiers qui sont sur la ligne de front sachent qu’il y a un patient dans le centre qu’ils veulent appréhender. «Ils ne respectent pas toujours les règles», révèle Dr Chabaud.

Dans les cas extrêmes, l’individu blessé par balle peut être emprisonné, sans que des preuves établissent sa culpabilité dans aucun fait répréhensible précis.

L’hôpital de l’Université d’État d’Haïti, le plus grand centre hospitalier du pays, va encore plus loin. Des policiers sont constamment présents à l’HUEH pour s’enquérir des cas de blessés par balle et aussi pour surveiller les prisonniers hospitalisés.

«Quelqu’un qui n’est pas droit ne peut pas venir prendre soin ici», déclare à AyiboPost le chef de la station de police de l’HUEH lors d’une visite réalisée le 28 août 2023.

«Quand un blessé par balle arrive à l’hôpital, nous recueillions un ensemble d’informations sur la personne et aussi les circonstances entourant sa blessure», continue l’agent qui demande l’anonymat pour des raisons de sécurité.

Ces informations sont rapidement transférées au commissariat de Port-au-Prince pour traitement.

«Si la personne est dans les registres des personnes recherchées par la police, elle reste sous la surveillance des policiers pendant que les médecins la soignent», conclut le policier.

Vidéo | Ce segment d’un reportage réalisé par AyiboPost début 2023 montre la salle des patients prisonniers enchaînés à l’UEH, sous surveillance de la PNH :

Dans un contexte d’attaques régulières contre le personnel médical, jongler entre le droit aux soins et la sécurité des opérations et du public semble être une équation difficile à résoudre dans les hôpitaux. Que faut-il privilégier et comment y parvenir ?

Par Fenel Pélissier

Widlore Mérancourt a participé à ce reportage. 

Image de couverture : «Une victime d’une blessure par balle reçoit des soins de l’équipe de MSF dans la salle d’urgence de l’hôpital de traumatologie de Tabarre. Port-au-Prince, Haïti, décembre 2019.» | © Nicolas Guyonnet/MSF


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Fenel Pélissier est avocat au Barreau de Petit-Goâve, professeur de langues vivantes et passionné de littérature.

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