Lyonel Trouillot | Adieu Liliane ! L'infatigable veilleuse, l’Oracle !

Liliane, c’était, dans la mythologie populaire, comme un sort jeté aux méchants, «une expédition» lancée contre les crimes, la corruption, les pouvoirs illégitimes, la violation des droits humains, l’art de la courbature devant le «blanc»

J’entends sa voix. Ces derniers temps, elle aimait se dire lasse. La perte d’êtres chers. Les difficultés à affronter. Le souvenir sans doute d’un vingt-huit novembre et des horreurs qui suivirent. Une longue carrière. Et l’omni présence du pire dans l’actualité. De Duvalier à Jojo. De tel docteur à tel autre… C’est une souffrance qui épuise, tout ce temps à regarder des bandits prendre un pays pour leur jouet, un peuple pour des moutons, nos vies pour une matière sans importance, qu’on peut vendre à vil prix, jeter aux chiens, forcer à se coucher face contre terre.

Mais même lasse, Liliane Pierre-Paul était le parti pris de l’énergie critique, et ce sentiment qu’elle communiquait aux auditeurs, à ses proches et collaborateurs : Face aux salauds, à l’injustice, au mensonge, il y aura toujours quelque chose à redire et jamais de pacte à conclure.

Liliane, de sa jeunesse à son décès, c’est cinquante ans de cette folie du bien, sous la forme de l’ironie ou de la diatribe, dans son opposition radicale aux «informations» qu’elle nous donnait. Jamais voix n’a su avec autant de force nous informer de ce qui se passe tout en nous faisant comprendre que, sauf l’exception d’un rare progrès, d’une rare merveille, ce n’est pas ce qui devrait être. Liliane, c’était une voix, une conscience, une lutteuse, jamais couchée face contre terre.

Face aux salauds, à l’injustice, au mensonge, il y aura toujours quelque chose à redire et jamais de pacte à conclure.

J’entends les rires. Ne nous mentons pas. Quelques-uns doivent bien rire. Tel spécialiste de la vulgarité, inculte comme la misogynie, qui voulait lui «rentrer dedans». Telle «zuzu» hypocrite qui applaudissait aux injures que le roi Tèt Kale lui lançait de son char, sous prétexte que le carnaval c’est le règne de la dérision. Tous ces gangs en costumes qui utilisent le pouvoir comme une fin, un bien privé, et qui entendent continuer de le faire. J’imagine leur jubilation. Qui désormais, tous les jours à compter de seize heures, dénoncera leurs manigances pour ce qu’elles sont, leur malfaisance pour ce qu’elle est ! Ils doivent vivre sa mort comme une bénédiction.

Infatigable veilleuse, Liliane, c’était, dans la mythologie populaire, comme un sort jeté aux méchants, «une expédition» lancée contre les crimes, la corruption, les pouvoirs illégitimes, la violation des droits humains, l’art de la courbature devant le «blanc». Comme une lampe dont la lueur les rendait plus visibles qu’ils ne le souhaitaient, éclairant de ses contre-feux leurs bassesses et leurs vilenies. Chaque fois qu’elle disait «premye minis de fakto a» ou «gouvènman de fakto a», c’était une façon de dire : «vous êtes vus, on sait qui vous êtes, ce que vous faites, ne vous trompez pas, c’est comme je vous vois que vous entrerez dans l’histoire».

En s’attaquant sans cesse aux avanies du présent, par ce devoir fait art de la dénonciation constante, elle nous a protégés des odieux trous de mémoire dans lesquels on enterre les crimes contre les peuples. C’était la voix de l’histoire nous parlant au présent. À elle seule, elle exerçait l’incroyable pouvoir symbolique de renvoyer chaque dictateur en herbe, chaque usurpateur, chaque petit monstre à sa laideur, sa médiocrité ou son insignifiance. Si Liliane denonse w, pare tann, demen listwa p ap rate w.

Liliane, c’était une voix, une conscience, une lutteuse, jamais couchée face contre terre.

Mais ses prises de parole, son sens de la dignité, c’était aussi une leçon pour nous, les victimes. Contre cette habitude que nous avons prise de laisser nos consciences paresseuses habiter le domaine des murmures, marauder dans le chuchotement. Les affaires publiques sont d’intérêt public. L’exemple d’un parler haut et fort. Et le souci de la pédagogie. Une conscience, ça s’informe et se forme. Nos jeunes surtout ont beaucoup appris d’elle sur le monde et l’état du monde. Il y aura, que c’est triste, parmi ceux qui lui rendront hommage des confrères, des cadres, des responsables de la vie publique qui n’ont jamais fait montre d’une once de courage. Le seul véritable hommage consisterait à maintenir en vie sa radicalité.

C’était une chroniqueuse qui, à force de détermination, d’engagement et de persévérance, avait pris l’habitude d’entrer dans nos maisons, de faire avec nous le trajet d’un point de misère à un autre dans les véhicules de transport public, d’habiter chaque coin de rue où se posait un marchand ambulant. C’était une chroniqueuse précieuse comme un oracle. Elle est morte en préparant son journal. Pouvait-il en être autrement ? Liliane, c’était un grand cœur tellement occupé à parler de nous, pour nous, qu’il n’avait pas le temps de se savoir fragile.

Par Lyonel Trouillot

Visionnez cette interview réalisée avec la journaliste Liliane Pierre-Paul en 2015, où elle répondait à une simple question d’AyiboPost : « Koman w wè Ayiti nan 50 lane ? » :